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Affrontements sur l’herbe (partie II) : Pilules empoisonnées stratégiques et conventions de dépôt dans le cadre d’offres hostiles

Auteurs : Patricia L. Olasker et Vincent A. Mercier

Les commissions des valeurs mobilières de l’Ontario et de la Saskatchewan ont publié récemment leurs motifs conjoints relativement à l’affaire Aurora Cannabis Inc. où il est question de l’offre publique d’achat non sollicitée d’Aurora Cannabis Inc. visant la totalité des actions de CanniMed Therapeutics Inc. et de l’adoption par CanniMed d’un régime de droits des actionnaires pour contrer l’offre en question.

En frappant d’une interdiction d’opérations les titres émis aux termes du régime de droits des actionnaires de Cannimed et en refusant de modifier les règles régissant les offres publiques d’achat et de conclure que l’initiateur Aurora et les actionnaires ayant convenu d’un dépôt étaient des alliés, les commissions des valeurs mobilières ont pris position à l’égard de plusieurs questions importantes et, notamment, en ce qui concerne ce qui suit :

  • l’utilisation de pilules empoisonnées stratégiques et d’autres mesures de défense dans le cadre du nouveau régime des offres publiques d’achat
  • l’utilité des conventions de dépôt
  • la nature de la relation d’alliés
  • l’échange de renseignements importants qui n’ont pas été rendus publics par les parties dans le contexte d’une opération de fusions ou d’acquisitions.

La décision est tout aussi marquante pour les sujets qui n’y sont pas abordés (sujets dont il sera question ci-après) que pour les nombreux sujets qui y sont abordés, la plupart de ces derniers pouvant être regroupés sous deux thèmes principaux, à savoir :

  1. La prévisibilité constitue un objectif important de la réglementation des offres publiques d’achat et des réformes récentes apportées à ce régime, et les investisseurs et les participants au marché ont raisonnablement le droit de s’attendre à un certain degré de certitude en ce qui concerne les règles qui s’appliquent aux offres.
  2. Compte tenu de leur « rééquilibrage » très récent, il faudra présenter un cas très convaincant pour que des modifications ponctuelles soient apportées aux règles relatives aux offres s’il ne s’agit pas de protéger le droit de décider des actionnaires.

Contexte

En novembre 2017, Aurora a présenté une offre non sollicitée visant l’acquisition de CanniMed en échange d’actions d’Aurora. L’offre a été initiée et soutenue par quatre actionnaires de CanniMed détenant 38 % des actions en circulation de celle-ci (collectivement, les « actionnaires ayant convenu d’un dépôt »), lesquels actionnaires avaient conclu des conventions de dépôt fermes avec Aurora. L’offre a été présentée immédiatement avant la conclusion par CanniMed d’une convention d’arrangement avec Newstrike Resources Ltd. qui faisait l’objet de négociations depuis plusieurs semaines. Au cours de ces négociations, les actionnaires ayant convenu d’un dépôt ou leurs représentants siégeant au conseil de CanniMed ont manifesté leur vive opposition à l’acquisition de Newstrike. En fin de compte, l’un de ces actionnaires a engagé des discussions avec Aurora, discussions qui ont donné lieu à la présentation de l’offre. L’offre a été soutenue par les quatre actionnaires de CanniMed qui ont signé des conventions de dépôt, trois de ces actionnaires étant représentés au conseil de CanniMed. L'offre non sollicitée d’Aurora présentée officiellement avait pour condition que l’acquisition de Newstrike ne soit pas menée à terme. L’acquisition de Newstrike devait être approuvée par les actionnaires de Cannimed en raison de son effet dilutif et empêchait CanniMed de solliciter d’autres opérations, sous réserve des dispositions de retrait usuelles découlant des obligations fiduciaires.

À titre de réplique immédiate à l’offre d’Aurora, CanniMed a adopté un régime de droits des actionnaires. Ce régime faisait en sorte d’empêcher Aurora d’acheter des actions de CanniMed autres que celles déposées dans le cadre de son offre ou de conclure des conventions de dépôt autres que celles qu’elle avait déjà conclues. Plus particulièrement, il empêchait Aurora de se prévaloir de la dispense de 5 %, une dispense limitée qui permet aux initiateurs d’acheter des actions de la cible hors du cadre de l’offre au moyen d’opérations sur le marché libre.

Les faits à l’origine du litige et les arguments des parties sont décrits plus en détail dans notre bulletin précédent portant sur la question que vous pouvez consulter ici.1

Régime de droits, mesure de défense et interdiction d’opérations

Les commissions des valeurs mobilières ont conclu que le régime de droits constituait une mesure de défense interdite aux termes de l’Avis 62-202 relatif aux mesures de défense contre une offre publique d’achat et l’ont frappé d’une interdiction d’opérations. Selon elles, le régime de droits avait avant tout comme objectif stratégique de protéger l’opération avec Newstrike en présence d’une offre conditionnelle à ce que l’opération en question ne soit pas réalisée et de contrer l’offre d’Aurora en empêchant la conclusion d’autres conventions de dépôt et les achats sur le marché. Surtout, les commissions ont rejeté l’argument voulant que le régime de droits visait également à permettre la présentation d’offres supérieures pour CanniMed puisque rien n’indiquait que CanniMed avait l’intention de chercher à conclure d’autres opérations, celle-ci étant même, de fait, empêchée de le faire aux termes de la convention d’arrangement qui la liait à Newstrike.

En neutralisant la pilule, les commissions des valeurs mobilières ont fait les observations importantes suivantes :

  • Le droit de décider des actionnaires était favorisé même en faisant abstraction du régime de droits des actionnaires puisque les actionnaires de CanniMed pouvaient se prononcer à l’égard de l’opération de Newstrike bien avant l’expiration de l’offre d’Aurora.
  • Le rééquilibrage récent du régime des offres publiques d’achat prévoit suffisamment de mesures de protection pour que les actionnaires soient en mesure d’exercer leur droit de décider, que des offres soient présentées et que la direction puisse répliquer d’une manière adéquate, prévisible et équitable.
  • Les conventions de dépôt sont licites et constituent un élément usuel de la planification des opérations de fusions et d’acquisitions au Canada. Elles sont même plus importantes dans la planification d’un initiateur depuis l’adoption des nouvelles règles concernant les offres publiques d’achat puisque les risques associés à la conclusion d’une opération ont augmenté en raison de la prolongation du délai pendant lequel les offres doivent demeurer ouvertes, délai qui est passé à 105 jours.
  • Si les régimes de droits des actionnaires stratégiques pouvaient empêcher les dépôts d’actions et les achats sur le marché par ailleurs autorisés, « le régime des offres publiques d’achat s’en trouverait beaucoup moins prévisible et cela pourrait rendre plus difficile la planification et la mise en œuvre d’opérations visant à rehausser la valeur pour les actionnaires ou avoir un effet dissuasif inapproprié sur celles-ci ». Il ne sera possible pour un régime stratégique de faire obstacle aux caractéristiques établies du régime des offres publiques d’achat qu’en de rares circonstances.
  • Les émetteurs doivent éviter d’adopter des pilules qui reproduisent les exigences du régime d’offres publiques d’achat tout en modifiant la façon de satisfaire aux exigences qui y sont prévues. Cette approche est source de confusion et n’est d’aucune utilité. Les commissions ont critiqué le fait qu’Aurora était réputée, aux termes du régime de droits, propriétaire véritable des actions de CanniMed détenues par les actionnaires ayant convenu d’un dépôt. Dans leurs motifs, les commissions ont souligné que « de façon générale, on ne devrait pas avoir recours à de tels régimes pour établir une présomption selon laquelle l’initiateur est propriétaire véritable des actions faisant l’objet d’une convention de dépôt dans les cas où celui-ci ne pourrait être réputé un allié des actionnaires ayant convenu d’un dépôt aux termes des règles applicables. »

L’avenir des pilules empoisonnées?

Rien dans les motifs n’a pour effet de décourager le recours à des régimes de droits des actionnaires approuvés par les actionnaires lorsque ceux-ci visent à protéger contre des acquisitions sournoises, tant que la pilule en question ne reproduit pas les exigences du régime d’offres publiques d’achat pour ensuite y greffer des variantes qui brouillent la façon dont les exigences doivent être satisfaites.

Reste toujours à savoir si la définition de « propriété véritable » applicable dans le contexte d’une pilule approuvée de longue date par ISS, qui comprend les actions qui font l’objet d’un dépôt, mais exclut celles qui ne font pas l’objet d’un dépôt ferme, est permise.

Les motifs laissent même planer la possibilité qu’une pilule stratégique puisse être jugée acceptable s’il peut être démontré qu’elle était nécessaire pour susciter une enchère ou soutenir le droit de décider des actionnaires.

Effet de barrage des conventions de dépôt

Les commissions ne se sont pas prononcées sur l’effet de barrage susceptible de résulter des conventions de dépôt une fois celles-ci combinées à des achats additionnels sur le marché aux termes de la dispense de 5 % et à d’éventuelles conventions de dépôt additionnelles. La neutralisation de la pilule, voie adoptée par les commissions, permettait à Aurora d’acquérir, de fait, une participation de blocage à l’égard de toute offre concurrente. Même dans ce contexte, les commissions ont conclu, en se fondant sur les faits, que le droit de décider des actionnaires était favorisé par la neutralisation de la pilule.

Étant donné que l’effet de barrage a été invoqué devant les commissions et qu’il était flagrant dans les faits, il est possible de déduire ce qui suit de l’absence de toute mention expresse à cet égard et des commentaires plus généraux concernant la légitimité des conventions de dépôt et les avantages reconnus de celles-ci dans le cadre de la présentation d’offres :

  1. Dans le cadre d’une offre sans lien de dépendance, les conventions de dépôt ne sont pas en soi nuisibles simplement parce qu’elles donnent, de fait, à l’initiateur une position de blocage à l’égard de toute offre concurrente. Elles ne vont pas à l’encontre du choix des actionnaires, elles en sont l’expression. Bien entendu, cette conclusion ne vaut que dans les cas où il n’y a pas de lien de dépendance entre les parties et où les actionnaires qui ont convenu d’un dépôt n’obtiennent aucun autre avantage.
  2. Étant donné la conclusion des commissions voulant que le régime de droits avait avant tout comme objectif stratégique de protéger l’opération avec Newstrike et de contrer l’offre d’Aurora et que le conseil de CanniMed ne visait ni à mener une enchère ni à solliciter des opérations concurrentes, il reste à savoir si un régime de droits pourrait être jugé acceptable s’il vise à empêcher la conclusion de conventions de dépôt fermes contraignantes et des achats additionnels sur le marché dans les cas où le conseil cherche effectivement à mener une enchère ou à solliciter des opérations concurrentes.
  3. Un initiateur qui est un initié hostile dispose de renseignements et d’autres avantages dont ne disposent pas les autres actionnaires. Dans un tel cas, il reste à voir si les commissions des valeurs mobilières concluraient que les conventions de dépôt qui empêchent la présentation d’autres offres et qui retirent toute influence au conseil nuisent au droit de décider des actionnaires et sont contraires à l’intérêt public.

D’autres questions soulevées dans les motifs feront l’objet d’un bulletin distinct. Restez à l’affût!

1 Bulletin de Davies daté du 3 janvier 2018, intitulé Affrontements sur l’herbe : Les Commissions des valeurs mobilières se prononcent à l’égard de l’offre hostile opposant Aurora et CanniMed.

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