Bulletin

Mise en garde aux acheteurs : dans la première décision rendue au Canada sur l’avortement d’une opération en raison de la COVID-19, le tribunal déclare que Duo Bank ne peut se désengager de l’acquisition de Fairstone Financial

Tant aux États-Unis qu’au Canada, les perturbations économiques causées par la pandémie de COVID-19 ont entraîné une hausse des litiges liés à des opérations de fusion-acquisition que certaines parties souhaiteraient voir avortées1. La question essentielle soulevée par ces litiges : l’acheteur peut-il abandonner l’opération sans pénalité en alléguant que la pandémie a eu un effet défavorable important (un « EDI ») sur l’entreprise cible et/ou que les mesures opérationnelles prises en réaction à la pandémie constituent une violation de la clause exigeant que l’entreprise cible continue d’être exploitée dans le cours normal des affaires jusqu’à la clôture de l’opération? Les clauses relatives aux EDI et à l’exploitation de la cible dans le cours normal des affaires sont des dispositions standard des conventions de fusion-acquisition, mais leur formulation varie d’une convention à l’autre.

À ce jour, la plupart des litiges ont été réglés à l’amiable, de sorte que les parties aux fusions et acquisitions n’ont pu en tirer que très peu d’éclaircissements. Toutefois, le juge Koehnen de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (rôle commercial) s’est récemment penché sur ces questions dans l’affaire Fairstone Financial Holdings Inc. v Duo Bank of Canada2. Dans sa décision détaillée comptant 68 pages, le tribunal a déclaré que la pandémie et ses effets ne constituaient pas un EDI et que la manière dont l’entreprise avait été conduite pendant la pandémie ne violait pas la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires. Par conséquent, il a rendu contre l’acheteur (Duo) une ordonnance d’exécution en nature exigeant le respect de la convention d’achat et la clôture de l’opération3.

Par coïncidence, la décision dans l’affaire Fairstone a suivi de quelques jours seulement celle de la cour de la chancellerie du Delaware dans l’affaire AB Stable VIII LLC v MAPS Hotels and Resorts One LLC4, qui a été la première décision de fond de ce tribunal concernant une opération de fusion-acquisition dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Le tribunal du Delaware est parvenu à une conclusion semblable à celle du tribunal de l’Ontario dans l’affaire Fairstone concernant la clause relative aux EDI, mais a adopté un point de vue différent à l’égard de la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires (en se fondant toutefois sur des faits très différents).

Parmi les points principaux à retenir de la décision dans l’affaire Fairstone : (i) en l’absence d’une disposition contraire expresse, l’acheteur d’une entreprise accepte généralement les risques systémiques associés à l’entreprise entre le moment de la signature et celui de la clôture, et (ii) les clauses des conventions d’acquisition doivent être lues dans leur globalité et à la lumière de leur but et de leur objet.

Nous résumons, dans le présent bulletin, la décision dans l’affaire Fairstone en ce qui concerne l’application de la clause relative aux EDI et de la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires dans le contexte d’une opération de fusion-acquisition et la comparons à la décision du tribunal du Delaware dans l’affaire AB Stable.

Contexte

À la fin de l’année 2019, Fairstone Financial Holdings Inc. (« Fairstone »), l’une des plus grandes sociétés de crédit personnel non cotées du Canada, a été mise en vente dans le cadre d’un processus d’enchères. La Banque Duo du Canada (« Duo ») y a participé et a vu son offre acceptée. Le 18 février 2020, les parties ont signé une convention d’achat d’actions (la « CAA »), dans laquelle Duo a convenu d’acheter les actions de Fairstone moyennant une prime substantielle. La CAA contenait des conditions de clôture minimales visant à favoriser la concrétisation de l’achat. Au fur et à mesure de l’aggravation de la pandémie, la situation financière de Fairstone s’est dégradée. Le 27 mai, Duo a avisé Fairstone de son intention de ne pas procéder à la clôture de l’opération à la date prévue du 1er juin au motif, notamment, que Fairstone avait subi un EDI et avait pris en réaction à la pandémie des mesures qui constituaient une violation de la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires de la CAA.

Effet défavorable important : la pandémie constitue-t-elle un EDI?

Dans l’affaire Fairstone, le tribunal a souligné que la clause relative aux EDI a pour but de répartir les risques entre le vendeur et l’acheteur. En général, elle vise à protéger l’acheteur contre des changements qui feraient en sorte que la situation de l’entreprise cible soit considérablement différente à la clôture de sa situation à la signature de la convention d’achat, et non à protéger l’acheteur contre les [TRADUCTION] « vicissitudes du marché ».

La CAA comprenait une condition de clôture stipulant qu’aucun EDI ne devait avoir eu lieu entre la signature et la clôture (la « clause relative aux EDI »). Cette clause relative aux EDI, typique de celles qui sont incluses dans les conventions d’acquisition, décrivait l’EDI comme un événement, une condition ou un autre fait qui a, ou dont on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il ait5, un effet défavorable important sur l’entreprise cible dans son ensemble. Comme c’est souvent le cas pour les opérations de cette nature, la clause relative aux EDI prévoyait des exclusions6 aux effets pouvant être considérés comme des EDI (les « exclusions s’appliquant aux EDI »). Dans le cas de la CAA, les exclusions s’appliquant aux EDI étaient les effets importants causés par (i) des situations ou des circonstances mondiales, nationales, provinciales ou locales, y compris des situations d’urgence7; (ii) des changements dans les marchés ou le secteur d’activité de Fairstone8; et (iii) l’incapacité de Fairstone d’atteindre ses projections financières9. Certaines exclusions s’appliquant aux EDI étaient assujetties à une condition supplémentaire, à savoir que les événements en question ne devaient pas avoir eu une incidence négative gravement disproportionnée sur l’entreprise cible comparativement aux entreprises semblables de son secteur d’activité10.

Duo a affirmé que la pandémie et ses conséquences financières avaient causé un EDI qui avait eu des répercussions défavorables sur l’entreprise de Fairstone. Fairstone, pour sa part, a soutenu que la pandémie et ses conséquences défavorables entraient dans le champ d’application des exclusions s’appliquant aux EDI. Le tribunal a jugé que les effets de la pandémie sur l’entreprise de Fairstone, bien que défavorables et importants, étaient visés par les exclusions s’appliquant aux EDI et que Fairstone n’avait donc pas subi d’incidence négative disproportionnée comparativement aux entreprises semblables. Par conséquent, la pandémie et ses effets n’ont pas été considérés comme un EDI aux fins de la clause relative aux EDI. Dans sa décision, le tribunal a énoncé des lignes directrices pouvant être suivies à l’avenir pour l’examen des clauses relatives aux EDI :

  • Le tribunal a adopté une définition fonctionnelle de l’« EDI » qui est tirée de la jurisprudence du Delaware. Le tribunal a noté que la clause relative aux EDI, comme la plupart des autres clauses semblables, ne donnait pas une définition particulièrement utile de l’EDI puisqu’elle ne faisait que reprendre le terme même d’« effet défavorable important ». Par conséquent, le tribunal a adopté une définition de l’EDI issue de la jurisprudence du Delaware, précisant que l’EDI contient trois éléments : (i) un événement ou un effet inconnu; (ii) une menace pour l’ensemble des bénéfices potentiels; et (iii) une durée significative.
  • Les exclusions qui concernent les événements et les conditions exogènes ou systémiques seront généralement interprétées au sens large; il n’est pas nécessaire qu’elles fassent expressément référence aux « pandémies ». Duo a fait valoir que les pandémies n’étaient pas visées par l’exclusion s’appliquant aux EDI ayant trait aux situations ou aux circonstances mondiales, nationales, provinciales ou locales, y compris des situations d’urgence, car les pandémies n’y étaient pas expressément mentionnées. Le tribunal a rejeté cette interprétation, en raison de la formulation générale de l’exclusion en question. En outre, le tribunal a estimé qu’une interprétation générale de l’exclusion était justifiée d’un point de vue commercial parce qu’un vendeur ne peut vraisemblablement que contrôler les risques propres à son entreprise.
  • Le fait de pouvoir « raisonnablement s’attendre à » ce qu’un événement ait un EDI doit être démontré selon le critère de la prépondérance des probabilités. La clause relative aux EDI n’exigeait pas de Duo qu’elle démontre qu’un événement aurait un EDI, mais seulement qu’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’un événement ait un EDI. Le tribunal a jugé que l’acheteur doit démontrer [TRADUCTION] « plus qu’une possibilité ou un risque » qu’un EDI se produise, en fonction de preuves [TRADUCTION] « liées à des réalités » qui permettraient au tribunal de prendre une décision en connaissance de cause. Le tribunal a noté que la clause relative aux EDI ne doit pas être considérée comme une protection pour l’acheteur contre toutes les perturbations économiques futures pendant une période indéterminée. Dans chaque cas, les circonstances dicteront jusqu’où dans l’avenir un acheteur peut prétendre qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’un événement ait un EDI.

Le cours normal des affaires : les mesures opérationnelles prises en réaction à la pandémie sortent-elles du cours normal des affaires?

Dans l’affaire Fairstone, le tribunal a déclaré que l’objectif des clauses d’exploitation dans le cours normal des affaires est de garantir que l’entreprise qu’achète l’acheteur à la clôture est la même pour l’essentiel que celle qu’il a décidé d’acheter au moment où il a signé la convention d’achat11. La clause d’exploitation dans le cours normal des affaires de la CAA exigeait que Fairstone exploite son entreprise, conformément à la loi, dans le cours normal des affaires entre les dates de signature et de clôture, à moins d’avoir obtenu le consentement préalable de Duo pour l’exploiter autrement, lequel consentement ne pouvait être refusé sans motif raisonnable. L’expression [TRADUCTION] « dans le cours normal des affaires », selon la définition figurant dans la CAA, signifie [TRADUCTION] « conformément aux pratiques antérieures »12 de Fairstone et se rapporte à des mesures prises dans le cours normal des activités quotidiennes habituelles de l’entreprise.

Duo a prétendu que Fairstone avait pris diverses mesures en réaction à la pandémie qui violaient la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires de la CAA, c’est-à-dire qu’elle avait apporté des changements (i) au modèle d’exploitation de ses succursales, (ii) à sa procédure de perception des paiements, (iii) à ses politiques en matière d’emploi, (iv) à ses dépenses et (v) à ses méthodes comptables, puisqu’ils étaient différents de ceux qui existaient à la date de signature. Fairstone, pour sa part, a soutenu que les mesures mises en cause s’inscrivaient dans le cours normal des affaires et qu’il aurait été illégal pour elle de continuer à exploiter l’entreprise exactement comme elle l’avait fait avant la pandémie et que, l’eut-elle fait, elle aurait pu être tenue juridiquement responsable.

Le tribunal a donné raison à Fairstone et déterminé que les changements susmentionnés ne violaient pas la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires de la CAA. Le tribunal a poursuivi en observant que même si la conduite adoptée par Fairstone avait été en dehors du cours normal des affaires et avait nécessité le consentement de Duo, Duo aurait été tenue de donner son consentement, car il aurait été déraisonnable pour elle de le refuser dans les circonstances. Le tribunal a énoncé les lignes directrices suivantes pouvant être suivies à l’avenir pour l’examen des clauses d’exploitation dans le cours normal des affaires :

  • Les clauses d’exploitation dans le cours normal des affaires ont pour but de protéger l’acheteur contre les risques propres à l’entreprise cible et les aléas moraux, mais ne sont pas des solutions uniques valables dans toutes les situations. Le tribunal a déclaré que l’interprétation d’une clause d’exploitation dans le cours normal des affaires dépend du contexte et doit maintenir un juste équilibre entre divers facteurs. Selon le tribunal, un changement de conduite est plus susceptible de s’inscrire dans le cours normal des affaires s’il a lieu en réaction à des facteurs systémiques, plutôt qu’à des difficultés propres à l’entreprise cible. De plus, le tribunal a souligné que les clauses d’exploitation dans le cours normal des affaires sont conçues pour minimiser les aléas moraux tels que les comportements nuisibles de la part d’un vendeur qui pourrait être incité à exploiter l’entreprise cible dans son intérêt à lui, mais au détriment de l’entreprise et de l’acheteur. Tout en insistant sur le fait qu’il existe des limites aux types de changements qu’un vendeur peut apporter, y compris quant à leur ampleur et durée, le tribunal a jugé que les changements de conduite adoptés de bonne foi dans le but de poursuivre l’exploitation normale de l’entreprise pouvaient être compatibles avec l’obligation d’exploitation dans le cours normal des affaires. Dans l’affaire Fairstone, le tribunal s’est appuyé sur les communications échangées entre Fairstone et Duo pour conclure que les mesures prises par Fairstone pour faire face à la pandémie avaient été prises de bonne foi, tandis que le comportement de Duo semblait être opportuniste (c’est-à-dire assimilable à une tentative d’abandonner l’opération).
  • Le fait d’avoir à affronter des événements économiques systémiques et d’y réagir en adoptant des changements prudents (mais modestes) fait partie du cours normal des affaires de l’entreprise. De l’avis du tribunal, c’est en comparant ce que l’entreprise cible fait avec ce qu’elle a fait par le passé dans des circonstances semblables, ou avec ce que font d’autres entreprises, que l’on peut déterminer de la manière la plus juste ce qui constitue le cours normal des affaires. Néanmoins, le tribunal a indiqué qu’en général, les mesures prudentes prises en réaction à une contraction économique ne devraient pas être considérées comme des mesures sortant du cours normal des affaires si elles n’ont pas d’effets durables, n’imposent pas à l’acheteur des obligations qui ne peuvent être facilement levées et sont prises dans le but de poursuivre les activités de l’entreprise et non de les changer.
  • L’exigence d’agir [TRADUCTION] « conformément aux pratiques antérieures » n’est pas une norme rigide. Le tribunal a noté que l’expression « conformément aux pratiques antérieures » procure à l’entreprise cible une souplesse raisonnable : la conduite de l’entreprise doit être [TRADUCTION] « cohérente et compatible [avec sa conduite passée] et fidèle aux mêmes principes à l’égard de la façon de penser et d’agir » que sa conduite passée, mais il n’est pas nécessaire qu’elle y soit identique. Le tribunal a déterminé que les réponses de Fairstone à la pandémie étaient cohérentes avec ses réponses aux contractions économiques passées et qu’elles avaient permis à l’entreprise de poursuivre ses activités quotidiennes habituelles.
  • Il importe de lire et d’interpréter les clauses relatives aux EDI et les clauses d’exploitation dans le cours normal des affaires en tenant compte de la globalité de la convention d’achat. Duo a soutenu que les protections prévues par la clause relative aux EDI et la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires devaient être lues indépendamment et interprétées telles quelles. Le tribunal a rejeté cette position qui signifierait en pratique que Fairstone ne pouvait pas réagir à une pandémie sans prendre de mesures sortant du cours normal des affaires, de sorte que la pandémie pouvait effectivement être invoquée pour ne pas conclure l’opération même si la pandémie était comprise dans les exclusions s’appliquant aux EDI. Le tribunal a déterminé qu’il n’était pas approprié en l’espèce de se fonder sur le libellé général de la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires pour passer outre à la clause relative aux EDI, qui était plus précise.

Divergence de vues entre l’Ontario et le Delaware? Comparaison des décisions dans les affaires Fairstone et AB Stable

La décision dans l’affaire Fairstone a été rendue seulement quelques jours après la décision du Delaware dans l’affaire AB Stable, où le tribunal a également examiné les clauses relatives aux EDI et à l’exploitation dans le cours normal des affaires qui s’appliquaient à une opération de fusion-acquisition avortée durant la pandémie. L’affaire AB Stable découlait d’une convention de 5,8 milliards de dollars américains conclue par Mirae Asset Financial Group, de Corée, en vue de l’acquisition de Strategic Hotels & Resorts LLC (« Strategic Hotels »), propriétaire de quinze hôtels de luxe aux États-Unis, auprès d’une filiale d’Anbang Insurance Group, de Chine. Même si le tribunal, dans l’affaire Fairstone, n’examine pas l’affaire AB Stable et n’y fait pas référence, cette dernière mérite d’être prise en compte par toute partie à une opération de fusion-acquisition au Canada, étant donné l’influence considérable qu’ont les tribunaux du Delaware sur les questions relevant du droit des sociétés aux États-Unis, la fréquence des références aux affaires du Delaware dans les précédents canadiens en matière d’opérations de fusion-acquisition (dont l’affaire Fairstone) et le nombre restreint des précédents existant au Canada pour ce qui est des clauses relatives aux EDI et à l’exploitation dans le cours normal des affaires.

Dans l’affaire AB Stable, le tribunal du Delaware est arrivé à une conclusion semblable à celle du tribunal ontarien dans l’affaire Fairstone sur la question de savoir si un EDI avait été causé par la pandémie de COVID-19. Comme c’est le cas dans l’affaire Fairstone, la clause relative aux EDI dans l’affaire AB Stable ne contenait pas d’exclusion expresse pour les pandémies. Toutefois, le tribunal du Delaware a jugé que la pandémie de COVID-19 était visée par l’exclusion concernant les [TRADUCTION] « calamités ». De plus, le raisonnement décrit dans les décisions des deux tribunaux laisse supposer que les exclusions s’appliquant aux EDI seront généralement interprétées de manière à faire supporter les risques sectoriels ou économiques généraux par l’acheteur13.

Même si les approches adoptées dans les affaires Fairstone et AB Stable sont cohérentes en ce qui concerne les clauses relatives aux EDI, ces décisions divergent sensiblement en ce qui concerne les clauses d’exploitation dans le cours normal des affaires, quoique sur la base de faits très différents. Les principaux points à retenir de la comparaison de l’examen qu’ont fait les deux tribunaux des clauses d’exploitation dans le cours normal des affaires sont les suivants :

  • L’examen d’une clause d’exploitation dans le cours normal des affaires dépendra fortement des faits et du contexte propres à l’opération. Le tribunal du Delaware a conclu à une violation de la clause parce que Strategic Hotels avait apporté des changements [TRADUCTION] « extraordinaires » à son entreprise en réaction à la pandémie de COVID-19 qui, même s’ils étaient raisonnables dans le contexte, « s’écartaient radicalement » du mode d’exploitation habituel et courant de ses hôtels, étaient [TRADUCTION] « totalement incohérents » avec ses pratiques antérieures et entraîneraient des difficultés importantes au moment de la reprise des opérations habituelles. Le tribunal de l’Ontario, lui, a jugé que Fairstone n’avait pas violé la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires, ayant apporté des changements [TRADUCTION] « modestes » qui étaient cohérents avec les mesures prises au moment de ralentissements économiques précédents et pour lesquels il serait facile de faire marche arrière.
  • Le tribunal du Delaware a interprété la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires de façon beaucoup plus textuelle que le tribunal ontarien. Le tribunal du Delaware a conclu que l’expression « cours normal des affaires » n’englobait pas les changements importants apportés à une entreprise qui sont des [TRADUCTION] « réponses ordinaires à des événements extraordinaires ». Au contraire, il a estimé que l’utilisation de l’expression « cours normal des affaires » avait trait à la conduite habituelle des affaires dans des circonstances normales. En outre, en raison de la présence des mots [TRADUCTION] « uniquement » et [TRADUCTION] « conformément aux pratiques antérieures », le tribunal du Delaware a dû tenir compte uniquement de la manière dont l’entreprise cible avait été exploitée par le passé, et a été empêché de chercher des preuves que les concurrents de l’entreprise avaient tous pris des mesures semblables en réaction à la pandémie. Le tribunal du Delaware a aussi déclaré que la clause relative aux EDI et la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires servent des objectifs différents et reposent sur des hypothèses distinctes, et qu’en l’absence d’un lien expressément stipulé entre ces deux clauses, l’une ne doit pas être prise en compte dans l’interprétation de l’autre. Par contraste, dans l’affaire Fairstone, le tribunal a opté pour une interprétation davantage fondée sur le contexte ou le but visé, et a examiné la clause en tenant compte de la globalité de la convention d’achat.
  • Le tribunal du Delaware n’était pas prêt à excuser le manquement du vendeur à son obligation de demander le consentement de l’acheteur à l’égard d’une mesure sortant du cours normal des affaires, malgré le fait qu'il aurait été déraisonnable pour l’acheteur de refuser son consentement. Le tribunal du Delaware a rejeté l’affirmation du vendeur selon laquelle, même s’il n’avait pas cherché à obtenir le consentement de l’acheteur avant d’apporter des changements à son exploitation, l’acheteur devait être réputé avoir consenti à ces changements puisqu’il ne pouvait pas raisonnablement refuser de donner son consentement. Le tribunal du Delaware a déclaré que l’exigence d’adresser un avis préalable à l’acheteur n’est pas une [TRADUCTION] « formalité vide de sens » et qu’elle donne à l’acheteur la possibilité de discuter avec le vendeur, d’obtenir des renseignements et de protéger ses intérêts. De plus, selon le tribunal, l’interprétation la plus logique de la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires veut que le vendeur soit tenu d’obtenir le consentement préalable de l’acheteur quitte, au besoin, à contester en justice le refus de l’acheteur s’il le juge déraisonnable. Le tribunal ontarien, pour sa part, dans l’affaire Fairstone, a jugé que même si les mesures prises par Fairstone avaient été en dehors du cours normal des affaires, il aurait été déraisonnable pour Duo de refuser son consentement.

Conclusions

La décision dans l’affaire Fairstone, l’une des premières décisions de ce type au Canada, constitue une référence importante pour les parties aux opérations de fusion-acquisition au pays. L’examen par le tribunal ontarien de la clause relative aux EDI apporte une contribution considérable à l’état du droit et des précisions quant à l’interprétation des exclusions s’appliquant aux EDI. Son examen de la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires est également important, mais repose davantage sur les faits et circonstances propres à l’affaire. Compte tenu de la décision pratiquement simultanée, mais divergente du tribunal du Delaware dans l’affaire AB Stable, les avocats représentant les parties aux opérations de fusion-acquisition au Canada sont susceptibles de continuer, comme ils l’ont fait récemment, de négocier expressément l’application de la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires aux mesures prises par les vendeurs dans le contexte de la pandémie de COVID-19 et, potentiellement, d’autres événements extraordinaires, ainsi que les droits des acheteurs à participer aux décisions concernant les mesures à prendre.

1 Voir, par exemple, les différends concernant Sycamore Partners et L Brands Inc. (Victoria’s Secret); LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton SE et Tiffany & Co.; Simon Property Group Inc. et Taubman Centers Inc.; Cineplex Inc. et Cineworld Group plc; et Rifco Inc. et CanCap Group Inc.

2 2020 ONSC 7397 (2 décembre 2020) (l’« affaire Fairstone »).

3 L’acheteur avait déclaré préférer l’exécution en nature au versement de dommages-intérêts dans le cas où le tribunal se prononcerait contre lui.

4 C.A. No. 2020-0310-JTL (30 novembre 2020) (l’« affaire AB Stable »).

5 L’analyse de 2018 de l’American Bar Association sur les opérations de fusion-acquisition de sociétés canadiennes non cotées (Canadian Private Mergers & Acquisitions Deal Point Study), qui portait sur 90 opérations pour lesquelles des conventions avaient été signées en 2016 et 2017 (l’« analyse de l’ABA »), a permis de constater que 69 % des conventions signées comprenaient des énoncés prospectifs semblables pour l’essentiel à celui qui figurait dans la CAA.

6 Dans 78 % des conventions visant de telles opérations, la définition de l’EDI comprenait des exclusions. Voir l’analyse de l’ABA.

7 Dans 95 % des conventions visant de telles opérations, des exclusions à l’égard de la situation économique étaient prévues; nous ne disposons toutefois d’aucune donnée comparable pour les urgences. Voir l’analyse de l’ABA.

8 Dans 86 % des conventions visant de telles opérations, des exclusions semblables pour l’essentiel à l’exclusion de la CAA visant les marchés et le secteur d’activité de Firestone étaient énoncées. Voir l’analyse de l’ABA.

9 Aucune donnée comparable ne figure dans l’analyse de l’ABA.

10 Dans 75 % des conventions visant de telles opérations, au moins une exclusion était énoncée, soumise à la condition de l’absence d’incidence négative disproportionnée. Voir l’analyse de l’ABA.

11 Dans 87 % des conventions visant de telles opérations, une clause d’exploitation dans le cours normal des affaires était présente. Voir l’analyse de l’ABA.

12 Dans 86 % des conventions visant de telles opérations, la clause d’exploitation dans le cours normal des affaires était soumise à la précision « conformément aux pratiques antérieures ». Voir l’analyse de l’ABA.

13 En effet, dans l’affaire AB Stable, la clause relative aux EDI n’adjoignait aucune condition d’absence d’« incidence négative disproportionnée » aux exclusions, de sorte que le tribunal du Delaware n’a pas été tenu de se pencher sur les répercussions de la pandémie de COVID-19 sur l’entreprise cible comparativement à d’autres entreprises semblables.

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