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L’affaire China Mobile illustre l’étendue du mécanisme d’examen relatif à la sécurité nationale du Canada

Auteurs : Charles Tingley, Mark Katz, Agnès Pignoly, Adam Waitzer, Abraham Leitner et Joshua Hollenberg

En août 2021, après cinq années de présence active au Canada, China Mobile International (Canada) Inc. (« CMI ») a reçu du gouvernement canadien l’ordre de liquider ses activités canadiennes ou de s’en départir, pour des motifs de sécurité nationale. CMI a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du gouvernement et, en attendant l’issue de cette demande, a présenté une requête en suspension de la mise en œuvre de l’ordonnance. Le 7 décembre 2021, la Cour fédérale du Canada a rejeté la requête en suspension relative à l’affaire China Mobile Communications Group Co., Ltd. v AGC et, le 11 décembre, en a publié les motifs.

L’affaire CMI nous rappelle une fois de plus que l’établissement d’une nouvelle entreprise par un non-Canadien requiert le dépôt d’un avis en vertu de la Loi sur Investissement Canada (la « LIC ») et peut faire l’objet d’un examen relatif à la sécurité nationale au même titre qu’une opération de fusion et d’acquisition. Le dossier de la Cour afférent à la requête en suspension de CMI donne également un aperçu rare (mais néanmoins limité) du processus décisionnel prévu par la LIC entourant les questions de sécurité nationale, y compris les sources de renseignements qui peuvent contribuer à la réalisation d’un examen et au prononcé d’une ordonnance touchant la sécurité nationale. Nous pourrions obtenir un autre aperçu, potentiellement plus clair, sur le mécanisme d’examen relatif à la sécurité nationale, y compris les critères retenus par les juges à l’appui du prononcé d’une ordonnance touchant la sécurité nationale, si la demande de contrôle judiciaire de CMI est accueillie et qu’une décision est rendue à son égard l’année prochaine.

Nous examinons le contexte et les principales conséquences de la décision pour les investisseurs étrangers de manière plus détaillée ci-dessous.

Contexte

L’entreprise de CMI au Canada

CMI est une filiale de China Mobile Communications Group Co., Ltd., société d’État chinoise qui fournit des services de communications mobiles, notamment des services de voix, de données, de messagerie textuelle, d’itinérance et de réseau à des clients dans toute la Chine.

Établie en 2015, CMI a lancé ses activités au Canada en 2016. Détentrice d’une licence d’exploitation de service de télécommunication internationale de base de 10 ans obtenue auprès du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, elle vend divers services de communications mobiles, principalement aux termes d’un accord avec une société de télécommunications nationale, Telus Communications Inc., prévoyant la revente de produits Telus.

Le gouvernement prend contact

Les problèmes de CMI ont commencé à l’automne 2020, lorsque la Division de l’examen des investissements du ministère fédéral de l’Innovation, de la Science et du Développement économique l’a contactée après avoir constaté qu’elle avait omis de déposer l’avis prévu par la LIC que tous les investisseurs étrangers doivent déposer lorsqu’ils établissent une nouvelle entreprise au Canada. Cet avis doit être déposé soit avant que la nouvelle entreprise ne soit établie, soit dans les 30 jours qui suivent. (Les investisseurs étrangers qui acquièrent le contrôle d’une entreprise canadienne doivent déposer un pareil avis si le seuil utilisé dans le cadre de l’examen de l’« avantage net » réalisé avant la clôture n’est pas dépassé.)

CMI n’a pas déposé l’avis exigé par la LIC au moment du lancement de son entreprise au Canada, en 2016. Cependant, après avoir été contactée par le gouvernement, elle a procédé au dépôt de son avis le 13 octobre 2020, soit environ quatre ans après le délai prévu par la loi.

Examen et ordonnance touchant la sécurité nationale

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Le dépôt de l’avis exigé par la LIC marque également le début d’un processus de sélection dans le cadre duquel le gouvernement peut décider si un investissement étranger est susceptible de « porter atteinte » à la sécurité nationale du Canada, auquel cas un mécanisme d’examen officiel est lancé. En dernier ressort, le gouvernement peut ordonner à une partie de liquider son investissement ou de s’en départir. Et c’est ce qui est arrivé à CMI. Le gouvernement a entamé un examen officiel relatif à la sécurité nationale en janvier 2021 et a délivré, le 6 août 2021, une ordonnance enjoignant à CMI de liquider son entreprise canadienne ou de s’en départir. Aux termes de l’ordonnance, CMI disposait de 90 jours pour s’y conformer. Elle a obtenu que le délai soit prolongé jusqu’au 5 janvier 2022, de sorte qu’elle a maintenant jusqu’à cette date pour se conformer à l’ordonnance.

CMI remet en question l’ordonnance touchant la sécurité nationale

Dans l’intervalle, CMI a présenté sa demande de contrôle judiciaire et sa requête en suspension de l’ordonnance du gouvernement canadien. Dans sa demande, CMI a fait valoir que l’ordonnance reposait sur un critère juridique erroné, car le gouvernement n’a jamais conclu que l’entreprise établie par CMI « porterait » atteinte à la sécurité nationale du Canada, mais seulement qu’elle « pourrait » y porter atteinte. En outre, CMI a présenté un argument plus pointu selon lequel le gouvernement, ayant un parti pris contre la Chine, a fondé son ordonnance sur « [TRADUCTION LIBRE] des considérations non pertinentes et sans rapport avec la sécurité nationale ». Bien que sa date n’ait pas encore été fixée, l’audience de la demande n’aura pas lieu avant la date limite de conformité à l’ordonnance, soit le 5 janvier 2022, car il reste au moins une autre requête préliminaire à entendre et à trancher.

Le jugement de la Cour

Le fait que l’audience n’aura lieu qu’après la date limite de conformité souligne l’importance de la requête en suspension. En rejetant la requête en suspension de l’ordonnance de CMI, le juge en chef Paul Crampton de la Cour fédérale du Canada a appliqué le critère en trois étapes de l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général) applicable aux demandes d’injonction et a conclu que (i) bien que CMI ait démontré l’existence d’une « question sérieuse à juger » et (ii) qu’elle subirait un « préjudice irréparable » en cas de rejet de la requête, (iii) compte tenu de la « prépondérance des inconvénients », il autorisait la mise en œuvre de l’ordonnance. Pour en arriver à cette conclusion, le juge en chef Crampton a estimé que le gouvernement avait établi, à l’aide de preuves fiables et objectives, que l’intérêt public et la sécurité nationale du Canada subiraient un préjudice important si CMI était autorisée à poursuivre ses activités en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire.

En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le juge en chef a fait référence à un certain nombre de sources que le gouvernement a citées pour prouver que la sécurité nationale subirait un préjudice important, notamment les rapports du Centre de la sécurité des télécommunications et du Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS »), un discours prononcé par un directeur du SCRS et une décision rendue en 2019 par la Federal Communications Commission (« FCC ») des États-Unis, suivant laquelle China Mobile International (USA) Inc. (« China Mobile US ») s’est vu refuser l’autorisation de fournir des services de télécommunications internationales entre les États-Unis et des destinations étrangères. (La FCC a pris cette décision après soumission d’une recommandation formulée au nom d’agences de l’exécutif américain portant que l’autorisation soit refusée en raison « [TRADUCTION LIBRE] de risques substantiels touchant la sécurité nationale et l’application de la loi qui ne peuvent être résolus par un accord d’atténuation volontaire ».) Le juge en chef Crampton a conclu que, aux fins de la requête en suspension, ces documents constituaient une preuve suffisante corroborant les allégations du gouvernement selon lesquelles le gouvernement chinois pourrait utiliser son contrôle indirect sur CMI pour « [TRADUCTION LIBRE] faciliter les activités d’espionnage et d’ingérence étrangère au Canada ». En revanche, le juge en chef a critiqué CMI pour ne pas avoir présenté une preuve « [TRADUCTION LIBRE] claire et non spéculative » du préjudice réel que son entreprise subirait en cas de rejet de sa requête en suspension de l’ordonnance.

Dans l’état actuel des choses, CMI devra liquider son entreprise ou s’en départir avant que sa demande de contrôle judiciaire ne soit entendue.

Conséquences

L’affaire CMI est d’un grand intérêt pour un certain nombre de raisons, notamment parce qu’il est rare que des investisseurs étrangers intentent des poursuites pour contester des ordonnances touchant la sécurité nationale. En effet, il n’y a eu qu’une seule autre affaire semblable depuis l’entrée en vigueur, en 2009, des dispositions de la LIC régissant le mécanisme d’examen relatif à la sécurité nationale. (Aux fins du règlement de cette affaire, le gouvernement canadien a dû accepter d’annuler l’ordonnance bloquant la transaction et permettre sa réalisation sous réserve de conditions.) Voici quelques éléments clés à retenir de l’affaire CMI jusqu’à présent :

  1. Les examens relatifs à la sécurité nationale ne se limitent pas aux fusions et acquisitions. Il est important que les investisseurs étrangers sachent que les dispositions de la LIC touchant la sécurité nationale peuvent également s’appliquer à l’établissement d’une nouvelle entreprise au Canada et non seulement à l’acquisition d’une participation dans une entreprise existante. Bien que ce ne soit pas la première fois que le gouvernement prenne des mesures pour bloquer l’établissement d’une nouvelle entreprise par un investisseur étranger, la plupart des cas concernent des acquisitions, et il est donc facile d’oublier que l’établissement d’une nouvelle entreprise pourrait également être à la merci d’un examen. Par conséquent, les investisseurs étrangers qui envisagent d’établir de nouvelles entreprises au Canada doivent en évaluer les conséquences potentielles sur la sécurité nationale au même titre que tout investisseur étranger qui envisage une acquisition.
  2. Les exigences en matière d’avis prévues par la LIC s’étendent de la même manière à l’établissement d’une nouvelle entreprise. Dans le même ordre d’idées, l’affaire CMI est un rappel important que l’obligation de déposer un avis en vertu de la LIC s’applique également à l’établissement d’une nouvelle entreprise et pas seulement aux prises de contrôle dont la valeur est inférieure aux seuils financiers entraînant un examen selon le critère de l’avantage net. Dans la plupart des cas, il est possible de remédier à la situation en déposant simplement le formulaire en retard sans aucune conséquence. Cependant, l’affaire CMI montre que, parfois, les résultats sont tout sauf bénins. En outre, au-delà de l’ordonnance elle-même, la Cour a estimé que le fait que CMI a poursuivi ses activités sans avoir déposé d’avis (c’est-à-dire « en violation de la LIC ») était un autre facteur équitable sur lequel elle s’est appuyée pour décider de rejeter la requête en suspension de CMI.
  3. Le gouvernement surveille les investissements étrangers n’ayant pas fait l’objet d’un avis et les risques pour la sécurité nationale. Il convient également de noter que le gouvernement a pris contact avec CMI pour lui indiquer qu’elle avait omis de déposer son avis, bien que l’on ne sache pas exactement comment ni pourquoi cela s’est produit quatre ans après que CMI a commencé à exercer ses activités au Canada. Cela dit, le fait que les avocats du gouvernement aient cité la décision de la FCC à l’encontre de China Mobile US pour des motifs de sécurité nationale donne une idée de ce qui a pu motiver l’examen et l’ordonnance touchant la sécurité nationale au Canada; cela peut également refléter un degré important de coordination et de coopération internationales entre des agences du renseignement aux vues similaires dans le cadre de la détection et de l’évaluation des menaces pour la sécurité nationale. Selon ses lignes directrices sur l’examen relatif à la sécurité nationale des investissements étrangers, la Division de l’examen des investissements peut s’adresser aux investisseurs non canadiens si elle estime qu’une demande d’examen de l’avantage net ou un avis n’a pas été correctement déposé. L’affaire CMI indique qu’il ne s’agit pas d’une menace en l’air et que le Canada pourrait adopter une approche délibérée pour surveiller les investissements étrangers n’ayant pas fait l’objet d’un avis, en particulier ceux qui pourraient constituer une menace pour la sécurité nationale.
  4. Les examens relatifs à la sécurité nationale manquent encore de transparence. L’affaire CMI souligne une fois de plus à quel point les examens relatifs à la sécurité nationale effectués en vertu de la LIC restent secrets et opaques. Dans ce cas, le gouvernement n’a pas annoncé qu’il avait délivré une ordonnance contre CMI; l’ordonnance ne fournit pas non plus beaucoup de détails sur les raisons pour lesquelles le gouvernement a décidé d’exiger que CMI liquide son entreprise ou s’en départisse. Tout ce qu’elle contient, ce sont des conclusions (allégations) de haut niveau et génériques, par exemple, que CMI « [TRADUCTION LIBRE] pourrait avoir accès à des données de télécommunications très sensibles et à des renseignements personnels qui pourraient être utilisés à des fins non commerciales telles que des applications militaires ou de l’espionnage » et que CMI « [TRADUCTION LIBRE] pourrait perturber ou compromettre d’une autre manière les infrastructures de télécommunications essentielles du Canada ». Il n’y a peut-être pas moyen de contourner ce niveau d’imprécision étant donné que des questions sensibles sont en jeu, mais le manque de précisions est frustrant pour les investisseurs étrangers et leurs conseillers qui tentent d’évaluer le risque dans un cas donné. Si la demande de contrôle judiciaire de CMI va de l’avant, les documents judiciaires connexes pourraient fournir de plus amples détails sur la matrice factuelle qui sous-tend l’ordonnance.
  5. Les sociétés d’État chinoises continuent d’occuper une place prépondérante dans le discours canadien sur la sécurité nationale. Enfin, l’affaire CMI montre clairement que les investisseurs chinois pourraient être davantage susceptibles de déclencher un examen relatif à la sécurité nationale, même si cela n’emporte pas nécessairement le type de « parti pris » que CMI prétend. Les avocats du gouvernement canadien qui se sont opposés à la requête en suspension de CMI ont utilisé un langage particulièrement fort à cet égard, décrivant le gouvernement de la Chine comme « [TRADUCTION LIBRE] une entité étrangère qui constitue une menace stratégique pour le Canada et qui mène des activités préjudiciables à la sécurité nationale et à la prospérité économique du Canada et d’autres pays aux vues similaires ». Il ne fait aucun doute qu’ils ont usé ici de rhétorique pour faire valoir leur point de vue, et il demeure incontestable que la grande majorité des investissements chinois au Canada ne font l’objet d’aucune contestation. En même temps, cependant, il est également vrai que la majorité des investissements qui ont été contestés pour des motifs de sécurité nationale (dont le nombre, en chiffres absolus, est bien petit) concernaient des investisseurs chinois. Peu de signes indiquent que cette tendance est susceptible de changer à court terme, compte tenu, par exemple, des questions diplomatiques en cours concernant les prochains Jeux olympiques de Pékin et de la décision imminente du gouvernement d’interdire ou non à l’entreprise de télécommunications chinoise Huawei de participer au déploiement du réseau mobile 5G du Canada.

L’affaire CMI se déroule alors que l’environnement de sécurité nationale est en mutation, où l’on met de plus en plus l’accent sur la détection et la gestion des risques liés à la sécurité économique, en plus de se préoccuper des questions traditionnelles touchant la sécurité nationale. À cet égard, le Groupe de travail sur la sécurité économique de Sécurité publique Canada a mené récemment des consultations sur des propositions possibles de modification de la LIC afin d’améliorer la sécurité économique du Canada, y compris l’obligation de déposer un avis avant la clôture pour les investissements effectués par certains types d’investisseurs et/ou dans des secteurs sensibles. De plus, la lettre de mandat du premier ministre, datée du 16 décembre 2021, au ministre responsable de la LIC fait référence à « [TRADUCTION LIBRE] l’engagement du gouvernement à promouvoir la sécurité économique et à combattre l’ingérence étrangère en examinant et en modernisant la [LIC] afin de renforcer le mécanisme d’examen relatif à la sécurité nationale et de mieux cerner et d’atténuer les menaces à la sécurité économique que représentent les investissements étrangers ». Selon cette lettre, un domaine d’intérêt particulier sera la protection et le développement du secteur des minéraux essentiels du Canada.

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