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Les personnes morales ne peuvent pas éprouver des traitements ou peines cruels et inusités

Auteurs : Léon H. Moubayed, Guillaume Charlebois et Sarah Gorguos

La Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») a rendu hier son jugement très attendu dans l’affaire Québec (Procureur général) c. 9147-0732 Québec inc1. Pour la première fois, la Cour a décidé que les personnes morales ne peuvent pas revendiquer la protection de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte »), qui prévoit que « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ».

Contexte et faits

En 2016, la société par actions 9147-0732 Québec inc. (la « Compagnie ») a été déclarée coupable d’avoir exercé les fonctions d’entrepreneur en construction sans être titulaire d’une licence à cette fin, contrairement à l’article 46 de la Loi sur le bâtiment du Québec. Par conséquent, la Compagnie était passible d’une amende minimale obligatoire d’approximativement 30 000 $ pouvant, à la discrétion de la cour, être augmentée jusqu’à approximativement 155 000 $2. La Compagnie a contesté la constitutionnalité de l’amende minimale obligatoire en plaidant qu’elle était exagérément disproportionnée et donnait donc lieu à une peine cruelle et inusitée, interdite par l’article 12 de la Charte.

Or, bien qu’une protection contre les peines cruelles et inusitées existe en droit canadien depuis des décennies, aucun tribunal n’avait préalablement eu à décider si une personne morale peut en bénéficier. Les cours de juridiction inférieure ont procédé à l’examen de cette question générale d’abord, sans se prononcer spécifiquement sur l’amende minimale obligatoire prévue par la Loi sur le bâtiment.

Tant la Cour du Québec que la Cour supérieure du Québec ont conclu que les personnes morales ne pouvaient pas bénéficier de la protection de l’article 12 de la Charte. La majorité de la Cour d’appel du Québec a accueilli l’appel et conclu qu’une amende minimale obligatoire excessivement disproportionnée pourrait, dans des cas exceptionnels, constituer une peine cruelle et inusitée pour une personne morale, notamment compte tenu de ses répercussions sur la personne morale et, subséquemment, sur l’économie régionale ou de ses impacts écrasants sur les propriétaires individuels, employés ou retraités de la personne morale. Le juge dissident a rejeté l’opinion de la majorité et décidé que l’article 12 de la Charte offrait une protection constitutionnelle contre les traitements ou peines incompatibles avec la dignité humaine. Le résultat évident de son approche a été d’exclure les personnes morales de la protection constitutionnelle recherchée.

Jugement de la Cour suprême

Dans trois ensembles de motifs séparés, la Cour suprême a infirmé l’opinion majoritaire de la Cour d’appel du Québec et conclu que les personnes morales ne peuvent pas bénéficier de la protection constitutionnelle contre les traitements ou peines cruels et inusités. La pluralité des juges a déterminé que l’objet de l’article 12 de la Charte était la sauvegarde de la dignité humaine. Insistant sur le sens ordinaire et littéral du mot « cruel », ils ont décidé que l’expression « traitements ou peines cruels et inusités » renvoyait à la douleur et à la souffrance humaines, tant physiques que mentales. Étant incapables d’éprouver une telle douleur et une telle souffrance, les personnes morales ne peuvent pas, selon la Cour suprême, avoir de recours en vertu de l’article 12 de la Charte, que ce soit en leur nom personnel ou au nom des individus impliqués dans leurs activités.

Impact

Il sera intéressant de surveiller l’impact de la décision de la Cour suprême sur la jurisprudence future portant sur les peines applicables aux individus. En particulier, il est possible que les cours requièrent désormais qu’un plaignant désirant se prévaloir de l’article 12 de la Charte assume le fardeau de démontrer l’existence de douleur et de souffrance humaines. Par ailleurs, si la décision de la Cour suprême illustre comment le sens ordinaire du mot « cruel » peut limiter la portée de l’article 12 de la Charte, elle n’indique pas les façons dont le sens ordinaire du mot « inusité » pourrait lui aussi, dans certaines circonstances, restreindre la portée de la protection constitutionnelle. En d’autres mots, la jurisprudence future confirmera si des traitements ou peines « cruels » seront automatiquement considérés « inusités », ou si le mot « inusité » recevra un sens n’étant pas déjà évoqué par l’idée de cruauté.

La décision de la Cour suprême ne signifie pas que l’État peut systématiquement infliger des traitements ou peines excessifs et disproportionnés aux personnes morales. Elle confirme simplement l’approche traditionnelle du droit canadien. Ainsi, les personnes morales pourront toujours contester une peine non conforme aux principes de détermination de la peine prévus par le Code criminel – sauf si une amende minimale obligatoire leur est imposée. Même dans ce dernier cas, elles pourront contester la disposition législative prévoyant une amende applicable également aux individus et aux personnes morales en invoquant que cette amende pourrait donner lieu à une peine cruelle et inusitée pour un individu, et devrait donc être déclarée inconstitutionnelle à l’égard de tous. Enfin, hors du contexte des procédures pénales, le fait qu’un traitement disproportionné ou excessif résulte de l’action du gouvernement pourrait justifier un contrôle judiciaire.

Les personnes morales dont les représentants croient qu’elles ont été assujetties à des peines ou traitements excessifs ou disproportionnés auraient avantage à consulter leurs conseillers juridiques pour faire évaluer la meilleure stratégie juridique à adopter à la lumière des autres droits et recours dont peuvent bénéficier les personnes morales.

12020 SCC 32, décision rendue le 5 novembre. Davies représentait l’intervenante Association des avocats de la défense de Montréal devant la Cour suprême du Canada.

2Le montant élevé des amendes applicables fait partie des mesures introduites en 2011 par le gouvernement du Québec pour dissuader les pratiques frauduleuses dans l’industrie de la construction : Loi visant à prévenir, combattre et sanctionner certaines pratiques frauduleuses dans l’industrie de la construction et apportant d’autres modifications à la Loi sur le bâtiment, LQ 2011, c. 35.

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