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La Cour suprême du Canada fournit des précisions sur l’application de la législation relative aux poursuites-bâillons

Auteurs : Matthew Milne-Smith et Andrew Carlson

Survol

Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (« poursuites‑bâillons » ou « SLAPP » d’après l’expression anglaise strategic lawsuits against public participation) sont des poursuites ayant pour but non pas d’obtenir justice, mais bien d’intimider les détracteurs et de les réduire au silence. Sans égard au bien-fondé de l’action sous-jacente, un demandeur disposant d’importants moyens financiers est souvent capable d’enliser le détracteur dans un long et coûteux litige. En 2015, le législateur de l’Ontario a adopté les articles 137.1 à 137.5 de la Loi sur les tribunaux judiciaires (la « LTJ ») en vue de décourager les poursuites-bâillons. Ces dispositions créent un puissant mécanisme de contrôle préalable au procès qui permet à nos tribunaux de rejeter les poursuites qui limitent indument la libre expression. La Cour suprême s’est penchée sur ces nouvelles dispositions législatives dans les décisions rendues dans les affaires 1704604 Ontario Ltd. c Pointes Protection Association, 2020 CSC 22 (l’« affaire Pointes »), et Bent c Platnick, 2020 CSC 23 (l’« affaire Platnick »), et a fourni des précisions utiles concernant leur interprétation.

Les principaux points à retenir de ces décisions sont les suivants :

  • Les critères d’évaluation des motions en rejet de poursuites-bâillons sont maintenant fixés. La Cour a énoncé les critères applicables à l’examen des motions demandant le rejet de poursuites-bâillons. Le juge doit procéder à une évaluation préliminaire du bien-fondé de l’affaire ainsi que du préjudice subi par le demandeur et l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance.
  • Les motions en rejet de poursuites-bâillons ne visent pas que les actions en diffamation. La Cour a statué que la législation englobe toute instance qui « découle du fait d[’]une expression ».
  • Les parties devraient choisir avec soin le moment de présenter une motion en rejet de poursuite-bâillons. Le dossier de preuve de la motion est considéré en fonction de l’étape de l’instance. Les parties doivent évaluer la preuve dont elles disposent, et celle qu’elles espèrent obtenir, avant de déterminer à quel moment présenter la motion en rejet d’une poursuite-bâillon.
  • La preuve doit établir un lien entre le préjudice et l’expression. Pour que la poursuite résiste à une motion, l’auteur de la motion doit démontrer le lien de causalité entre l’expression du défendeur et le préjudice subi par le demandeur. Cette étape est particulièrement importante lorsqu’il existe d’autres facteurs pouvant avoir causé le préjudice.

Implications d’ordre pratique

Fait important, la Cour dans l’affaire Pointes a souligné qu’il convenait d’interpréter la législation contre les poursuites-bâillons de l’Ontario « en termes larges » et a précisé que celle-ci donne au tribunal « les moyens d’apprécier les tenants et aboutissants de l’affaire dont il est saisi ».

Le demandeur qui intente une action légitime découlant d’une expression du défendeur devrait être en mesure, à un stade précoce de l’instance, de démontrer le préjudice subi et de justifier en quoi l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emporte sur l’intérêt public à protéger le droit du défendeur à la libre expression. De même, les parties qui estiment qu’elles sont, ou seront, visées par une poursuite-bâillon ne doivent pas tarder à en demander le rejet, surtout s’il manque des éléments de preuve importants à la partie adverse.

Les faits dans l’affaire Pointes et l’affaire Platnick

Dans l’affaire Pointes, l’action sous-jacente a été intentée par 1704604 Ontario Ltd. (« 170 Ontario »), société de promotion immobilière qui souhaitait obtenir l’autorisation d’aménager un lotissement. La défenderesse, Pointes Protection Association (« Pointes Protection »), s’opposait au projet. À la suite d’une série de litiges, les parties ont conclu une entente à l’amiable qui limitait la capacité de Pointes Protection de s’opposer au projet (l’« Entente »).

Après la signature de l’Entente, le président de Pointes Protection a témoigné devant le tribunal saisi de la demande d’approbation du lotissement et déclaré que le projet causerait des dommages écologiques et environnementaux. En fin de compte, le projet n’a pas été autorisé. 170 Ontario a alors intenté, contre Pointes Protection, une action en dommages-intérêts dans laquelle elle reprochait au président d’avoir, par son témoignage, violé les conditions de l’Entente.

Pointes Protection n’a pas produit de défense, choisissant plutôt de présenter sans tarder une motion fondée sur l’art. 137.1 de la LTJ en vue de faire rejeter l’action.

L’affaire Platnick découle d’une action en diffamation intentée par un médecin (le « Dr Platnick ») dont les services étaient souvent retenus par des compagnies d’assurance pour évaluer les blessures subies par des victimes d’accidents d’automobile et examiner les évaluations établies par d’autres médecins spécialistes. L’action a été intentée contre une avocate (« Me Bent ») qui représentait régulièrement des victimes d’accident. Me Bent avait envoyé un courriel à des membres de l’Ontario Trial Lawyers Association dans lequel elle alléguait que le Dr Platnick avait altéré les rapports de médecins et modifié la décision d’un médecin à l’égard du niveau de déficience de la victime d’un accident. Le courriel a fait l’objet d’une fuite anonyme, puis a ultérieurement été publié dans un magazine.

Le Dr Platnick a intenté une poursuite en diffamation contre Me Bent et le cabinet où elle travaille. Après avoir produit une défense, MBent a présenté une motion fondée sur l’art. 137.1 de la LTJ en vue de faire rejeter la poursuite.

Dans l’affaire Pointes, la Cour a unanimement tranché en faveur de Pointes Protection, a accueilli la motion fondée sur l’art. 137.1 de la LTJ et rejeté l’action de 170 Ontario.

Dans l’affaire Platnick, dans une décision rendue à cinq contre quatre en faveur du DPlatnick, la Cour a rejeté la motion fondée sur l’art. 137.1 de la LTJ et permis à la poursuite en diffamation de suivre son cours.

Le cadre d’analyse d’une poursuite-bâillon

La décision principale renfermant l’essentiel de l’analyse juridique de la Cour est celle rendue dans l’affaire Pointes où est présenté le cadre juridique en trois volets qui s’applique aux motions demandant le rejet d’une poursuite-bâillon.

Le premier volet exige que l’auteur de la motion (à savoir, le défendeur dans l’instance sous-jacente) démontre (i) que la poursuite « découle du fait de [son] expression »; et (ii) que cette expression est relative à une affaire d’intérêt public. Il importe de souligner que la Cour a indiqué que les dispositions visant à décourager les poursuites-bâillons ne se limitent pas aux actions en diffamation. L’action contre Pointes Protection, par exemple, avait pour objet une rupture de contrat, et la Cour a conclu qu’elle « découlait » du témoignage présenté au tribunal.

Le deuxième volet de l’analyse exige que la personne contre qui la motion est présentée (à savoir, le demandeur dans l’instance sous-jacente) démontre (i) qu’il existe des motifs de croire que le bien-fondé de l’instance est substantiel; et (ii) que l’auteur de la motion n’a pas de défense valable dans l’instance. La preuve présentée à cette étape est évaluée en fonction du stade de l’instance auquel la motion est présentée.

L’analyse du « bien-fondé substantiel » est le miroir de l’évaluation du caractère « valable » de la défense. Dans les deux cas, le juge doit être convaincu que, sur le fondement des éléments de preuve dont il dispose au moment où il est saisi de la motion demandant le rejet de la poursuite-bâillon, l’action ou la défense « a une possibilité réelle de succès ». Afin de tirer ses conclusions, le juge ne peut procéder qu’à une appréciation limitée de la preuve, y compris quant aux évaluations de la crédibilité. Le demandeur doit réfuter tous les moyens de défense, avec pour conséquence que si une défense est valable, l’action sous-jacente sera rejetée.

À la troisième et dernière étape de l’analyse, le demandeur doit initialement démontrer qu’il a subi un préjudice de nature financière ou une atteinte à sa réputation causé par l’expression du défendeur de l’action sous-jacente. La preuve d’un lien entre l’expression et le préjudice est particulièrement importante si d’autres facteurs que l’expression en cause sont susceptibles d’avoir causé le préjudice.

Si ces critères sont remplis, le juge examinera la question de savoir si le préjudice et l’intérêt public à permettre la poursuite de l’instance l’emportent sur l’intérêt public à protéger l’expression du défendeur. Cette évaluation est qualitative, de sorte que l’ampleur et la gravité du préjudice font pencher la balance. Le juge évaluera également la qualité de l’expression et ce qui l’a motivée. Plus l’expression se rapprochera des « grandes valeurs » qui sous-tendent la liberté d’expression, comme la recherche de la vérité, la participation à la prise de décision politique et la diversité des formes d’enrichissement et d’épanouissement personnel, plus l’intérêt public à la protéger sera important. À l’inverse, l’intérêt à protéger l’expression motivée par un désir de vengeance, comme les atteintes personnelles injustifiées, n’aura pas la même importance.

Application du cadre juridique

Dans l’affaire Pointes, la Cour est arrivée à la conclusion que l’action de 170 Ontario pour rupture de contrat n’avait pas de « bien-fondé substantiel » parce qu’elle s’appuyait sur une interprétation inexacte de l’Entente. Selon la Cour, les conditions de l’Entente n’interdisaient pas de donner un témoignage dans une instance, contrairement à ce que prétendait 170 Ontario.

De plus, la Cour a signalé que 170 Ontario n’avait pas établi que le témoignage devant le tribunal avait causé quelque préjudice que ce soit. Au contraire, la Cour a conclu qu’il existait un intérêt public important à protéger l’expression liée à la protection de l’environnement et à celle des témoignages rendus devant un tribunal administratif. En conséquence, le préjudice subi par 170 Ontario a été jugé « des plus limités », tandis que l’intérêt public à protéger l’expression de Pointes Protection a été jugé « des plus élevés ».

Dans l’affaire Platnick, les juges majoritaires ont conclu que le Dr Platnick avait démontré que le bien-fondé de l’instance était substantiel et qu’aucun des moyens de défense de Me Bent n’était valable. Ces juges ont ensuite conclu que le préjudice subi par le  Platnick, à savoir l’atteinte à sa réputation, et l’intérêt public correspondant à permettre la poursuite de l’instance se situaient vers le haut de l’échelle de ce qui mérite une protection, tandis que le courriel de Me Bent constituait une attaque personnelle qui méritait un degré de protection moindre. L’intérêt public à protéger l’expression de Me Bent était élevé, du fait qu’il avait trait à l’administration de la justice, mais faible en ce qui avait trait aux remarques qui ciblaient le Dr Platnick, de sorte que, dans son ensemble, il se situait quelque part au milieu de l’échelle. L’évaluation des intérêts penchait donc en faveur du Dr Platnick.

Les juges dissidents sont arrivés à la conclusion que Me Bent avait présenté un moyen de défense valable fondé sur l’immunité relative, conclusion qui aurait suffi à faire rejeter la motion. Les juges dissidents auraient également tranché en faveur de Me Bent à l’étape de l’évaluation de l’intérêt public, arrivant à la conclusion qu’il existait un intérêt public important à conseiller aux autres avocats de faire preuve de prudence dans leurs rapports avec les experts des assureurs et prévenant de l’effet paralysant qu’un procès en diffamation pouvait avoir sur les professionnels témoins d’une inconduite.

Observations finales

Même si l’affaire Pointes et l’affaire Platnick portaient précisément sur la législation ontarienne visant à décourager les poursuites-bâillons, il reste que le Québec et la Colombie-Britannique ont aussi adopté des lois de même nature et que les arrêts de la Cour suprême auront certainement une incidence sur leur interprétation. Les décisions rendues dans ces deux affaires cherchent à établir un équilibre prudent entre les intérêts publics opposés qui sont en cause et à donner les coudées franches aux juges qui sont saisis de motions demandant le rejet de poursuites-bâillons. Il reviendra maintenant aux tribunaux de première instance de préciser davantage comment évaluer ces intérêts.

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