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La Cour suprême du Canada ouvre la voie à un organisme national de réglementation des valeurs mobilières

L’article suivant a d’abord été publié dans notre Rapport de 2019 sur les marchés des capitaux canadiens.

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Le 9 novembre 2018, dans le Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières1, la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») est arrivée à la conclusion unanime que la deuxième tentative du gouvernement fédéral de créer un organisme national de réglementation des valeurs mobilières était constitutionnelle. Plus précisément, selon la Cour suprême, le régime coopératif proposé i) n’entrave pas indûment la souveraineté des provinces; et ii) relève de la compétence générale du Parlement en matière de réglementation du trafic et du commerce conférée par le paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ayant infirmé la décision de la Cour d’appel du Québec de 2017, qui avait déclaré le régime proposé inconstitutionnel, la Cour suprême a donc ouvert la voie à un régime national volontaire de réglementation des valeurs mobilières. Même si les obstacles juridiques à la création d’un organisme coopératif national de réglementation des valeurs mobilières sont maintenant écartés, il reste à voir s’il y aura suffisamment de volonté politique pour assurer le succès d’un régime coopératif au Canada.

Contexte

En 2011, la Cour suprême a rejeté la tentative du gouvernement fédéral de créer un organisme national de réglementation des valeurs mobilières. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, la Cour suprême a déclaré que la Loi sur les valeurs mobilières que proposait le gouvernement fédéral n’était pas le fruit d’un exercice valide du pouvoir fédéral de réglementer le trafic et le commerce au Canada parce qu’elle entravait d’une manière inacceptable la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils. Toutefois, la Cour suprême n’avait pas écarté la possibilité qu’un régime de réglementation fédéral volontaire puisse être constitutionnel.

Prenant acte de la décision de la Cour suprême, le gouvernement fédéral et les gouvernements de l’Ontario, de la Colombie-Britannique, de la Saskatchewan, du Nouveau-Brunswick, de l’Île-du-Prince-Édouard et du Yukon ont conclu, en 2014, le Protocole d’accord concernant le régime coopératif de réglementation des marchés des capitaux (le « Protocole d’accord »), en vue de la création d’un organisme coopératif de réglementation des valeurs mobilières pancanadien (le « régime coopératif »). Sept provinces et territoires, dont le Québec et l’Alberta, ont décidé de ne pas participer au régime coopératif.

Le régime coopératif que propose le gouvernement fédéral comporte quatre volets :

  • un organisme national de réglementation des valeurs mobilières, appelé Autorité de réglementation des marchés des capitaux (l’« ARMC »);
  • la Loi sur les marchés des capitaux (la « loi provinciale type »), loi provinciale et territoriale uniforme devant être appliquée par l’ARMC. La loi provinciale type régirait les aspects courants de la réglementation des valeurs mobilières et chaque province participante adopterait une loi reflétant en tous points la loi provinciale type;
  • la Loi sur la stabilité des marchés des capitaux (l’« ébauche de la loi fédérale »), loi fédérale complémentaire qui régirait le risque systémique dans l’économie du Canada;
  • un Conseil des ministres, qui serait chargé de superviser l’ARMC et son conseil d’administration et serait composé d’un membre du cabinet de chaque province participante et du ministre fédéral des Finances. Le Conseil des ministres proposerait des modifications à apporter à la loi provinciale type.

Appel du jugement de la Cour d’appel du Québec

Le Québec, qui n’a pas signé le Protocole d’accord, a remis en question la constitutionnalité du régime coopératif proposé et a soumis deux questions d’ordre constitutionnel à la Cour d’appel du Québec (la « Cour d’appel ») :

  1. La Constitution du Canada autorise-t-elle la mise en place d’une réglementation pancanadienne des valeurs mobilières sous la gouverne d’un organisme unique selon le modèle prévu par la plus récente publication du Protocole d’accord concernant le régime coopératif de réglementation des marchés des capitaux?
  2. La plus récente version de l’ébauche de la loi fédérale excède-t-elle la compétence du Parlement du Canada sur le commerce selon le paragraphe 91(2) de la Constitution?

En ce qui concerne la première question, la Cour d’appel s’est dite d’avis que le régime coopératif proposé était inconstitutionnel pour deux motifs principaux : i) il entravait indûment la souveraineté des législatures des provinces en déléguant l’autorité de modifier la loi provinciale type au Conseil des ministres; et ii) le rôle qu’il conférait au Conseil des ministres dans l’approbation des règlements pris en vertu de l’ébauche de la loi fédérale était incompatible avec le principe du fédéralisme.

En ce qui concerne la seconde question, la Cour d’appel a déclaré que, bien que le caractère véritable de l’ébauche de la loi fédérale fût d’endiguer le risque systémique lié aux marchés des capitaux du Canada, objectif relevant de la compétence du gouvernement fédéral, l’ébauche de la loi fédérale excédait la compétence du Parlement en matière de réglementation du trafic et du commerce. Selon la Cour d’appel, le régime coopératif serait inconstitutionnel dans son ensemble à moins qu’on en retire le pouvoir permettant au Conseil des ministres d’approuver des règlements pris en vertu de l’ébauche de la loi fédérale.

Jugement de la Cour suprême du Canada

La Cour suprême a réexaminé les questions qui avaient été soumises à la Cour d’appel.

Infirmant la décision de la Cour d’appel, la Cour suprême est arrivée à la conclusion unanime que le régime coopératif proposé est constitutionnel et que l’ébauche de la loi fédérale relève de la compétence du gouvernement fédéral en matière de trafic et de commerce prévue au paragraphe 91(2) de la Constitution. La Cour suprême a toutefois souligné que même si le régime coopératif est constitutionnel, il revient à chaque province ou territoire de décider d’y adhérer ou non.

Première question : le régime coopératif n’entrave pas la souveraineté provinciale

Selon la Cour suprême, la loi provinciale type n’entrave pas indûment la souveraineté des législatures provinciales et ne comporte pas de délégation inacceptable du pouvoir de légiférer. La souveraineté parlementaire est un principe constitutionnel essentiel qui garantit que seule la législature a compétence pour adopter, modifier ou abroger les lois. Étant donné que le régime coopératif proposé ne contraint pas les législatures des provinces et des territoires à adopter la loi provinciale type et que celle-ci n’a pas force de loi dans une province tant qu’elle n’a pas été adoptée par la législature provinciale, le régime coopératif n’entrave pas indûment la souveraineté parlementaire.

De plus, le régime coopératif proposé ne comporte pas de délégation inacceptable du pouvoir de légiférer. Il est interdit à une législature provinciale de transférer à une législature d’un autre ordre de gouvernement sa compétence législative primaire sur une question à l’égard de laquelle elle dispose d’une compétence exclusive. Même si le Conseil des ministres avait le pouvoir d’approuver des modifications apportées au régime coopératif, le Protocole d’accord indique clairement que le Conseil des ministres n’aurait pas le pouvoir de modifier unilatéralement la législation provinciale sur les valeurs mobilières. Le Conseil des ministres demeurant subordonné à la volonté des législatures provinciales, la Cour suprême est d’avis que le régime coopératif proposé n’entraînera pas de délégation inacceptable de pouvoir.

Deuxième question : l’ébauche de la loi fédérale est intra vires

Selon la Cour suprême, l’ébauche de la loi fédérale relève de la compétence générale que la Constitution confère au Parlement en matière de réglementation du trafic et du commerce. Le Parlement peut utiliser cette compétence pour légiférer sur des questions véritablement nationales, c’est-à-dire des questions que les provinces et les territoires ne peuvent régler par eux-mêmes. La Cour suprême a conclu que le caractère véritable de l’ébauche de la loi fédérale est de gérer les risques systémiques susceptibles d’avoir des conséquences négatives importantes sur l’économie canadienne et de favoriser la stabilité des marchés des capitaux du Canada.

Même si les provinces ont la capacité de légiférer à l’égard du risque systémique lié à leurs marchés financiers, elles le font, a fait remarquer la Cour suprême, uniquement d’un point de vue local. L’ébauche de la loi fédérale traite de questions d’importance économique nationale qui transcendent les frontières provinciales.

De plus, la Cour suprême s’est penchée sur la constitutionnalité de certaines dispositions de l’ébauche de la loi fédérale qui permettent au gouvernement fédéral de déléguer à l’ARMC le pouvoir de prendre des règlements sous la supervision du Conseil des ministres. La Cour suprême est arrivée à la conclusion que les dispositions sont constitutionnelles parce qu’elles sont conformes au vaste pouvoir du législateur de déléguer des pouvoirs administratifs.

Et pour la suite des choses?

Le Canada a beau être le seul pays du G20 à ne pas avoir d’organisme national de réglementation des valeurs mobilières, la décision de la Cour suprême risque de susciter des controverses étant donné la résistance qui persiste dans certaines provinces à l’idée d’un organisme pancanadien. Même si on parvient à lancer le régime coopératif, il sera certainement difficile d’en arriver à un consensus sur la grande variété de questions qui restent à régler. Comme le Québec et l’Alberta y demeurent opposés, il n’est pas certain que le régime coopératif permettra de créer un régime de réglementation des valeurs mobilières véritablement harmonisé.

Les signataires du Protocole d’accord ont déjà pris des mesures clés pour faire progresser la mise au point du régime coopératif. Ils ont nommé le régulateur en chef de l’ARMC et un conseil d’administration composé d’experts et publié pour commentaires un projet de dispense de prospectus et de dispense d’inscription connexe. Toutefois, on ne sait ni quand ni comment le régime coopératif sera mis en place.

Quoique sa décision ouvre la voie, constitutionnellement parlant, à la mise en œuvre du régime coopératif, la Cour suprême a clairement indiqué que les provinces et les territoires conservent le pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il est dans leur intérêt d’y participer. Il reste à voir s’il y aura suffisamment de volonté politique parmi les administrations participantes pour faire avancer le projet de régime coopératif.

1 Référence : Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48. Il est possible de consulter le texte intégral de la décision ici : https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/17355/index.do

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