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Le Tribunal de la concurrence du Canada adopte l’approche de la compétence fondée sur les effets à l’égard des comportements susceptibles d’examen

Auteurs : John Bodrug et Charles Tingley

Le 24 juillet 2017, le Tribunal de la concurrence du Canada a rejeté (disponible en anglais seulement) la contestation de compétence déposée par HarperCollins à l’égard d’une demande présentée par le commissaire de la concurrence visant à obtenir une ordonnance interdisant la mise en œuvre d’un accord allégué entre HarperCollins et plusieurs autres éditeurs de livres numériques. Le commissaire a présenté sa demande en 2016 en vertu de l’article 90.1 de la Loi sur la concurrence (la « Loi »), alléguant que (1) en 2010, HarperCollins Publishers LLC (« HarperCollins US ») a conclu un arrangement aux États-Unis avec d’autres éditeurs de livres numériques et Apple Inc. pour remplacer le modèle de distribution de gros utilisé pour la vente des livres numériques par un modèle de distribution par mandataire, (2) les parties avaient l’intention de mettre l’arrangement en œuvre au Canada, ce qu’elles ont fait, et (3) l’arrangement limitait sensiblement la concurrence entre détaillants dans le secteur des livres numériques au Canada.

HarperCollins a déposé une requête en rejet de la demande du commissaire à l’étape préliminaire aux motifs que (1) le Tribunal n’avait pas compétence territoriale sur le comportement contesté et (2) tout arrangement qui serait intervenu entre les éditeurs avait pris fin étant donné les procédures engagées antérieurement aux États-Unis au titre de la législation antitrust et les consentements intervenus par la suite entre le commissaire et des éditeurs au Canada.

Accords entre concurrents susceptibles d’examen

Bien que la Loi comprenne une interdiction pénale empêchant les concurrents de conclure certains types d’accords pour fixer les prix, attribuer des clients ou des marchés ou encore restreindre la production, l’article 90.1 est une disposition de nature non pénale qui permet au Tribunal, à la demande du commissaire, d’interdire à toute personne d’accomplir tout acte au titre d’un accord ou d’un arrangement conclu ou proposé entre concurrents, lequel empêche ou diminue sensiblement la concurrence dans un marché, ou aura vraisemblablement cet effet. L’article 90.1 ne traite pas expressément de la compétence territoriale du Tribunal. HarperCollins a prétendu que l’absence d’application expresse extraterritoriale et l’existence de certaines autres dispositions de la Loi s’appliquant expressément aux activités exercées à l’étranger sous-entendent que l’article 90.1 ne s’applique qu’aux accords conclus au Canada.

Compétence territoriale

La question de la portée territoriale de l’article 90.1 et de dispositions similaires de la Loi portant sur les comportements susceptibles d’examen (y compris les fusionnements et les abus de position dominante) n’avait pas été expressément soulevée auparavant dans une décision du Tribunal à l’égard d’une demande contestée. Le Tribunal a rejeté la position de HarperCollins, affirmant qu’il n’était pas clair et évident que l’article 90.1 s’applique uniquement aux accords ou aux arrangements conclus au Canada. Il a conclu que sa compétence aux termes de l’article 90.1 dépend de l’existence d’un lien réel et important entre le comportement contesté et le Canada. Lorsque, aux termes de la disposition en question, comme c’est le cas de l’article 90.1, le commissaire doit démontrer un important empêchement ou une importante diminution de la concurrence, un effet anticoncurrentiel au Canada constituera un lien réel et important avec le Canada et un fondement suffisant pour reconnaître la compétence du Tribunal. Dans la présente affaire, le Tribunal a déterminé que les faits allégués par le commissaire dans sa demande, tenus pour véridiques pour les besoins de la décision rendue sur la requête, pouvaient soutenir l’allégation de lien réel et important avec le Canada.

Bien qu’il ait pris soin d’indiquer que sa décision ne portait pas sur la portée géographique de l’infraction de complot criminel, le Tribunal a laissé entendre que son analyse s’applique à d’autres dispositions de la Loi se rapportant aux comportements susceptibles d’examen, y compris les fusionnements et les abus de position dominante. Comme le Tribunal le mentionne, de nombreuses parties à des fusionnements se déroulant à l’extérieur du Canada ont conclu avec le commissaire des consentements prévoyant des recours visant à remédier aux effets anticoncurrentiels au Canada allégués par le commissaire. En pratique, peu de parties à des fusionnements réalisés à l’échelle mondiale sont disposées à composer avec l’incertitude liée à une procédure contestée auprès du Tribunal, qui prend habituellement plus d’un an pour rendre sa décision sur le fond. Toutefois, les parties à des fusionnements étrangers futurs qui envisagent de contester une demande présentée par le commissaire peuvent s’attendre à ce que celui-ci se fonde sur la décision du Tribunal dans l’affaire HarperCollins pour justifier sa compétence et celle du Tribunal.

Accords conclus entre concurrents

HarperCollins a également fait valoir que le Tribunal n’avait pas la compétence requise pour rendre l’ordonnance demandée en vertu de l’article 90.1 parce qu’il était clair qu’aucun accord ne continuait d’exister ni n’était proposé entre HarperCollins et d’autres éditeurs de livres numériques. HarperCollins a signalé que le comportement allégué avait fait l’objet : (1) d’ordonnances de tribunaux américains imposées à HarperCollins US et à d’autres éditeurs en 2012 et 2013 à la suite d’une enquête menée par les autorités de la concurrence des États-Unis; (2) de consentements conclus en 2014 entre le commissaire, d’une part, et HarperCollins Canada et d’autres éditeurs, d’autre part, qui ont été annulés par suite de la contestation d’un tiers quant à leur validité; et (3) de nouveaux consentements conclus en janvier 2017 entre le commissaire et d’autres éditeurs, le même jour où le commissaire a déposé sa demande contre HarperCollins. Selon HarperCollins, ces ententes attestent clairement que le commissaire ne pouvait fonder sa demande en vertu de l’article 90.1 sur aucun accord ou arrangement entre concurrents, lequel aurait continué d’exister.

Bien qu’il ait reconnu que l’article 90.1 ne s’applique qu’à un accord ou à un arrangement conclu ou proposé, sur la base des faits présentés par le commissaire, le Tribunal n’était pas disposé à conclure qu’il était clair et évident qu’un accord relatif au Canada n’existait pas au moment où le commissaire a déposé sa demande.

Le Tribunal a reconnu qu’une fois toutes les données probantes analysées, le commissaire pourrait ne pas fournir au procès des preuves claires et convaincantes de l’existence d’un accord au moment de la demande. Toutefois, le Tribunal a posé des critères élevés pour l’accueil d’une requête préliminaire sollicitant le rejet sommaire de la demande. Le Tribunal n’était pas disposé à conclure que les faits non contestés concernant les instances américaines et canadiennes antérieures relatives au même comportement ou à un comportement similaire démontraient [traduction] « qu'il est clair et évident, et hors de tout doute qu’aucun fondement factuel ne vient appuyer l’existence du prétendu arrangement à la date du dépôt de la demande du commissaire. »

Implications

La décision HarperCollins laisse supposer que, sauf infirmation de sa décision en appel, le Tribunal appuiera la pratique du commissaire consistant à enquêter sur les comportements susceptibles d’examen, y compris les fusionnements, les abus de position dominante et les accords entre concurrents, qui se produisent à l’extérieur du Canada, mais qui ont des effets anticoncurrentiels relativement importants au Canada, et à en poursuivre les auteurs. La décision confirme également que le Tribunal posera des critères élevés pour accueillir une requête préliminaire sollicitant le rejet d’une demande du commissaire pour des motifs de compétence.

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