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De la difficulté d’être vert : la mobilisation de capitaux en cette ère de décarbonation et d’électrification

Auteurs : Brooke Jamison, Sarah Elharrar et Eric Freilich

Tout gestionnaire de fonds qui a mobilisé des capitaux au cours des 10 dernières années vous le dira : les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (« ESG ») emportent de plus en plus l’adhésion des investisseurs partout dans le monde. Mais les critères ESG ont-ils donné naissance à une nouvelle catégorie d’actifs? L’histoire récente pourrait le laisser croire : Generation Investment Management, société d’investissement présidée par Al Gore, a lancé en 2021 le fonds Just Climate Fund dont l’objectif est d’investir dans des actifs qui atténuent les changements climatiques; le fonds Brookfield Global Transition Fund (codirigé par Mark Carney) a recueilli 15 milliards de dollars américains en 2022 pour les investir dans des actifs qui accélèrent la décarbonation mondiale; et, en 2022, TPG a mobilisé 5,4 milliards de dollars américains pour son Rise Climate Fund1. Ce qui embrase dorénavant les investisseurs et les gestionnaires de fonds, ce sont les fonds qui investissent dans des actifs qui contribueront à refroidir la planète.

La mobilisation de capitaux pour un fonds de transition énergétique, ou pour tout fonds axé sur les principes ESG, n’est pas une mince affaire. Bon nombre d’investisseurs institutionnels ont commencé à exiger que les fonds se dessaisissent d’actifs centrés sur le carbone dans des délais bien déterminés2, tout en recherchant les rendements durables et la communication accrue d’information sur les facteurs ESG et sur la diversité et l’inclusion. Par ailleurs, les autorités canadiennes et américaines de réglementation des valeurs mobilières se sont penchées sur l’« écoblanchiment », la pratique consistant à induire les investisseurs en erreur au moyen de la description trompeuse des fonds d’investissement3. L’utilisation, par un fonds d’investissement assujetti à la réglementation canadienne, de mots tels que « ESG », « durable », « investissement responsable » et « vert », y compris dans son nom, doit dorénavant pouvoir être étayée (par exemple, en correspondant à la stratégie de placement du fonds).

Dans le contexte actuel de concurrence impitoyable pour l’attention des investisseurs et de surveillance accrue des autorités de réglementation, le gestionnaire de fonds qui souhaite privilégier l’électrification, la décarbonation ou la transition énergétique doit prendre une longueur d’avance en se concentrant sur certains aspects du fonds, dont ses modalités clés :

  • Mandat du fonds. Les fonds nouvellement établis ou les fonds qui réorientent leurs objectifs de placement vers la transition énergétique doivent examiner de près tant la description de leur mandat que les restrictions en matière d’investissement qui s’appliqueront. Par exemple :
    • On peut de prime abord penser qu’une stratégie de placement globale qui cible les entreprises ayant un impact positif sur l’environnement exclut les sociétés minières. Mais une stratégie de placement axée sur la décarbonation peut très bien compter des investissements dans des sociétés qui exploitent ou traitent le lithium ou d’autres matières renouvelables critiques destinées aux batteries. Le gestionnaire de fonds doit définir clairement les types d’investissement qui relèvent du mandat du fonds et ceux qui en sont exclus, et justifier ces choix.
    • Selon la nature de sa stratégie de placement, un fonds pourrait devoir prévoir une certaine flexibilité quant aux types d’investissement qu’il effectuera (titres de créance ou titres de capitaux propres; capital de croissance ou capital de rachat, par exemple) et quant aux occasions de co-investissement qui pourraient être offertes aux investisseurs et aux tiers (comme la participation au financement de projets ou d’autres occasions d’investissement ou de développement qui sont fondamentalement différents des occasions de co-investissement passif et, par conséquent, peuvent faire partie d’une offre stratégique).
  • Paramètres économiques du fonds. Le promoteur de fonds qui s’intéresse à la transition énergétique ou à la décarbonation pourrait vouloir adapter les modalités économiques habituelles de manière à récompenser par des incitatifs financiers accrus l’équipe d’investissement qui atteint des objectifs de décarbonation ou d’autres objectifs déterminés. Bien que cette approche puisse sembler raisonnable et souhaitable, ce sont les détails qui posent problème. Le gestionnaire de fonds qui veut établir une échelle d’intéressements ou d’autres incitatifs financiers liés à des cibles en matière de changements climatiques doit d’abord trouver le meilleur moyen d’encadrer ces cibles pour en assurer une évaluation objective.
  • Taille du fonds. À l’instar de tout autre fond, un fonds de transition énergétique doit jauger les perspectives qu’offre le marché et adapter sa taille en conséquence, en tenant compte des occasions attendues, de la valeur prévue des affaires à conclure et de sa capacité à participer à l’activité du secteur, autant de facteurs qui influenceront la composition de son équipe de direction. Un nouveau fond ou un fonds qui a réorienté sa stratégie pourrait devoir recourir à des conseillers externes qui l’aideront à rationaliser sa philosophie d’investissement.
  • Équipe du fonds. Le fonds axé sur la décarbonation ou l’électrification voudra peut-être ajouter à son équipe des personnes ayant des compétences techniques ou spécialisées en réglementation (ou renforcer ses relations avec les fournisseurs de services clés) ou qui ont une compréhension élargie des besoins des entreprises du secteur sur le plan du capital de croissance ou du capital de développement. L’expansion de l’équipe du gestionnaire du fonds pourrait également nécessiter une révision de son plan d’intéressements ou de tout autre plan de rémunération pour veiller à ce que les intérêts soient harmonisés.

En plus de s’attarder aux modalités du fonds, le gestionnaire d’un fonds de transition énergétique doit adopter une approche prudente en matière de marketing et de communication d’information :

  • Communication prudente de l'information. Le gestionnaire de fonds d’investissement doit gérer de manière judicieuse, compte tenu des facteurs contextuels, l’information qu’il communique aux investisseurs à propos de ses fonds et de leurs stratégies. Il ne s’agit pas ici de simplement étoffer la rubrique des facteurs de risque dans la notice d’offre d’un placement privé. Le gestionnaire de fonds doit se demander si les déclarations faites dans les présentations et la notice d’offre sont étayées par les restrictions et la stratégie de placement du fonds et par la manière dont les investissements devraient être effectués et évalués. Le gestionnaire de fonds doit aussi voir s’il adoptera non seulement une politique ESG, mais aussi des procédures pour évaluer la conformité et faciliter la communication de l’information.
  • Gestion de l'équipe des ventes. Les vendeurs internes et les agents de placement externes doivent comprendre l’importance de communiquer correctement les objectifs de placement du fonds; on leur fournira donc la description précise du fonds et de ses objectifs qu’ils devront relayer et on leur prodiguera des conseils à cet égard.
  • Communication d'information aux investisseurs. Compte tenu de la quantité accrue de renseignements que les investisseurs s’attendent à obtenir au sujet des facteurs ESG, les gestionnaires de fonds pourraient vouloir élaborer de façon proactive un modèle de présentation de l’information ou une approche en matière de communication de l’information qui soient complets sans être trop lourds, et établir des processus ou des procédures pour opérationnaliser la collecte des renseignements requis. Pour ce faire, il est possible, notamment, de retenir les services d’un consultant en ESG ou de procéder à des déclarations volontaires fondées sur des normes indépendantes comme celles du SASB (en anglais) ou celles de l’initiative SDG Impact (en anglais) pour les fonds de capital-investissement.4

À la lecture des critères susmentionnés, le gestionnaire de fonds chevronné dira que, dans la plupart des cas, il n’y a rien de bien nouveau. Les gestionnaires de fonds prudents se sont toujours attachés à fournir des renseignements exacts et à éviter de faire des déclarations trompeuses. Les gestionnaires de fonds d’investissement innovateurs recherchent depuis toujours de nouveaux moyens pour dégager de la valeur, mais les changements climatiques n’étaient pas jusqu’à maintenant dans leur ligne de mire. Le monde continue de faire face à des risques politiques et économiques, et le changement est forcément inévitable. Au grand jeu de la transition énergétique et de l’électrification, il y aura des gagnants et des perdants. D’autres prises de position des autorités de réglementation pourraient aussi influer sur la conception des fonds axés sur la transition énergétique. Dans ce contexte, les gestionnaires de fonds seraient bien avisés de se concentrer sur les fondamentaux, même s’ils mettent de l’avant des stratégies innovatrices.

1 Selon une étude de S&P Global (en anglais), 2021 a été marquée par les fonds record injectés par des sociétés nord-américaines de capital de risque et de capital-investissement dans des actifs qui participent à la transition du secteur de l’énergie (les investissements ont à peu près quadruplé depuis 2020).

2 Par exemple, la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) a annoncé qu’elle se dessaisirait de tous ses investissements dans le pétrole d’ici la fin de 2022 dans le cadre d’une stratégie plus large de réduction de 60 % de son empreinte carbone d’ici 2030.

3 Voir, par exemple, l’Avis 81-334 du personnel des ACVM dont l’objet est de veiller à ce que les fonds alignent clairement l’information qu’ils publient sur leur nom et leurs stratégies de placement pour éviter de semer la confusion chez les investisseurs ou de les tromper, ainsi que la règle proposée par la SEC concernant l'information liée aux ESG (en anglais). Cette règle de la SEC, qui s’applique aux conseillers en placement et aux sociétés de placement, vise à bonifier l’information communiquée en établissant des obligations d’information supplémentaires concernant les stratégies ESG, en préconisant pour les fonds ESG une approche d’information par tableaux facilitant la comparaison et en obligeant certains fonds axés sur l’environnement à publier les émissions de gaz à effet de serre associés à leurs investissements.

4 Les normes en matière de communication d’information établies par des tiers ne sont toutefois pas toujours parfaitement adaptées aux fonds d’investissement (en particulier les fonds de petite et moyenne taille). Il y a lieu d’en tenir compte au moment d’évaluer leur pertinence.

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