Bulletin

Rejet par la Cour suprême de la demande d’autorisation d’appel de l’ordonnance de dévolution inversée rendue dans le cadre de la restructuration de Nemaska

Auteurs : Gabriel Lavery Lepage, Christian Lachance, Denis Ferland et Alexandra Ghelerter

La Cour suprême du Canada (la « CSC ») a rejeté la demande d’autorisation d’appel présentée dans le cadre de la procédure concernant Nemaska Lithium Inc. et ses filiales (collectivement, « Nemaska ») en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »). En novembre 2020, la Cour d’appel du Québec (la « CAQ ») avait refusé les demandes d’autorisation d’interjeter appel de la décision de la Cour supérieure du Québec (la « CSQ »). La décision de la CSQ accordait, pour la première fois à la suite d’une audition contestée, une « ordonnance de dévolution inversée » (une « ODI »).

Contrairement à l’ordonnance de dévolution ordinaire, qui porte sur la cession à l’acheteur des actifs que ce dernier se propose d’acheter à la société insolvable, libres et quittes des droits et des créances des créanciers, l’ODI autorise la vente des actions de la société insolvable, à l'exclusion de certains actifs et passifs non voulus par l’acheteur. Ainsi, avant que la vente des actions ne soit menée à bien, la société existante est autorisée à se restructurer, en conformité avec l’ODI, et à transférer, céder et transporter ses actifs et passifs indésirables à une société nouvellement constituée. La société qui était insolvable, une fois libérée de ces actifs et passifs, est achetée et remise en exploitation.

L'un des avantages les plus importants de l’ODI par rapport à l’ordonnance de dévolution ordinaire réside dans le fait qu’acheter la société insolvable (plutôt que ses actifs) permet de préserver ses permis, licences, autorisations et contrats essentiels existants et de maximiser l'utilisation de ses attributs fiscaux existants. Par conséquent, cette structure innovante est particulièrement utile pour les sociétés en difficulté exerçant leurs activités dans des secteurs très réglementés ou possédant des actifs difficiles ou impossibles à céder.

La structure de dévolution inversée a été approuvée sans aucune opposition dans le cadre de nombreuses procédures d'insolvabilité antérieures, y compris les restructurations de Stornoway Diamond, de Plasco Energy, de Wayland Group, de Comark Holdings et de Beleave Inc. L’ODI délivrée dans l’affaire Nemaska est la première à avoir été accordée à la suite d’une audition contestée. Maintenant que la structure de dévolution inversée a été reconnue en bonne et due forme dans l’affaire Nemaska, il est fort possible qu’elle se généralise dans les situations de restructuration au Canada.

Contexte

Nemaska était une société cotée en bourse qui avait l'intention de devenir un producteur d'hydroxyde de lithium, principalement pour le marché en croissance des batteries au lithium, qui est stimulé par la demande de véhicules électriques, de stockage d'énergie et d'appareils électroniques mobiles. Nemaska exploitait l'un des plus grands gisements de spodumène au monde, tant en termes de volume que de teneur.

Le 23 décembre 2019, Nemaska a demandé et obtenu la protection prévue par la LACC. À la suite d'un « processus de vente ou de sollicitation d’investisseurs » (le « PVSI ») approuvé par la CSQ, Nemaska a accepté l’offre d’achat fondée sur la valeur des créances présentée par un groupe composé de The Pallinghurst Group1, d’Investissement Québec et d’Orion. L'offre était conditionnelle à l'émission d'une ODI.

C’est dans ce contexte que la CSQ a examiné la demande d'ODI. Un créancier présumé et certains actionnaires de Nemaska ont contesté cette demande, mettant en avant de nombreux arguments, dont celui voulant que la CSQ n'avait pas compétence en vertu de la LACC pour délivrer une ODI puisque cette dernière ne comporterait pas de « disposition d'actifs » et permettrait à Nemaska de procéder à une restructuration en vertu de la LACC et d’émerger de la protection accordée par la LACC sans avoir à proposer un plan d'arrangement.

Décision

La CSQ a déclaré que la nature des problèmes économiques contemporains commande que des solutions innovantes, comme les ODI, soient envisagées. Elle a ajouté que si ces solutions permettent que les objectifs fondamentaux et l’esprit de la LACC soient atteints, au bénéfice de toutes les parties prenantes, alors il faut les entériner. Invoquant la décision récente de la Cour suprême du Canada dans l’affaire 9354-9186 Québec inc. c. Callidus Capital Corp., 2020 CSC 10, la CSQ a précisé que le juge qui surveille l’exécution de la procédure en vertu de la LACC dispose de la flexibilité nécessaire pour rendre les ordonnances « indiquées » qui permettent de faciliter la restructuration de la société insolvable.

La CSQ s’est dite d’avis que l’article 36 de la LACC l’autorisait à délivrer une ODI même si celle-ci ne comportait pas de « disposition d'actifs ». La CSQ a vérifié si les critères propres à une disposition d’actifs avaient été respectés, à savoir si des efforts suffisants avaient été déployés pour obtenir le meilleur prix et si les parties avaient agi de manière prévoyante (évaluation de l'efficacité et de l'intégrité du processus), si les intérêts des parties avaient été pris en compte et si une quelconque injustice avait résulté du processus.

La CSQ a affirmé que Nemaska avait fait tous les efforts raisonnables pour trouver la meilleure offre dans les circonstances, et ce, au moyen d'un processus rigoureux, efficace, équitable et transparent, conformément au PVSI. La CSQ a conclu qu'il n'y avait aucun doute que l’opération proposée était juste et raisonnable et qu'elle devait être approuvée au bénéfice de toutes les parties prenantes.

La CSQ a également examiné les solutions de rechange qui s'offraient à Nemaska, à savoir la réalisation des sûretés des créanciers garantis; la mise en veilleuse des activités de Nemaska et la reprise d’un PVSI à une date ultérieure, à un coût élevé et dans un marché fort incertain; ou la faillite de Nemaska. Selon elle, aucune de ces options n'était susceptible d’offrir un résultat plus favorable pour les parties prenantes de Nemaska.

La CSQ a ajouté que lorsque, comme en l’espèce, le tribunal a pris en considération les facteurs prévus à l’article 36 de la LACC et que les avantages de l’opération proposée sont évidents, le juge qui surveille la restructuration et les intérêts de toutes les parties prenantes se doit d’exercer son pouvoir discrétionnaire à bon escient et de permettre que la solution proposée, peu importe son degré d’innovation et de créativité, soit autorisée.

Le créancier présumé et le groupe des actionnaires ont demandé l’autorisation d’interjeter appel de la décision devant la CAQ. Dans leur demande, ils ont fait valoir que les sociétés débitrices ne devaient pas être autorisées à émerger de la protection procurée par la LACC libres et quittes de leurs dettes antérieures en l’absence d'un plan de transaction ou d'arrangement. Ils ont également soutenu que la CSQ avait commis une erreur en accordant certaines quittances en faveur des administrateurs et des dirigeants dans le contexte de l’ODI proposée. Le 11 novembre 2020, la CAQ a rejeté les demandes d'autorisation d'appel. Le 29 avril 2021, la CSC a également rejeté la demande d'autorisation d'appel de la décision de la CAQ.

Conclusion

L’ODI peut être très utile à l’avocat en insolvabilité, car elle permet de préserver, notamment, les permis et les attributs fiscaux de la société insolvable et constitue une solution de rechange au plan d'arrangement. Ayant été entérinée en bonne et due forme à la suite d’une audition contestée, l’ODI deviendra sans doute un élément de plus en plus courant des procédures de restructuration au Canada.

1 Davies représente The Pallinghurst Group.

Connexe

Entreprises insolvables au Canada en 2023

5 mars 2024 - Comme nous l’avions prédit dans nos numéros précédents de L’Actualité en insolvabilité de Davies, l’augmentation attendue du nombre de dossiers d’insolvabilité d’entreprises s’est matérialisée en 2023. Dans ce numéro, nous procédons à un examen comparatif de l’insolvabilité d’entreprises...