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Le commissaire à la concurrence plaide en faveur de la réforme du droit de la concurrence au Canada

Lors de son allocution annuelle devant l’Association du Barreau canadien (l’« ABC »), la semaine dernière, le commissaire de la concurrence, Matthew Boswell, a vigoureusement défendu l’application rigoureuse du droit de la concurrence comme moteur essentiel de la reprise économique postpandémique au Canada. Plutôt que de présenter les réalisations du Bureau de la concurrence (le « Bureau ») au cours de la dernière année, comme il l’avait fait dans ses dernières allocutions devant l’ABC, le commissaire a principalement exposé les difficultés auxquelles il voit le Bureau confronté dans l’application efficace du droit de la concurrence au Canada, ainsi que la révision en profondeur de la législation canadienne sur la concurrence qu’il estime nécessaire pour y remédier.

Le Commissaire a invoqué, dans son plaidoyer en faveur de la réforme, l’évolution de l’économie du Canada et d’autres pays vers le numérique et les nouvelles technologies, l’intérêt populaire et politique croissant pour le droit de la concurrence à l’échelle mondiale et « une transition marquée vers une application plus agressive des lois sur la concurrence » dans d’autres pays. Le commissaire avait déjà évoqué la nécessité de réformer le régime canadien de la concurrence (voir notre bulletin à ce sujet publié en début d’année), mais ses dernières remarques témoignent d’une nouvelle volonté de prendre part ouvertement au débat d’orientation stratégique et sont les plus fermes qu’il ait émises à ce jour en faveur de modifications législatives précises.

Principaux points à retenir

  • Le commissaire a dit être en faveur de sanctions plus sévères pour les conduites anticoncurrentielles, de l’abrogation ou de la réforme de la « défense reposant sur les gains en efficience » dont peuvent se prévaloir les parties à une fusion en vertu du droit canadien, de l’étendue de la portée de la disposition criminelle sur les complots aux accords entre acheteurs concurrents (comme les accords de non-débauchage) et de la possibilité pour les parties privées d’invoquer les dispositions relatives à l’abus de position dominante.
  • L’économie numérique reste une priorité pour le Bureau, qui compte consacrer les nouveaux fonds qui lui ont été alloués au renforcement de son expertise et de l’application de la loi dans le secteur numérique et plaider en faveur de la réforme de la législation pour mieux lutter contre la conduite anticoncurrentielle des grandes entreprises numériques.
  • Les commentaires du commissaire laissent entendre que l’examen des fusions pourrait dorénavant passer plus souvent par la contestation judiciaire et souffrir ainsi en termes de transparence et de longueur.

Nous examinons ci-dessous en détail les principaux points abordés par le commissaire.

1. Les nouveaux fonds seront affectés au rehaussement de l’expertise numérique et des capacités en matière de litiges

Le commissaire, comme ses prédécesseurs, a déploré à maintes reprises les ressources limitées du Bureau et l’incidence de ce financement limité sur la réalisation de son mandat. Toutefois, le budget fédéral de 2021 a prévu une injection supplémentaire (et sans précédent) de fonds pour le Bureau, soit 96 millions de dollars de nouveaux crédits sur les cinq prochaines années, et 27,5 millions de dollars supplémentaires par année par la suite. Dans ses remarques, le commissaire a indiqué que les nouveaux fonds seront affectés au soutien du travail du Bureau dans trois domaines principaux :

  1. accroître sa « capacité d’examiner de nouveaux cas plus complexes de conduite anticoncurrentielle, surtout dans le secteur numérique »;
  2. renforcer ses équipes d’application de la loi en embauchant plus d’employés, en insistant sur l’augmentation de ses capacités en matière de litiges et en faisant appel à des experts externes;
  3. accroître sa capacité de « promouvoir des changements réglementaires et politiques favorables à la concurrence ».

La création de la nouvelle Direction générale de l’application numérique de la loi et du renseignement n’est que l’une des mesures que compte prendre le Bureau pour accroître ses capacités dans le secteur numérique et traduit l’importance que continue d’accorder le commissaire à l’économie numérique et aux géants du Web (voir notre bulletin précédent à ce sujet). Le commissaire a déclaré que son objectif pour cette direction générale est qu’elle devienne « un centre d’expertise sur les technologies et les données qui servira de système d’avertissement précoce à l’égard d’enjeux potentiels liés à la concurrence dans les économies traditionnelles et numériques ». Le Bureau a également pris d’autres mesures aux fins de l’application de la loi dans le secteur numérique, dont le lancement d’une enquête sur un abus potentiel de position dominante de la part d’Amazon au Canada, ainsi qu’une enquête sur les marchés de la publicité en ligne. Les propos du commissaire laissent entendre que les enquêtes et les mesures d’application de la loi visant les plateformes numériques pourraient devenir plus fréquentes.

De plus, le commissaire a pris soin de mentionner que le programme d’examen des fusions du Bureau ne bénéficierait pas directement du nouvel apport de fonds et a annoncé un examen des frais de dépôt pour les fusions au cours des deux prochaines années, en vue de « financer adéquatement les activités pour qu’elles correspondent aux réalités et demandes actuelles ». Les frais de dépôt pour les fusions au Canada ont déjà subi une forte hausse (de 44 %) en 2018, mais le commissaire a laissé entendre qu’ils pourraient être relevés encore davantage.

2. L’examen des fusions continue de causer des tensions

Dans ses décisions concernant l’affaire Secure Energy Services Inc., rendues en juillet et en août derniers, le tribunal de la concurrence (le « tribunal ») a refusé les demandes d’injonction provisoire présentées par le commissaire en lien avec la fusion de Secure Energy Services Inc. et de Tervita Corporation. Au cours de l’examen de cette affaire par le commissaire, les parties avaient fait valoir, notamment, que la fusion générerait vraisemblablement des gains en efficience importants qui excéderaient et compenseraient tous les effets anticoncurrentiels éventuels de l’opération. En plus de recourir à la défense reposant sur les gains en efficience, les parties à la fusion ont conclu l’opération dès l'expiration du délai prévu par la loi, comme elles en avaient le droit, malgré l’examen en cours du Bureau. Le commissaire a contesté la fusion et a tenté d’obtenir du tribunal diverses ordonnances provisoires pour empêcher la clôture de l’opération et, une fois celle-ci conclue, pour qu’elle soit dissoute, ou bien que les entreprises des parties soient exploitées séparément en attendant la décision sur le fond à l’égard de la contestation du commissaire. Le tribunal et la Cour d’appel fédérale ont rejeté les demandes d’injonction, et la contestation sur le fond par le Bureau de la fusion se poursuit devant le tribunal et fera l’objet d’un procès en mai et juin 2022.

Dans sa récente allocution, le commissaire a affirmé que l’affaire Secure Energy Services « cristallise la nécessité d’un examen approfondi des lois » canadiennes en matière de concurrence. Il a mis en évidence deux aspects des décisions qui, selon lui, auront des incidences importantes sur l’examen des fusions à l’avenir :

  1. Premièrement, le commissaire s’est dit préoccupé par l’exigence du tribunal voulant que le Bureau présente, à l’appui de sa demande d’injonction provisoire, une estimation « grossière » en dollars du tort fait à l’économie dans les cas où les parties invoquent des gains d’efficience. Ce qui est peut-être surprenant, c’est que le Bureau n’a pas présenté cette estimation « grossière » malgré le fait qu’il se penchait depuis plus de trois mois sur l’opération de fusion de Secure Energy Services au moment où les parties ont décidé de la conclure et malgré le fait que la Cour suprême du Canada, dans une affaire antérieure, avait clairement indiqué qu’il incombait au Bureau de quantifier le préjudice anticoncurrentiel. Néanmoins, de l’avis du commissaire, si les parties choisissent d’exiger que le Bureau s’en tienne aux délais d’achèvement des examens de fusions prévus par la loi dans les cas complexes (délais qui ont été considérablement prolongés en 2009 lorsque le Bureau s’est vu accorder le pouvoir unilatéral de présenter des demandes de production de documents semblables à des assignations à produire), le Bureau pourrait devoir adopter une « approche axée sur la contestation judiciaire » pour l’examen de fusions, qui serait coûteuse, moins prévisible, moins transparente et moins favorable aux échanges avec les parties à la fusion.
  2. Deuxièmement, le commissaire a réitéré l’opposition de longue date du Bureau à la défense reposant sur les gains en efficience prévue par le droit canadien, affirmant que cette défense permet les fusions anticoncurrentielles (y compris les fusions qui créent des monopoles et font augmenter les prix pour les consommateurs), qu’elle est incompatible avec l’approche des autres pays du G-7 et qu’elle soulève des difficultés pratiques considérables pour le Bureau, qui doit estimer et mesurer le préjudice anticoncurrentiel.

Malgré le fait que le commissaire a critiqué la décision du tribunal en affirmant que celle-ci alourdit davantage les « tests juridiques excessivement stricts et peu pratiques pour prévenir les fusions anticoncurrentielles », il importe de noter que le critère de l’« évaluation comparative des inconvénients » s’appliquant aux mesures injonctives – critère qui a causé l’échec de la contestation du commissaire dans l’affaire Secure Energy Services – n’est pas un élément du droit de la concurrence en soi, mais plutôt une règle générale et de longue date de la common law s’appliquant à toutes les demandes de mesures provisoires extraordinaires. Ce critère exige que les tribunaux mettent en balance le préjudice que pourrait potentiellement causer l’injonction avec le préjudice susceptible de se produire en l’absence de l’injonction. Il est difficile de savoir si et pourquoi le commissaire croit qu’un tel critère ne devrait pas s’appliquer aux injonctions qu’il demande dans les cas de fusion. De plus, on ne sait pourquoi le Bureau a éprouvé des difficultés particulières à s’acquitter de la charge de démontrer [traduction] « au moins une idée “approximative” ou initiale du préjudice irréparable » dans l’affaire Secure Energy Services malgré le fait qu’il travaillait à ce dossier depuis des mois et avait retenu les services d’experts économiques externes.

Néanmoins, il ressort des commentaires du commissaire sur les décisions concernant Secure Energy Services que les parties à une fusion devraient continuer de peser soigneusement dans tous les cas les coûts et les avantages de l’acceptation d’une prolongation des délais au-delà des délais prévus par la loi, car un refus de les prolonger pourrait entraîner un processus d’examen de la fusion moins transparent et davantage dirigé vers la contestation judiciaire. Le manque potentiel de transparence du processus du Bureau est préoccupant, d’autant plus que le commissaire n’a pas expliqué pourquoi une telle approche serait nécessaire ou appropriée pour un organisme d’application de la loi agissant dans l’intérêt public, ni même pourquoi l’emploi d’une telle approche aiderait le Bureau à respecter les délais prévus par la loi ou à estimer les effets anticoncurrentiels d’une fusion. De plus, une telle approche va directement à l’encontre des normes de service du Bureau quant au délai d’achèvement de l’examen de fusions, qui ont été mises en place en contrepartie partielle du paiement de droits de dépôt par les parties à une fusion. Il convient également de noter que le commissaire, dans l’affaire Secure Energy Services, a choisi de ne pas avoir recours à d’autres moyens à sa disposition pour prolonger les délais de l’examen préalable à la clôture, mais que ces autres moyens (comme la présentation au tribunal d’une demande d’ordonnance aux termes de l’article 100 pour empêcher la clôture pendant une période limitée) resteront à sa disposition dans les dossiers futurs.

3. Un vibrant appel à la réforme du droit de la concurrence

En plus de lancer un appel à la réforme dans ses commentaires sur les décisions concernant Secure Energy Services, le commissaire a proposé que la réforme englobe les points suivants :

  1. une augmentation des amendes et des sanctions;
  2. le renforcement des outils d’application de la loi à la portée des parties privées, particulièrement en lien avec les dispositions relatives à l’abus de position dominante de la Loi sur la concurrence;
  3. l’inclusion dans les dispositions sur les complots de la loi des accords entre acheteurs, y compris en matière de fixation des salaires et de non-débauchage.

Le commissaire a insisté sur le fait que la « modernisation » qu’il propose du droit de la concurrence au Canada sera bénéfique pour la prospérité économique à long terme du pays, d’autant plus que d’autres pays s’emploient activement à moderniser leurs lois sur la concurrence. De plus, l’appel à la réforme du commissaire semble motivé par l’orientation numérique du Bureau, le commissaire ayant souligné l’ampleur des changements technologiques survenus depuis le dernier examen de la Loi sur la concurrence, il y a 14 ans.

Conclusion

Dans son appel explicite à la réforme lancé lors de son allocution, la semaine dernière, le commissaire a présenté de la façon la plus énergique et la plus complète à ce jour son point de vue en faveur de modifications législatives et a affirmé sa volonté de prendre part publiquement au débat d’orientation stratégique. Le commissaire a ainsi aligné la position du Bureau sur les appels à la réforme du droit de la concurrence dans le discours public mondial et sur les efforts de réforme en cours dans d'autres pays.

Bon nombre des affirmations du commissaire susciteront des débats, tant en ce qui concerne son analyse de problèmes particuliers qu’en ce qui a trait aux solutions qu’il recommande. Plus fondamentalement, il n’est pas du tout évident que le Bureau ait besoin de pouvoirs élargis et de sanctions accrues pour appliquer la loi de manière adéquate ou efficace. Le Bureau dispose déjà de mesures d’application de la loi très étendues. Pour de nombreux observateurs, les difficultés d’application de la loi du Bureau ne sont pas le produit de lacunes législatives, mais le résultat de son manque de capacités en matière de litiges lorsqu’il décide de porter une contestation en justice. Ainsi, la déclaration qu’a faite le commissaire dans son allocution sur l’intention du Bureau d’affecter davantage de ressources au renforcement de ses capacités en matière de litiges est peut-être la déclaration la plus importante qu’il ait faite, et sa concrétisation pourrait rendre inutiles d’autres ajouts imposants à l’arsenal en matière d’application de la loi déjà puissant du Bureau.

Voilà autant de sujets qui alimenteront les discussions futures. Entre-temps, même s’il reste à voir à quoi ressemblera la réforme dans le contexte canadien, le cas échéant, il est important pour les entreprises de suivre de près le débat public et de prendre en considération l’incidence pour eux des changements proposés à la législation ou aux pratiques d’application de celle-ci.

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