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L’État peut-il engager sa responsabilité pour les troubles de voisinage?

Dans l’affaire Maltais c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 715, la Cour d’appel du Québec (la « Cour ») a rendu un arrêt important en matière de responsabilité de l’État. Cet arrêt clarifie l’applicabilité au gouvernement du régime de responsabilité sans faute pour les troubles de voisinage. Il comporte également des enseignements d’importance à l’égard de l’immunité relative de l’État quant à ses décisions politiques générales.

Contexte et faits

En 2011, monsieur Maltais a obtenu l’autorisation d’intenter une action collective contre le gouvernement du Québec au nom d’un groupe de résidents de l’arrondissement de Charlesbourg de la ville de Québec. Le demandeur reprochait au ministère des Transports du Québec (le « MTQ ») son inaction dans la gestion du bruit causé par la circulation automobile sur l’autoroute Laurentienne. Il invoquait que le MTQ avait contrevenu à la Loi sur la qualité de l’environnement (la « LQE ») et à la Charte des droits et libertés de la personne (la « Charte »). Pour obtenir réparation, il s’appuyait également sur le régime de responsabilité sans faute pour les troubles de voisinage prévu à l’article 976 du Code civil du Québec (le « CcQ »). Ce régime permet à une personne d’exiger une indemnisation de ses voisins lorsque ceux-ci lui causent des inconvénients anormaux ou excessifs dans les circonstances, et ce, même si ces voisins agissent par ailleurs tout à fait raisonnablement.

Suite à un procès, la Cour supérieure du Québec a rejeté l’action collective de monsieur Maltais. Bien qu’elle ait conclu à l’applicabilité à l’État du régime des troubles de voisinage et à l’existence d’inconvénients anormaux et excessifs subis par certains résidents en raison du bruit de l’autoroute Laurentienne, elle a décidé que la règle de l’immunité relative de l’État menait inéluctablement au rejet de l’action. Cette immunité est un principe de droit public qui établit que l’État ne peut pas encourir de responsabilité en raison de ses décisions politiques générales, sauf s’il agit de mauvaise foi ou s’il prend des décisions irrationnelles.

Jugement de la Cour

La juge Gagné, écrivant pour une Cour unanime, a maintenu le jugement de première instance.

L’applicabilité du régime des troubles de voisinage aux inconvénients découlant de la circulation sur une autoroute

La Cour devait premièrement déterminer si le régime de l’article 976 CcQ s’applique aux inconvénients qui découlent de la circulation automobile sur une autoroute. Le gouvernement prétendait que ces inconvénients ne découlaient pas de l’exercice de son droit de propriété sur l’autoroute Laurentienne, mais plutôt de l’usage qu’en avaient fait les automobilistes.

La Cour a rejeté cet argument. Elle s’est dite d’avis que l’article 976 CcQ pouvait s’appliquer aux inconvénients découlant d’un acte ou d’une omission de l’État à titre de propriétaire d’une propriété à l’usage du public, pourvu qu’il existe un lien entre le comportement à la source des inconvénients et l’exercice du droit de propriété du gouvernement. En l’espèce, ce lien était établi à la satisfaction de la Cour. D’une part, les inconvénients découlant du passage des automobilistes découlaient d’un usage de l’autoroute autorisé par le gouvernement. D’autre part, c’était une omission de la part du gouvernement (soit son inaction dans la gestion du bruit) qui était à la source des inconvénients allégués par monsieur Maltais.

L’applicabilité de la règle de l’immunité relative de l’État sous les régimes des troubles de voisinage, de la LQE et de la Charte

M. Maltais prétendait que la règle de l’immunité relative de l’État ne trouve pas application en matière de responsabilité pour les troubles de voisinage, invoquant que cette responsabilité n’exige pas la démonstration d’une faute du gouvernement. La Cour n’a pas non plus accepté cet argument.

Elle a rappelé que l’applicabilité du CcQ à l’État et aux personnes morales de droit public n’a pas pour autant l’effet d’écarter les règles de common law qui composent le droit public, dont l’immunité relative de l’État. Pour écarter ces règles, une disposition législative claire est requise. La Cour a conclu que ni l’article 976 CcQ, ni la LQE ou la Charte ne comportent de dispositions ayant cet effet. En particulier, elle a déterminé que des dispositions mentionnant qu’une loi « lie l’État » ou « s’applique au gouvernement » ne suffisent pas, de telles dispositions ayant plutôt l’effet d’écarter un autre type d’immunité, à savoir l’immunité d’application des lois.

La Cour a enfin conclu que les omissions reprochées au MTQ quant à sa gestion du bruit de l’autoroute Laurentienne découlaient de décisions traduisant une politique générale du gouvernement et reposant sur des considérations d’ordre financier, économique, social et politique. Dès lors, les décisions du MTQ constituaient des décisions politiques générales à l’égard desquelles le gouvernement ne pouvait pas encourir de responsabilité, puisque monsieur Maltais n’alléguait pas que le MTQ avait agi de mauvaise foi ou de façon irrationnelle.

Impacts

La clarification de l’applicabilité du régime de responsabilité sans faute de l’article 976 CcQ aux inconvénients découlant de l’usage par le public des propriétés de l’État est susceptible d’avoir d’importantes répercussions. En effet, cette conclusion de la Cour n’est pas limitée aux cas de circulation autoroutière : rien ne s’oppose en principe à ce que le régime de l’article 976 CcQ s’applique, par la même logique, aux autres terres et propriétés publiques (forêts, cours d’eau, etc.) et aux usages de celles-ci qui peuvent être autorisés par le gouvernement.

La règle de l’immunité relative de l’État est certes susceptible de s’appliquer dans plusieurs des cas que nous évoquons. Malgré sa portée large, cette règle ne trouve néanmoins pas toujours application. Le gouvernement peut toujours encourir une responsabilité (sans faute ou avec faute) si les actes ou les omissions qui lui sont reprochés ne découlent d’aucune décision politique générale, ou encore s’ils découlent de décisions opérationnelles dans la mise en œuvre de telles décisions politiques générales.

Faire la distinction entre les décisions protégées par l’immunité relative de l’État et les décisions exclues de la portée de celle-ci peut s’avérer extrêmement complexe, d’autant plus que la preuve des considérations entourant une décision jouera un grand rôle dans la qualification de celle-ci. Les voisins de terres et de propriétés publiques qui estiment subir des inconvénients anormaux ou excessifs doivent toutefois retenir que l’arrêt Maltais ne consacre pas une fin de non-recevoir à toute poursuite qu’ils pourraient souhaiter intenter contre le gouvernement. Ces derniers auraient avantage à consulter leurs conseillers juridiques afin de faire évaluer la nature des décisions étatiques à la source des inconvénients qu’ils subissent.

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