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Économie numérique, communication d’information et démystification des gains en efficience : les projets du Bureau de la concurrence du Canada pour l’année à venir

Auteurs : Anita Banicevic et David Feldman

Le Bureau de la concurrence du Canada a publié le 30 mai 2018 la version définitive de son plan annuel 2018-2019. Le plan annuel coïncide avec le départ de John Pecman, qui a été commissaire de la concurrence du Canada pendant cinq ans. Le plan annuel, ainsi que les publications et discours récents du Bureau, révèle l’orientation probable du Bureau au cours de l’année à venir. Les éléments clés du plan comprennent un accent continu sur les questions d’économie numérique et la détection de pratiques possibles de truquage des offres dans les contrats d’infrastructure publique, de même qu’un accent renouvelé sur le secteur de la santé et des sciences biologiques et une attention soutenue accordée à la défense fondée sur les gains en efficience dans le cadre des fusions.

Accent continu sur l’économie numérique

Le plan annuel confirme que l’économie numérique demeurera une priorité clé en matière d’application de la loi pour le Bureau. Comme le Bureau le reconnaît lui-même, l’« économie numérique » englobe un large éventail d’activités regroupant non seulement celles du secteur des technologies, mais aussi tous les aspects de la publicité numérique ou du commerce électronique des entreprises traditionnelles. Le Bureau prévoit plusieurs initiatives pour appuyer ses efforts d’application de la loi dans ce domaine.

Nouvelles enquêtes : En plus des 49 enquêtes en cours sur l’économie numérique qui se poursuivent en 2018-2019, le plan annuel fixe l’objectif ambitieux d’entreprendre 10 enquêtes supplémentaires et de conclure cinq enquêtes en cours dans ce domaine. Ces efforts accrus d’application de la loi devraient surtout cibler la publicité trompeuse sur Internet. Plus précisément, le Bureau a déclaré son intention de s’appuyer sur les « gains » réalisés récemment dans des affaires de publicité trompeuse comportant des pratiques commerciales en ligne et d’« accorder la priorité aux enquêtes à fortes répercussions et axées sur les consommateurs qui touchent l’économie numérique, comme les pratiques de prix partiels ». Les « gains » ainsi évoqués sont les règlements auxquels le Bureau est parvenu dans les affaires Avis et Budget, Hertz et Dollar Thrifty et Enterprise Rent-A-Car Canada pour résoudre ses allégations selon lesquelles ces entreprises avaient imposé des frais obligatoires supplémentaires qui n’avaient pas été dévoilés dans les prix initialement annoncés (mais qui ont plutôt été communiqués peu à peu au consommateur au cours du processus d’achat). Selon le Bureau, ces frais supplémentaires ont rendu les prix initialement annoncés faux ou trompeurs sur un point important. Toutefois, aucun tribunal canadien n’a adopté ou confirmé la théorie du Bureau selon laquelle l’« affichage de prix partiels » équivaut à de la publicité fausse ou trompeuse. La première occasion de mettre cette théorie à l’épreuve pourrait se présenter dans le cadre des procédures engagées récemment contre Ticketmaster et Live Nation, qui comportent aussi des allégations de frais dévoilés incorrectement ou partiellement dans le cadre d’allégations plus générales de pratiques commerciales trompeuses de la part de ces parties. L’audition devant le Tribunal de la concurrence devrait débuter en octobre 2019.

Nouvelle étude de marché sur la tarification numérique : Le Bureau prévoit également lancer sous peu une nouvelle étude de marché sur les pratiques et les techniques de tarification numérique. Plus de détails sur l’approche du Bureau suivront cet été, mais le but déclaré de l’étude consiste à « aider les Canadiens à mieux comprendre les pratiques de tarification numérique, y compris les nouvelles techniques d’établissement des prix » et à s’« assurer que les pratiques de tarification numérique soient équitables et transparentes ».

Nouvelle étude de marché sur les services à large bande : En outre, le Bureau a annoncé une nouvelle étude de marché portant sur la fourniture de services Internet à large bande. Cette étude invite les parties prenantes à se pencher sur quatre grandes questions : (i) les revendeurs de services à large bande ont-ils été en mesure de déployer des offres de services concurrentielles; (ii) comment les consommateurs ont-ils réagi aux nouvelles solutions de rechange concurrentielles dans ce domaine; (iii) comment la réglementation influe-t-elle sur le comportement économique des fournisseurs de services à large bande; et (iv) comment les autres pays gèrent-ils et réglementent-ils la concurrence en matière de services à large bande? Le Bureau a fixé au 31 août 2018 la date limite de présentation, par les parties prenantes, des observations et des demandes d’entrevues, et prévoit publier un rapport final au printemps 2019. Le Bureau a déjà fait l’objet de critiques de la part de certains joueurs dans le marché pour avoir mis l’accent sur les services filaires (plutôt que sans fil) à large bande, et son étude de marché devrait susciter d’importants débats sur les rôles respectifs du Bureau et d’autres organismes de réglementation dans ce domaine.

Nomination d’un agent en chef responsable des lois relatives à l’économie numérique : Le Bureau entend également renforcer sa « capacité d’application de la loi numérique pour mieux comprendre et protéger les Canadiens contre les technologies nouvelles et celles en évolution susceptibles d’entraver la concurrence et l’innovation, comme les algorithmes de tarification et les technologies de la chaîne de blocs ». À cette fin, il s’est engagé à créer au sein de son organisation un nouveau rôle d’agent en chef responsable des lois relatives à l’économie numérique. L’ajout d’une expertise spécifiquement technique s’apparente aux initiatives qu’ont prises les autorités antitrust des États-Unis et de l’Union européenne, notamment à l’égard du Blockchain Working Group (en anglais) récemment annoncé par la Federal Trade Commission des États-Unis et de la nomination par la Commission européenne d’un comité consultatif sur les marchés numériques.

Accent renouvelé sur le secteur de la santé et des sciences biologiques

Le plan annuel confirme aussi que le secteur de la santé et des sciences biologiques constituera une priorité pour le Bureau en 2018-2019, avec un certain nombre d’initiatives prévues.

Interaction accrue avec d’autres organismes de réglementation : Le Bureau entend renforcer ses relations avec ses homologues internationaux et nationaux dans le domaine de la santé et des sciences biologiques, comme le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés du Canada et Santé Canada, notamment au moyen d’ententes interorganismes officielles. L’échange d’information accru dans le cadre de telles relations vise vraisemblablement à aider le Bureau à se tenir au courant des faits nouveaux susceptibles d’influer sur la concurrence dans ce secteur. Par exemple, depuis un certain temps, le Bureau s’est montré intéressé à s’engager dans une affaire visant à contester la « permutation de produit » dans le secteur pharmaceutique (où une entreprise de produits pharmaceutiques de marque est présumée étendre la protection par brevet offerte afin d’entraver la concurrence de fabricants de produits génériques en apportant de légers changements à la formulation de son produit, menant ainsi les clients vers la nouvelle formulation avant l’expiration du brevet courant). L’échange d’information entre ces organismes pourrait permettre au Bureau de repérer un tel cas plus rapidement.

Application de la loi et lignes directrices concernant les allégations en matière de santé : Le Bureau projette d’établir des critères d’application de la loi applicables aux allégations fausses, trompeuses et frauduleuses en matière de santé et de rendement et entend participer à des activités d’application de la loi en collaboration avec ses homologues.

Accent maintenu sur la détection du truquage des offres touchant les investissements dans les infrastructures publiques

Le plan annuel indique également que les activités d’application de la loi continueront de cibler les comportements criminels touchant les projets d’infrastructure municipaux, provinciaux et fédéraux. Il y est énoncé que le Bureau prévoit améliorer ses efforts visant la détection des pratiques de truquage des offres et d’autres comportements criminels au moyen de programmes d’immunité et de clémence à jour (qui devraient être finalisés au cours de l’été 2018), ainsi que de méthodes de filtrage des données quantitatives (comme les algorithmes) pour déceler des tendances de prix inhabituelles et des pratiques possibles de truquage des offres dans le cadre des marchés publics.

Défense fondée sur les gains en efficience : nouvelle étude rétrospective

La Loi sur la concurrence du Canada prévoit un moyen de défense fondé sur les « gains en efficience », lequel permet la réalisation de fusions donnant lieu à des gains en efficience qui en surpassent et en neutralisent les effets anticoncurrentiels. Après la défaite subie dans le cadre d’un important dossier de contestation de fusion devant la Cour suprême du Canada où la défense fondée sur les gains en efficience a été invoquée avec succès, il n’est pas étonnant que le commissaire Pecman ait critiqué ouvertement ce moyen de défense. Des commissaires précédents avaient aussi soulevé la possibilité d’abroger ce moyen de défense.

Dans ce contexte, le plan annuel prévoit le lancement d’une nouvelle étude rétrospective sur « les gains en efficience qui ont été réalisés, ou non, à la suite de fusions antérieures, dans le but de susciter des discussions, de promouvoir l’innovation et d’éclairer l’application de la loi en matière de fusions », de même que la publication d’un livre blanc en 2018. Il ne s’agit cependant pas de la première étude approfondie de la défense fondée sur les gains en efficience. En 2004, le Bureau avait lancé un processus de consultation portant sur le rôle des gains en efficience et avait chargé un comité consultatif d’évaluer le rôle des gains en efficience dans le contexte de l’économie canadienne de l’époque. Le comité consultatif a publié son rapport in 2005, appuyant fermement le maintien du moyen de défense fondé sur les gains en efficience. Étant donné les critiques antérieures exprimées par le Bureau à l’endroit de cette défense, si l’étude démontre l’absence de réalisation de gains en efficience (ou la réalisation de gains en efficience inférieurs aux prévisions), le Bureau pourrait tenter d’en utiliser les résultats pour appuyer une modification ou l’abrogation de cette défense. Dans ce cas, le Bureau devra faire face à une pierre angulaire de la politique canadienne en matière de concurrence à ce jour, à savoir que le Canada devrait accepter des niveaux plus élevés de concentration du marché en raison de sa petite taille par rapport à ses principaux partenaires commerciaux.

Autres initiatives à long terme (et à longue portée)

Dans un discours prononcé à l’occasion de la conférence du printemps de la Section du droit de la concurrence de l’Association du Barreau canadien le 10 mai 2018, le commissaire Pecman a passé en revue les réalisations accomplies par le Bureau au cours de son mandat ainsi que les initiatives à plus long terme qu’il aimerait voir se concrétiser. Les changements proposés visent notamment à améliorer l’efficacité du Bureau dans ses activités d’application de la loi et de promotion de la concurrence en le rendant plus indépendant du ministère de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique; en lui conférant un pouvoir officiel d’entamer des études de marché (par exemple, la capacité d’obliger les joueurs dans le marché à produire des renseignements); et en mettant en oeuvre une voie civile complémentaire plus rigoureuse pour l’application de la loi à l’égard des cartels, de même qu’en introduisant des incitatifs financiers pour les dénonciateurs qui signalent des pratiques de cartel. Toutefois, certaines de ces initiatives à long terme exigeraient d’apporter d’importantes modifications à la Loi sur la concurrence, et le soutien politique de la part d’autres secteurs du gouvernement fédéral semble loin d’être acquis.

Conclusions et répercussions

Bien que les priorités susmentionnées ne lient ni le commissaire par intérim actuel (Matthew Boswell) ni le nouveau commissaire qui lui succédera à titre permanent, elles fournissent des indications utiles sur les éléments vers lesquels le Bureau est susceptible de diriger ses efforts d’application de la loi au cours de l’année à venir. Dans cette optique, plusieurs répercussions pratiques s’en dégagent pour les entreprises qui exercent des activités au Canada :

  • Bien que la participation à l’étude de marché sur les services à large bande et à l’étude de marché sur les pratiques de tarification numérique soit entièrement volontaire, les entreprises qui exercent des activités dans ces domaines devraient porter une attention particulière à l’orientation de ces études de marché, car elles sont susceptibles de façonner les initiatives futures du Bureau en matière d’application de la loi et de promotion de la concurrence.
  • Étant donné que le Bureau continuera vraisemblablement de se concentrer sur les allégations de pratiques de « prix partiels » de la part d’annonceurs et sur l’application de la loi à cet égard, les entreprises qui font de la publicité au Canada (et en particulier, celles qui imposent divers types de suppléments ou de frais, de traitement ou de services obligatoires notamment, en sus de ce qui était initialement annoncé) devraient revoir leurs pratiques de tarification numérique et leur façon de communiquer l’information.
  • De même, les entreprises du secteur de la santé devraient examiner toutes les allégations liées au rendement en matière de santé (telles les allégations de perte de poids ou d’autres bienfaits pour la santé) et s’assurer que ces allégations sont corroborées par des analyses adéquates et appropriées.
  • Compte tenu de la nomination par le Bureau d’un agent responsable des lois relatives à l’économie numérique, les entreprises du secteur des technologies, y compris la chaîne de blocs, la cryptomonnaie et d’autres domaines en évolution, peuvent s’attendre à un intérêt accru et vraisemblablement à davantage d’enquêtes de la part du Bureau.
  • Enfin, même si les parties à une fusion pourront continuer d’invoquer la défense fondée sur les gains en efficience pour le moment, nous croyons probable que le Bureau continuera d’en préconiser l’abrogation ou la modification à plus long terme.

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