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Le plus haut tribunal du Canada confirme que les motions anti-SLAPP protègent les personnes qui prennent la parole et non les demandeurs

Auteurs : Matthew Milne-Smith, Andrew Carlson et Rui Gao

La Cour suprême du Canada, en commentant les lois anti-SLAPP pour la troisième fois en l’espace de trois ans, a confirmé que même les demandes potentiellement fondées doivent être rejetées lorsque l’intérêt public à protéger l’expression du défendeur l’emporte sur l’intérêt public de permettre la poursuite de l’instance.

Son arrêt, dans l’affaire Hansman c. Neufeld, fournit des indications précieuses sur l’application du cadre de rejet des SLAPP en Colombie-Britannique, en Ontario et dans d’autres provinces.

Cette affaire représente également une victoire importante pour la communauté 2SLGBTQ+ et d’autres groupes marginalisés. En soulignant la valeur de la défense de ces communautés, la Cour a ouvert la voie à des protections plus solides et plus significatives pour les discours défendant les groupes marginalisés à l’avenir.

Principaux enseignements

  • Les demandes fondées peuvent être rejetées complètement pour des raisons d’intérêt public. Les motions anti-SLAPP ne visent pas uniquement à limiter les demandes frivoles ou sans fondement. Un tribunal peut et doit rejeter la demande lorsque l’intérêt public à protéger l’expression du défendeur l’emporte sur l’intérêt public à réparer le tort causé au demandeur, même si le bien-fondé de la demande est substantiel et que les moyens de défense invoqués par le défendeur ne sont pas valables.
  • Tout « effet paralysant » sur le discours du demandeur découlant de son incapacité d’ester en justice n’est pas pertinent. Au contraire, l’effet paralysant pertinent que les tribunaux prendront en considération dans les motions anti-SLAPP est l’effet que l’autorisation de poursuivre l’action aurait sur le discours du défendeur et des personnes partageant les mêmes idées.
  • Toute expression de « grande qualité » bénéficie d’une plus grande protection dans le cadre des motions anti-SLAPP. Une expression est de grande qualité si elle se rapproche des valeurs fondamentales qui sous-tendent la protection de la liberté d’expression consacrées à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.
  • L’expression « motivée par le désir de promouvoir la tolérance et le respect envers un groupe marginalisé » bénéficie d’une protection importante. Une expression de cette nature met en jeu les valeurs fondamentales d’égalité et de dignité de tous les êtres humains qui constituent l’essence du paragraphe 15(1) de la Charte.

Faits et historique de l’instance

Contexte

M. Neufeld, un conseiller scolaire du conseil des écoles publiques de Chilliwack, en Colombie-Britannique, a publié des messages en ligne dans lesquels il critiquait une initiative du gouvernement visant à favoriser l’inclusion et le respect des élèves qui risquent d’être victimes de discrimination dans les écoles de la province en raison de leur identité ou de leur expression de genre.

Les déclarations de M. Neufeld ont déclenché sur-le-champ un tollé général. M. Hansman faisait partie des critiques particulièrement actifs. Contacté par divers médias pour un commentaire, M. Hansman a critiqué les opinions de M. Neufeld en les qualifiant, entre autres, de « sectaires », de « transphobes » et de « haineuses ».

Quelques mois plus tard, M. Neufeld a poursuivi M. Hansman en diffamation. M. Hansman a déposé une motion anti-SLAPP pour faire rejeter l’action en vertu de l’article 4 de la loi de la Colombie-Britannique intitulée Protection of Public Participation Act.

Décisions des tribunaux d’instance inférieure

Le juge en cabinet a fait droit à la motion anti-SLAPP et a rejeté l’action en diffamation. Il n’a pas été contesté que l’expression de M. Hansman concernait une question d’intérêt public. L’affaire a plutôt porté sur i) l’évaluation de la défense de commentaire loyal avancée par M. Hansman; et ii) la question de savoir si l’intérêt public dans la protection de l’expression de M. Hansman l’emportait sur l’intérêt public à réparer le tort causé à M. Neufeld.

En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rétabli l’action en diffamation, concluant que le juge des motions avait fait erreur en ce qui concerne les deux questions.

Décision de la Cour suprême du Canada : L’action en diffamation doit être rejetée

Dans une décision de six juges contre un (la juge Côté étant dissidente), la Cour suprême du Canada a rétabli la décision du juge en cabinet portant rejet de l’action de M. Neufeld.

Cadre de rejet des SLAPP

Les lois anti-SLAPP permettent aux tribunaux de limiter les SLAPP, c’est-à-dire les poursuites qui visent « moins une victoire juridique qu’une victoire politique », en muselant les opposants et en supprimant le débat sur des affaires d’intérêt public.

Des lois anti-SLAPP ont été adoptées dans plusieurs provinces, notamment en Ontario, au Québec et en Colombie-Britannique. Comme les cadres de rejet des SLAPP de la Colombie-Britannique et de l’Ontario sont presque identiques, la Cour suprême du Canada a expressément noté que le cadre analytique établi dans ses décisions fondamentales de 2020 dans les affaires 1704604 Ontario Ltd. c. Pointes Protection Association et Bent c. Platnick, qui découlaient des lois anti-SLAPP de l’Ontario, s’appliquait avec la même force en Colombie-Britannique. Selon ce cadre, une motion anti-SLAPP dans ces provinces nécessite l’analyse suivante :

  1. Il incombe tout d’abord au défendeur de prouver que l’instance découle du fait d’une expression de sa part se rapportant à une affaire d’intérêt public.
  2. Si le défendeur s’acquitte de ce fardeau, il incombe au demandeur d’établir tous les facteurs suivants :
    1. le bien-fondé de la demande est substantiel;
    2. les moyens de défense invoqués par le défendeur dans l’instance ne sont pas valables;
    3. le préjudice que le demandeur a subi du fait de l’expression du défendeur est si grave qu’il l’emporte sur l’intérêt public dans la protection de cette expression.

L’intérêt public est déterminant dans les motions anti-SLAPP

La Cour suprême du Canada a concentré une grande partie de son analyse sur l’évaluation de l’intérêt public (étape 2c) ci-dessus). En effet, la Cour a estimé que la « caractéristique essentielle » des lois anti-SLAPP est qu’elles « donnent pour instruction aux juges de refuser à certains demandeurs la possibilité de faire valoir leurs droits en justice même si leur demande est fondée, compte tenu de l’existence d’un objectif social plus impérieux ».

La Cour a également estimé que M. Neufeld n’avait pas réussi à établir l’absence d’une défense de commentaire loyal de la part de M. Hansman, en s’appuyant sur l’arrêt de la Cour rendu en 2008 dans l’affaire WIC Radio c. Simpson. Il faut cependant noter que, même si M. Neufeld s’était acquitté de ce fardeau, son action aurait été rejetée à la suite de l’évaluation de l’intérêt public.

L’intérêt public pèse en faveur du rejet de l’action en diffamation

La Cour a souligné que l’intérêt du public à protéger l’expression sera plus grand dans certaines circonstances. Plus l’expression se rapproche de l’une ou l’autre des valeurs fondamentales promues par la protection de l’expression consacrées à l’alinéa 2b) et d’autres valeurs fondamentales de la Charte (y compris celles qui sous-tendent l’article 15), plus cette expression mérite d’être protégée.

En évaluant l’intérêt public à protéger l’expression de M. Hansman critiquant les déclarations de M. Neufeld, la Cour a estimé que l’expression en question méritait une protection importante. Il s’agissait d’un « contre-discours » motivé par le désir de lutter contre la discrimination et de protéger un groupe vulnérable et marginalisé, à savoir les jeunes transgenres dans les écoles.

S’agissant de l’intérêt public à réparer le tort causé à M. Neufeld, la Cour a convenu avec le juge en cabinet que M. Neufeld n’avait pas apporté de preuves suffisantes concernant à la fois i) le tort allégué et ii) le lien de causalité entre ce tort et l’expression de M. Hansman. En particulier, la Cour a rejeté l’idée que M. Neufeld pouvait simplement s’appuyer sur la présomption de préjudice qui s’applique habituellement dans les affaires de diffamation pour obtenir gain de cause à l’issue de la démarche d’évaluation. Cette présomption ne peut établir que l’existence d’un tort, et non que ce tort est suffisamment grave pour l’emporter sur l’intérêt public à protéger l’expression qui en est à l’origine. De plus, M. Neufeld n’a pas pu établir un lien de causalité entre son tort allégué et les propos de M. Hansman, étant donné que de nombreuses personnes ont critiqué les propos de M. Neufeld.

La Cour suprême du Canada n’est pas non plus d’accord avec la Cour d’appel en ce qui concerne l’évaluation de l’effet paralysant de la motion anti-SLAPP. La Cour d’appel a estimé que le juge des motions aurait dû tenir compte de l’effet paralysant que le rejet de la demande de M. Neufeld pourrait avoir sur d’autres personnes voulant participer à des débats sur des questions très délicates. Ces personnes pourraient s’abstenir de participer à ces débats parce que cela les empêcherait d’intenter une action en justice pour protéger leur réputation si leurs propos suscitaient des critiques.

Selon la Cour suprême du Canada, le fait de tenir compte de « l’effet paralysant découlant de l’incapacité du demandeur de poursuivre son action en diffamation renverse ce concept. […] En termes simples, aucun effet paralysant ne découle du fait d’empêcher d’éventuels demandeurs de museler leurs opposants et d’obtenir des dommages‑intérêts par le biais d’une poursuite en diffamation ». Le tort en question est plutôt l’atteinte à la réputation du demandeur du fait de l’expression du défendeur, et non les restrictions à la capacité du demandeur d’intenter une action en justice.

En réalité, l’effet paralysant pertinent dans l’évaluation de l’intérêt public est l’effet sur le défendeur. Les tribunaux prendront en compte l’effet paralysant que la poursuite de l’instance peut avoir sur le défendeur et les personnes partageant les mêmes idées, qui peuvent être réduites au silence par crainte d’être poursuivies en justice.

En conséquence, la Cour suprême du Canada a maintenu les conclusions du juge en cabinet et a rejeté l’action en diffamation intentée par M. Neufeld à l’encontre de M. Hansman.

1 Les lois qui s’attaquent aux poursuites stratégiques contre la mobilisation publique, aussi appelées « poursuites-bâillons » ou « SLAPP ».

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