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Les mégadonnées : un sujet d’importance qu’examine le Bureau de la concurrence du Canada dans un document de travail préliminaire publié pour consultation

Auteur : Anita Banicevic

Article publié pour la première fois dans l’International Antitrust Bulletin de l’American Bar Association.


L’évaluation et le traitement des données et des « mégadonnées » dans les affaires antitrust font l’objet de discussions et d’examens de plus en plus fréquents dans les milieux internationaux de la réglementation antitrust. Dans une économie mondiale de plus en plus marquée par les perturbations et les innovations, les autorités antitrust se demandent quand et comment les modèles antitrust classiques pourraient s’appliquer et si les outils et la législation antitrust existants sont suffisants pour répondre aux problèmes qui pourraient survenir.

Le 18 septembre, le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») a publié la version préliminaire d’un document de travail intitulé « Mégadonnées et innovation : conséquences sur la politique en matière de concurrence au Canada »1. Dans le but de susciter un dialogue plus poussé avec les intéressés, le document de travail présente le point de vue du Bureau sur le rôle des données (y compris leur collecte, utilisation et accès) dans l’examen des fusions, les cas d’abus de position dominante, les cartels et l’application des dispositions sur les indications trompeuses de la Loi sur la concurrence (la « Loi »). Nous examinons ci-dessous les principaux aspects de la position du Bureau exposée dans le document de travail ainsi que certaines de ses incidences.

Le rôle des données dans l’examen des fusions et les pratiques monopolistiques

Étant donné que certains aspects de l’analyse antitrust (tels que la définition du marché et le pouvoir de marché) sont essentiels tant pour l’examen des fusions que pour les cas d’abus de position dominante, le Bureau se penche sur le rôle des mégadonnées dans ces deux domaines ensemble. Avant d’étudier de plus près le sujet, le Bureau reconnaît d’entrée de jeu que « la politique en matière de concurrence du Canada ne peut pas, et ne devrait pas, présumer qu’occuper une grande part de marché [de la part des grands joueurs de l’univers des mégadonnées] est une mauvaise chose ». De plus, le Bureau souligne que « les entreprises utilisent de plus en plus les mégadonnées pour favoriser l’innovation et des améliorations dans plusieurs industries ». Par conséquent, si le Bureau est conscient de la nécessité d’éviter la « sous-application » de la loi, il est également conscient du risque de « surapplication » de la loi, qui pourrait « ralentir les avancées, voire y mettre fin ». Cette reconnaissance de la nécessité d’aborder l’application de la loi et l’intervention d’une manière équilibrée est la bienvenue et contribue à donner le ton général du document de travail.

A. Données et définition du marché – Appui accru sur les preuves directes des effets

Défis posés par l’application des outils existants aux plateformes ou aux marchés numériques : Le Bureau rend compte, dans son document de travail, de la complexité de l’application des outils habituels de définition du marché aux fusions et acquisitions comportant des mégadonnées ou des plateformes multilatérales. Le Bureau mentionne particulièrement les difficultés de l’application du critère habituel du monopoleur hypothétique (utilisé pour évaluer la substituabilité des produits) en présence de produits offerts sans frais ou de plateformes multilatérales. Le Bureau suggère qu’en raison de ces difficultés, « il pourrait s’avérer préférable, dans certains cas de l’économie numérique impliquant des mégadonnées ou des plateformes, de recourir à d’autres méthodes pour établir la définition du marché ou de renoncer à utiliser la définition du marché comme étape initiale et de s’appuyer plutôt sur des preuves directes des effets concurrentiels ».

Preuves directes d’effets anticoncurrentiels : La suggestion du Bureau de sauter l’étape de la définition du marché n’est pas nouvelle (dans son document Fusions – Lignes directrices pour l’application de la loi2, il en mentionne la possibilité). Toutefois, à ce jour, la définition du marché a été la première étape du Tribunal de la concurrence (le « Tribunal ») dans presque toutes les affaires concernant un abus de position dominante ou une fusion. En fait, même si le Bureau a proposé de passer outre à l’étape de la définition du marché dans l’affaire Canada Pipe en raison de la présence confirmée d’effets directs, le Tribunal en a décidé autrement3. Les mêmes raisons qui rendent l’application du critère du monopoleur hypothétique difficile sur les marchés numériques risquent de rendre toute évaluation des « effets directs » problématique pour le Bureau.

B. Données et pouvoir du marché – Les mégadonnées ne posent pas nécessairement problème

Les données peuvent constituer un obstacle : De nouveau, le Bureau reconnaît que le fait de « recueillir des données précieuses au moyen d’un processus concurrentiel fondé sur les mérites ne va pas à l’encontre de la [L]oi [sur la concurrence] même si cette façon de faire donne beaucoup de pouvoir de marché ». Toutefois, il est également précisé dans le document de travail que dans certains cas, « le contrôle de données précieuses servant d’intrants essentiels et l’accès à ces données pourraient octroyer un pouvoir de marché » et pourraient constituer un obstacle à l’entrée sur le marché. Le Bureau souligne, en particulier, que l’accès aux données peut également représenter un obstacle en raison des effets de réseau ou de l’accès exclusif d’une entreprise à des données privées.

La possession de données peut réduire l’importance de la part du marché : Le Bureau souligne également que dans les dossiers dans lesquels les données sont importantes, la quantification de la part de marché d’une entreprise, habituellement un élément essentiel de l’évaluation du pouvoir de marché, peut porter à une surestimation ou à une sous-estimation de son pouvoir de marché. Le Bureau note, par exemple, que lorsqu’ils examinent l’acquisition d’une entreprise qui détient une petite part de marché, mais une grande quantité de données précieuses, les organismes devraient tenir compte des avantages postérieurs à l’acquisition et de l’importance des données acquises.

Refuser l’accès aux données peut être une pratique d’exclusion : Sur le sujet de l’accès aux données, le Bureau remarque que « l’antitrust n’exige habituellement pas des entreprises qu’elles partagent les données qu’elles ont recueillies ou enrichies ». Cependant, il remarque également que les entreprises titulaires peuvent tenter de prendre des mesures afin d’empêcher leurs concurrents d’obtenir les données requises pour rivaliser sur le marché. Pour déterminer s’il s’agit de concurrence fondée sur les mérites ou de comportement anticoncurrentiel, le Bureau utilise le critère « d’absence de logique économique » appliqué par le Tribunal dans sa décision à la suite de la nouvelle audience concernant l’affaire TREB4. Il est intéressant que le Bureau ait opté pour le critère « d’absence de logique économique » étant donné que le Tribunal a par le passé examiné et adopté d’autres critères possibles.

C. Évaluation des effets concurrentiels

Incidence sur la concurrence future : Le Bureau reconnaît qu’il est difficile d’évaluer si une fusion ou une pratique est susceptible d’empêcher de manière substantielle la concurrence (plutôt que de la réduire) dans les affaires comportant des données, étant donné la nécessité de comprendre non seulement les utilisations actuelles, mais aussi les utilisations futures ou potentielles des données. Toutefois, comme le Bureau le reconnaît également, selon la jurisprudence canadienne, toute théorie de l’incidence sur la concurrence doit être fondée sur des preuves existantes. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’affaire Tervita, « les conclusions factuelles quant à ce qu’une société ferait ou ne ferait pas doivent reposer sur une preuve de la décision que la société même prendrait, et non pas sur la décision que le Tribunal prendrait dans la même situation ». D’un point de vue pratique, les plans d’affaires et documents d’une société continueront sans doute d’être jugés importants dans l’évaluation des effets concurrentiels futurs probables de cas comportant des données.

Probabilité d’effets coordonnés : Le Bureau note qu’il semble qu’en présence de mégadonnées, une fusion ou une autre pratique puisse faciliter les effets coordonnés de deux façons : (i) en supprimant une entrave supplémentaire à la coordination sur un marché qui est déjà favorable à la coordination (c’est-à-dire où les données sur les prix sont déjà transparentes), ou (ii) en rendant les données plus accessibles ou plus transparentes. Le Bureau donne l’exemple de l’acquisition d’une entreprise qui est un franc-tireur, qui peut s’avérer plus problématique sur un marché où les mégadonnées facilitent la coordination.

Effets non liés aux prix – la vie privée : Le Bureau affirme dans le document de travail qu’en plus d’évaluer l’incidence de la pratique ou de la fusion sur des questions comme l’innovation et la qualité, il faut évaluer un autre effet important non lié aux prix, soit le respect de la vie privée. La prise en compte d’un tel effet n’est pas nouvelle, mais le Bureau souligne le fait que la quantification d’effets non liés aux prix peut être problématique et « pourrait avoir des conséquences sur les dispositions de la Loi qui prévoient la défense fondée sur les gains en efficience ». Le Bureau signale clairement les difficultés associées à l’évaluation et à la quantification des effets anticoncurrentiels (comme l’exige la décision dans l’affaire Tervita), en particulier lorsqu’il s’agit d’effets non liés aux prix, mais la rigueur qu’exige cette quantification est un obstacle nécessaire pour éviter la surapplication de la législation.

Mégadonnées et cartels : la collusion à l’époque des algorithmes

Algorithmes et accords :La question de savoir si l’utilisation d’algorithmes et de mégadonnées pourrait faciliter la coordination tacite ainsi que la collusion, pouvant éventuellement passer inaperçues, est un sujet brûlant dans les milieux de la réglementation antitrust. Le Bureau reconnaît que « les mégadonnées peuvent introduire des façons plus efficaces et efficientes de mettre en œuvre et d’administrer un cartel, mais il ne s’agit pas d’un nouveau type d’activité ». Le Bureau déclare (correctement, à notre avis) que malgré la technicité accrue des outils, l’infraction découle de l’accord lui-même. Ainsi, si des entreprises conviennent d’utiliser des algorithmes pour mettre en œuvre un accord sur les prix (comme il est arrivé au Royaume-Uni et aux États-Unis dans les affaires concernant la vente d’affiches sur Amazon5), l’application et le suivi de leur accord se font au moyen de nouveaux outils, mais l’infraction demeure la même. Ces affirmations du Bureau semblent être faites en réaction aux suggestions de certains commentateurs concernant la nécessité d’envisager la modification des lois antitrust afin d’élargir le concept de collusion.

Le parallélisme conscient n’est pas illégal : Certains experts en réglementation antitrust du milieu universitaire ont laissé entendre que la possibilité accrue d’utiliser des mégadonnées pour surveiller les prix des concurrents et y réagir pourrait entraîner une augmentation des cas de parallélisme visant les prix et, partant, entraver la concurrence. Toutefois, selon le Bureau, « lorsqu’il est question de parallélisme conscient, les mégadonnées sont plus susceptibles d’offrir une différence de degré plutôt que de nature ». De plus, le Bureau déclare qu’« on s’entend largement pour dire que la surveillance unilatérale et les réponses aux données recueillies sur un concurrent sont des activités légales » et que modifier le cadre existant serait « irréalisable ».

Mégadonnées et pratiques facilitantes : Le document de travail indique que l’utilisation de mégadonnées et d’algorithmes au profit de pratiques facilitantes peut être un indicateur de l’existence d’un accord illégal de fixation des prix et peut donc être examinée en application de la disposition sur les cartels ou encore être visée par l’article 90.1 de la Loi (disposition civile interdisant les accords entre concurrents qui produisent un effet anticoncurrentiel ou auront vraisemblablement cet effet). Toutefois, étant donné que l’article 90.1 exige également la conclusion d’un accord ou d’un arrangement, l’application de cette disposition aux situations où la pratique facilitante ne correspond pas tout à fait à un accord est incertaine.

Application des dispositions concernant les indications trompeuses à la collecte de données

Le Bureau, historiquement, a appliqué les dispositions concernant les indications trompeuses aux « pratiques visant à induire en erreur les consommateurs dans le cadre de l’achat d’un produit ou service ». Toutefois, il affirme dans le document de travail que « l’ère nouvelle des mégadonnées peut justifier qu’une plus grande attention soit désormais portée aux indications qui induisent les consommateurs en erreur lorsqu’ils doivent transmettre des renseignements personnels ». Cette affirmation est un indicateur important de l’orientation que le Bureau entend prendre en ce qui concerne les déclarations et les informations sur la collecte et l’utilisation de données.

Indications trompeuses concernant la collecte et l’utilisation de données : Le Bureau précise dans le document de travail que lorsque des entreprises donnent des indications trompeuses aux consommateurs sur la façon dont leurs données sont recueillies, conservées, partagées ou effacées, ces indications peuvent être régies par les dispositions sur les indications trompeuses. Le Bureau donne comme exemple l’action intentée par la Federal Trade Commission des États-Unis contre Snapchat après que l’entreprise a déclaré que les « snaps » allaient disparaître à jamais, alors que dans les faits les destinataires pouvaient utiliser diverses méthodes simples pour les sauvegarder indéfiniment.

Les informations inadéquates peuvent également être trompeuses : Le Bureau vérifiera non seulement si l’information donnée à l’égard de la collecte et de l’utilisation des données est véridique, mais aussi si elle est suffisante pour que les consommateurs puissent faire un choix éclairé quant à la communication de leurs données. Plus précisément, le Bureau déclare que « les entreprises s’exposent à des risques lorsqu’elles collectent des données que les consommateurs ne s’attendent normalement pas à ce qu’elles soient recueillies et qu’elles cachent cette information importante dans les clauses relatives aux conditions d’utilisation que les consommateurs ne seront pas portés à lire ». De plus, le Bureau signale que « la collecte et l’utilisation de données qui dépassent les attentes raisonnables des consommateurs augmentent les risques de pratique trompeuse ». Concrètement, toutefois, la déclaration du Bureau soulève des questions concernant les attentes raisonnables des consommateurs à l’égard de la collecte de données à l’époque numérique. En outre, il reste à voir si la non-communication d’information ou la communication d’une information inadéquate serait considérée comme « importante » (c’est-à-dire, selon la définition donnée à ce terme par les tribunaux, qu’elle aurait une incidence sur la décision d’achat). Enfin, comme l’a fait remarquer le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada (le « CPVP ») dans ses commentaires6 sur le document de travail du Bureau, le mandat du CPVP s’applique déjà à la collecte de renseignements personnels sans consentement, en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (la « LPRPDE »), la loi fédérale visant la protection de la vie privée. Les commentaires du CPVP concernant sa volonté de travailler avec le Bureau dans ce domaine donnent à penser que le Bureau n’avait peut-être pas informé le CPVP à l’avance de son intention d’accroître ses efforts d’application de la législation visant la vie privée. Quoi qu’il en soit, étant donné la possibilité pour le Bureau d’avoir recours aux pénalités substantielles prévues par les dispositions concernant la publicité trompeuse, il importe que les entreprises vérifient soigneusement la pertinence et l’exactitude de l’information qu’elles communiquent concernant la collecte ou l’utilisation de données.

Conclusions et incidences

Les discussions et examens sur le rôle des mégadonnées dans les pratiques antitrust continueront sûrement à progresser au Canada et ailleurs. Dans son document de travail, le Bureau se penche sur bon nombre de questions et donne un premier aperçu utile de sa façon de voir ces questions en évolution. Même si le document de travail ne présente pas, dans la plupart des cas, d’écart important par rapport aux politiques ou aux approches établies du Bureau, les entreprises qui font des affaires au Canada pourraient envisager de prendre les mesures suivantes :

  • si elles utilisent des algorithmes pour surveiller les prix de leurs concurrents ou prendre des décisions dynamiques en matière de prix, continuer à prendre des décisions unilatérales concernant leurs prix et éviter de communiquer avec leurs concurrents au sujet de leurs manières de procéder en matière de prix, qu’elles soient fondées sur des algorithmes ou d’autres outils électroniques;
  • examiner leurs politiques actuelles en matière de protection de la vie privée, ainsi que l’information qu’elles donnent actuellement concernant l’utilisation, la collecte et l’élimination des données sur les consommateurs, afin de s’assurer de donner d’emblée une information adéquate et exacte (et non simplement inclure l’information dans des modalités qui, selon le Bureau, pourraient ne pas être lues);
  • éviter les collectes inattendues de renseignements (éviter, par exemple, de recueillir des données de localisation sur un client qui achète une application ayant un autre but);
  • au moment d’évaluer les incidences antitrust d’une éventuelle fusion ou d’une autre opération dans laquelle l’une des parties dispose de données importantes, tenir compte de ses effets sur des questions non liées aux prix comme la vie privée ainsi que la qualité et l’innovation.

1 Bureau de la concurrence, Mégadonnées et innovation : conséquences sur la politique en matière de concurrence au Canada (version préliminaire pour consultations publiques), le 18 septembre 2017

2 Bureau de la concurrence, Fusions – Lignes directrices pour l’application de la loi, le 6 octobre 2011

3 Dossier CT-2002-006, Canada (Commissioner of Competition) v Canada Pipe Co., 2005, Trib conc 3 (en anglais)

4 Dossier CT-2011-003, Le commissaire de la concurrence c Le Toronto Real Estate Board, 2016, Trib conc 7 (en anglais). Le Tribunal a déclaré qu’il était indiqué de « se demander si la pratique présente des avantages au plan économique, n’eût été les effets anti-concurrentiels ». Id., para. 311

5 Voir les communiqués de presse (en anglais) : U.S. Dep’t of Justice, Antitrust Div., Former Ecommerce Executive Charged with Price Fixing in the Antitrust Division’s First Online Marketplace Prosecution (6 avril 2015); U.S. Dep’t of Justice, Antitrust Div., Online Retailer Pleads Guilty for Fixing Prices of Wall Posters (11 août 2016); et UK Competition & Markets Auth., Online Seller Admits Breaking Competition Law (21 juillet 2016)

6 Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, Consultation sur le document de travail Mégadonnées et innovation - Mémoire à l’intention du Bureau de la concurrence (17 novembre 2017)

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