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Examen de la « juste valeur » : un tribunal canadien accorde une prime importante par rapport au prix négocié

Auteurs : Aaron J. Atkinson et Vincent A. Mercier

Note : Le 18 mars 2019, ExxonMobil a déposé un avis d’appel auprès de la Cour d’appel du Yukon. Nous suivrons de près le déroulement de l’appel et vous tiendrons informés de son résultat une fois la décision publiée.

L’acquisition d’InterOil par ExxonMobil en 2017 continue d’offrir son lot de décisions d’intérêt pour les parties à des fusions et acquisitions et pour leurs conseillers, même si la clôture de l’opération a eu lieu il y a plus de deux ans. Dans l’affaire Carlock v ExxonMobil Canada Holdings ULC (jugement en anglais), la Cour suprême du Yukon s’est rangée du côté des actionnaires dissidents en tranchant que la juste valeur d’une action d’InterOil au moment de la clôture était de 71,46 $ US, ce qui représente une prime de plus de 40 % par rapport à la valeur réelle négociée dans le cadre de l’opération. Même si l’opération résultait elle-même d’une offre supérieure non sollicitée déposée par ExxonMobil, le tribunal a établi, entre autres choses, que le prix de l’opération avait été fixé à l’issue d’un processus de gouvernance lacunaire et, par conséquent, que ce prix, fruit d’une démarche viciée, ne pouvait être considéré comme la « juste valeur » au sens donné à cette expression par les experts. Que l’on soit d’accord ou non avec la façon dont le tribunal s’y est pris pour établir la juste valeur dans l’affaire en question, ce jugement vient encore une fois nous rappeler que les préoccupations entourant les démarches qui ont mené à une fusion ou à une acquisition impliquant une société ouverte peuvent avoir des conséquences financières considérables.

Principaux détails de l’opération InterOil–ExxonMobil

Avant sa vente à ExxonMobil, InterOil était inscrite à la cote de la New York Stock Exchange (la « NYSE ») et ne détenait aucun actif dont elle tirait un revenu; son principal actif consistait en une participation de 36,5 % dans une licence de rétention pétrolière (petroleum retention licence) visant les champs gaziers Elk et Antelope, en Papouasie-Nouvelle-Guinée (PRL 15). Au milieu de l’année 2015, InterOil a entrepris des démarches pour vendre des participations minoritaires dans certains de ses actifs, et au cours de celles-ci, 36 parties ont été contactées et un certain nombre d’entre elles ont procédé à un contrôle diligent. Quelques mois plus tard, ces démarches ont mené à un processus confidentiel plus ciblé au cours duquel InterOil a reçu des offres visant la totalité de son entreprise de trois parties, soit Oil Search, ExxonMobil et Total.

Après avoir conclu une convention initiale avec Oil Search en vue de son acquisition par celle-ci, InterOil s’est prévalue d’une clause de retrait par devoir fiducial et a résilié la convention en question lorsque, cinq semaines suivant l’annonce de son opération avec Oil Search, elle a reçu une offre supérieure non sollicitée d’ExxonMobil. Le 21 juillet 2016, InterOil a conclu avec ExxonMobil une entente qui prévoyait l’acquisition de la totalité des actions d’InterOil par voie de plan d’arrangement pour une contrepartie de 45 $ US l’action devant être acquittée au moyen d’actions d’ExxonMobil assorties d’un droit conditionnel à la valeur. Au bout du compte, le tribunal n’a pas approuvé l’arrangement en raison des nombreuses préoccupations concernant les démarches ayant mené à l’opération, dont celles relatives à l’indépendance du conseiller financier, aux conflits d’intérêts du conseil et de la direction et à l’analyse de l’attestation d’équité. Les parties ont par la suite modifié l’opération de manière à accroître la valeur potentielle du droit conditionnel à la valeur et à répondre aux préoccupations soulevées par le tribunal, notamment en retenant les services d’un conseiller indépendant additionnel chargé de préparer une attestation d’équité. L’opération bonifiée a reçu l’appui de 90 % des actionnaires à l’assemblée convoquée aux fins d’approuver l’opération.

Définition de la juste valeur

Le droit à la dissidence dont disposent les actionnaires joue un rôle crucial dans les opérations où la participation des actionnaires se trouve, dans les faits, à être « expropriée ». Comme c’est le cas d’autres lois canadiennes sur les sociétés, la Loi sur les sociétés par actions du Yukon prévoit qu’un actionnaire dispose d’un droit à la dissidence à l’égard de certaines opérations visant la société et « est fondé à se faire verser par la société la juste valeur des actions en cause ». Dans le cas du plan d’arrangement d’InterOil, la date de prise d’effet pour l’établissement de la juste valeur était le 22 février 2017, soit la date de clôture de l’opération.

L’expression « juste valeur » n’est pas forcément synonyme de « juste valeur marchande ». Toutefois, le tribunal a adopté la façon habituelle de décrire la juste valeur marchande dans son analyse, tout comme l’ont fait les parties au litige, soit « le prix le plus élevé dont conviendraient deux parties informées et prudentes qui n’ont pas de lien de dépendance et qui n’agissent pas sous la contrainte sur un marché où la concurrence peut librement s’exercer ».

Le tribunal a passé en revue les grands principes qui s’appliquent à l’établissement de la juste valeur, dont les diverses méthodes d’évaluation généralement acceptées par les tribunaux, soit (i) le cours publié par une bourse; (ii) l’évaluation à la juste valeur de l’actif net d’une société; (iii) la capitalisation du bénéfice prévisible; (iv) la méthode d’actualisation des flux de trésorerie qui tient compte d’une capitalisation des profits futurs; et (v) une combinaison de ce qui précède. Le tribunal a également souligné qu’il n’y a pas de présomption voulant que l’opération dont les parties ont convenu reflète la juste valeur; un examen attentif pourrait toutefois permettre de conclure que c’est le cas.

Le tribunal écarte le prix fixé pour l’opération en raison de préoccupations liées à la démarche

Le tribunal a conclu que le prix fixé pour l’opération ne pouvait être considéré comme la juste valeur et a énuméré de nombreuses préoccupations pour soutenir ses conclusions, lesquelles peuvent être classées en deux grandes catégories : les préoccupations liées aux démarches qui ont débouché sur la première opération avec ExxonMobil et les préoccupations liées à la démarche adoptée au moment où les parties ont convenu d’une nouvelle opération.

Préoccupations liées à la démarche entourant la vente initiale

  • Bien que les démarches stratégiques entreprises par InterOil en 2015 aient au bout du compte mené au dépôt de trois offres sérieuses pour l’acquisition de la totalité de la société, aucune de ces offres visant la totalité de l’entreprise n’avait été sollicitée sous cette forme par InterOil. En fait, le tribunal a établi une distinction entre le processus d’offre et de négociation qui a eu lieu entre les parties et une enchère, soulignant qu’il n’y avait eu aucun processus de vente planifié au cours duquel InterOil avait tenté d’obtenir le meilleur prix possible sur le marché pour la vente de la totalité de son entreprise.
  • Le tribunal a également souligné le fait que, une fois l’opération avec Oil Search annoncée, une clause de non-sollicitation empêchait InterOil de solliciter ou de chercher d’autres offres visant la totalité de son entreprise. Cette remarque du tribunal laisse supposer que la clause de non-sollicitation a été jugée problématique puisque la démarche initiale ayant mené à la conclusion de la convention ne découlait pas d’une mise aux enchères.
  • La démarche adoptée par le conseil d’InterOil dont a découlé l’opération initiale avec Exxon Mobil a été vertement critiquée par la Cour d’appel du Yukon.

Préoccupations liées à la démarche ayant suivi le rejet initial par le tribunal

  • Suivant le rejet de l’opération initiale avec ExxonMobil par la Cour d’appel du Yukon, le tribunal a conclu qu’il n’avait même pas été envisagé de reprendre la démarche du début.
  • Bien qu’InterOil ait réagi au rejet de l’opération initiale avec ExxonMobil en adoptant une série de mesures de bonification de la gouvernance, le tribunal a conclu que ces mesures n’étaient pas concluantes puisqu’elles étaient ultérieures et non antérieures à la fixation du prix pour l’opération.
  • Le tribunal a souligné que le prix était resté le même, sous réserve uniquement d’une augmentation de la valeur potentielle du paiement conditionnel.

Le tribunal a conclu que ces préoccupations l’emportaient sur les facteurs qui auraient normalement fait pencher la balance en faveur de l’acceptation du prix fixé pour l’opération – notamment le fait que les actions d’InterOil se négociaient à la NYSE; que les parties intéressées étaient toutes des joueurs importants qui connaissaient le secteur en Papouasie-Nouvelle-Guinée et qui comptaient parmi leurs rangs des initiés disposant de connaissances précises sur le projet; que ce n’était un secret pour personne qu’InterOil se cherchait un acquéreur; et que le prix fixé pour l’opération avait augmenté dans le cadre du processus d’offre, pour passer de 34 $ à 45 $.

Le tribunal souscrit à l’utilisation de la méthode d’actualisation des flux de trésorerie

Dans le cadre de son évaluation des diverses méthodes d’évaluation, le tribunal a retenu l’utilisation de la méthode d’actualisation des flux de trésorerie. Cette méthode avait été considérée par les parties au cours du processus de négociation et de vente et les experts retenus par chacune d’entre elles y avaient également eu recours. Le tribunal a toutefois reconnu les limites inhérentes à cette méthode, soulignant tant l’apparente certitude mathématique qui se dégage de celle-ci que l’incidence potentiellement importante que peuvent avoir même de minimes variations dans les hypothèses sous-jacentes utilisées.

Selon le tribunal, le nœud du litige entourant la juste valeur résidait dans les analyses divergentes établies au moyen de la méthode d’actualisation des flux de trésorerie préparées par les experts respectifs des parties. L’expert retenu par les actionnaires dissidents avait conclu que la juste valeur s’établissait à 71,46 $ US, alors que, selon celui retenu par ExxonMobil, elle s’établissait à 49,98 $ US, ce qui correspondait au prix de 45 $ US par action, majoré de 4,98 $ US, le montant tiré en fin de compte du droit conditionnel à la valeur.

Le tribunal a noté trois principales différences dans les données clés sur lesquelles reposait la méthode dont ont découlé les valeurs différentes :

  • Le taux d’actualisation appliqué par l’expert d’ExxonMobil était supérieur de 1 %, soit de 11 % par rapport à 10 %.
  • L’expert d’Exxon Mobil a appliqué une prime de 3,5 % pour le risque lié au pays, alors que l’expert des dissidents n’a appliqué aucune prime de ce genre.
  • L’hypothèse d’Exxon Mobil quant à la courbe du GNL était de 12,6 % par rapport à 14 %.

Après avoir écarté le prix fixé pour l’opération à titre d’indicateur fiable de la juste valeur, le tribunal n’a pas procédé à sa propre analyse indépendante de la valeur et s’est, au bout du compte, rangé à la conclusion de l’expert retenu par les dissidents. Ce faisant, le tribunal a souligné qu’aucun risque lié au pays n’avait été pris en compte dans l’analyse effectuée par le fournisseur indépendant de l’attestation d’équité retenu par InterOil et qu’aucune preuve présentée ne permettait de conclure qu’un tel risque existe. Le tribunal a également fait remarquer que l’expert des dissidents avait tenu compte de l’augmentation du prix du pétrole entre mars 2016 et février 2017, alors qu’il n’avait été tenu compte de cette augmentation ni dans l’analyse du fournisseur indépendant de l’attestation d’équité retenu par InterOil ni dans celle de l’expert retenu par ExxonMobil.

Ce qu’il faut retenir

On pourrait être tenté de conclure que les conclusions de cette affaire découlent d’une série de faits et de circonstances uniques, notamment du fait qu’une première mouture de l’opération avait été critiquée et rejetée par la Cour d’appel du Yukon. À cet égard, malgré les préoccupations du tribunal quant au fait qu’InterOil n’avait pas procédé à une mise aux enchères publique et sans entrave, le tribunal a reconnu qu’il était bien connu dans le secteur qu’InterOil cherchait à conclure une opération de vente et qu’elle avait à cet égard approché les acheteurs potentiels les plus sérieux et les plus susceptibles d’être intéressés et que la démarche avait donné lieu à un processus d’offre dont a résulté une hausse du prix. En conséquence, en l’absence des critiques formulées par la Cour d’appel du Yukon quant à la démarche, le tribunal aurait très bien pu en arriver à une conclusion différente. Et, que l’on soit d’accord ou non avec le poids accordé par le tribunal aux critiques formulées à l’égard des démarches dans cette affaire pour rejeter le prix fixé pour l’opération à titre de fondement de la juste valeur, ce qu’il ne faut pas perdre de vue dans tout le tollé qui entoure la décision c’est que la démarche revêt une importance cruciale dans les opérations de fusions et acquisitions. Les décisions portant sur InterOil ainsi que la surveillance accrue exercée par les organismes de réglementation à l’égard des opérations donnant lieu à un conflit d’intérêts important (voir l’Avis multilatéral 61-302 du personnel des ACVM) mettent en évidence que toutes les parties qui participent à une opération de fusion ou d’acquisition visant une société ouverte ont intérêt à s’assurer de la mise en place, dans la mesure du possible, d’un processus de vente rigoureux, indépendant et exempt de conflits.

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