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Actions collectives : Miser sur une cause d’action inédite n’est peut-être pas garant de succès

Dans sa décision concernant l’affaire Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19 (l’« affaire Babstock »), la Cour suprême du Canada (« CSC ») apporte des précisions sur la doctrine controversée de la « renonciation au recours délictuel » et donne des indications utiles sur la manière dont les tribunaux devraient évaluer les demandes inédites au stade de l’autorisation d’une action collective proposée ou à la présentation d’une requête en radiation de déclaration.

Principaux points à retenir

  • « Renonciation au recours délictuel » ou « restitution des gains illicites pour cause d’acte fautif » en tant que cause d’action indépendante. Une demande de restitution des gains illicites pour cause d’acte fautif est une demande de réparation visant tous les bénéfices réalisés par le défendeur par suite de sa conduite fautive. En concluant que la restitution des gains illicites pour cause d’acte fautif n’est pas une cause d’action indépendante, la CSC exige des demandeurs sollicitant une réparation de restitution pour négligence qu’ils plaident une perte ou un préjudice réel causé par le défendeur.
  • Incidences pour les demandes inédites présentées dans le cadre d’une action collective. La décision de la CSC dans l’affaire Babstock rappelle aux juges d’autorisation que les litiges doivent être résolus rapidement, d’une manière qui favorise l’économie des ressources judiciaires, l’un des principaux objectifs des actions collectives. À moins qu’une nouvelle cause d’action plaidée par un demandeur aux fins d’une action collective ne représente une évolution graduelle du droit qui aurait une chance raisonnable de succès, elle devrait être radiée à l’étape de l’autorisation et non pas renvoyée pour instruction d’un procès complet sur le fond.
  • La restitution des gains illicites en réparation d’une violation de contrat. De l’avis des juges majoritaires de la CSC dans l’affaire Babstock, la restitution ne peut être employée en réparation d’une violation de contrat que si aucun autre recours disponible n’est adéquat.
  • Les interdictions du Code criminel devraient être interprétées dans leur acception la plus étroite. La CSC a rejeté à l’unanimité une allégation selon laquelle les appareils de loterie vidéo constituent une forme illégale du jeu de « bonneteau » interdit par le Code criminel.

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l. a représenté l’intervenante, la Chambre de commerce du Canada, et a secondé les procureurs de l’appelante, la Société des loteries de l’Atlantique (« SLA »). Davies compte énormément d’expérience tant en actions collectives qu’en représentation de sociétés de loteries provinciales au Canada.

Contexte

La SLA exploite et gère des systèmes de loterie pour le compte des gouvernements des quatre provinces de l’Atlantique. Les demandeurs ont cherché à obtenir l’autorisation d’intenter une action collective contre la SLA, au nom de tous les joueurs d’appareils de loterie vidéo (les « ALV ») résidents de Terre-Neuve des six années précédant l’action collective. Les demandeurs ont affirmé que les ALV étaient intrinsèquement dangereux et trompeurs. Reconnaissant qu’il serait peu probable qu’ils puissent établir que l’ensemble des membres du groupe avaient subi des pertes réelles, les demandeurs ont sollicité une réparation fondée sur les gains, déterminée en fonction des bénéfices tirés par la SLA de l’exploitation des ALV. Les demandeurs ont obtenu gain de cause devant la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador.

La question centrale du pourvoi devant la CSC était de savoir si la demande des demandeurs comportait une cause d’action raisonnable. En plus de présenter les demandes courantes pour violation de contrat et enrichissement sans cause, les demandeurs ont invoqué une cause d’action fréquemment appelée « renonciation au recours délictuel » – terme que la CSC a rejeté en faveur de « restitution des gains illicites pour cause d’acte fautif » – et ont fait valoir que cette cause d’action devait pouvoir être invoquée pour un acte fautif commis par négligence, même si les demandeurs avaient choisi de ne pas plaider un préjudice réel causé par la conduite négligente des défendeurs.

Décision

Le juge Brown, s’exprimant au nom des juges majoritaires à la suite de la décision partagée à cinq contre quatre, a accueilli le pourvoi des défendeurs, a annulé l’ordonnance d’autorisation et a radié toutes les actions des demandeurs contre la SLA. Les juges dissidents ont approuvé le rejet par les juges majoritaires de la demande de restitution des gains illicites pour cause d’acte fautif en tant que cause d’action indépendante, mais auraient permis l’instruction de la demande pour violation de contrat.

La décision de la CSC a des incidences importantes sur les actions collectives et le droit en matière de restitution au Canada.

Incidences sur les demandes inédites présentées dans le cadre d’actions collectives

En ce qui concerne les actions collectives, les affaires invoquant une cause d’action inédite ont pris une importance démesurée en raison de la réticence des tribunaux à rejeter les demandes au stade de l’autorisation. Au cours des 16 années écoulées depuis l’affaire Serhan (Estate Trustee) v Johnson & Johnson1, les demandes de restitution des gains illicites tirés d’actes fautifs commis par négligence, sans preuve de préjudice causé aux demandeurs, ont souvent été autorisées, et la question de savoir si une telle demande existe en droit canadien était laissée au stade de l’instruction. L’autorisation de telles actions fait en sorte que les défendeurs subissent d’énormes pressions pour régler même les actions sans fondement, en raison du risque pour leur survie que représente l’attribution de dommages-intérêts à l’issue de l’instruction d’une importante action collective.

La décision de la CSC dans l’affaire Babstock rappelle aux juges d’autorisation que, lorsque les circonstances s’y prêtent, il importe de régler les litiges rapidement, plutôt que de donner aux demandeurs le bénéfice du doute en renvoyant le litige pour instruction sur le fond. Une action collective ne devrait pas être autorisée simplement parce qu’elle fait valoir une demande inédite. Comme l’a déclaré le juge Brown au nom des juges majoritaires, « il est bénéfique, et même essentiel à la viabilité de la justice civile et à l’accès du public à celle-ci que les demandes, y compris les demandes inédites, qui sont vouées à l’échec soient tranchées tôt dans l’instance ».

La décision dans l’affaire Babstock signifie que la présentation de causes d’action inédites, comme la renonciation au recours délictuel ou la restitution des gains illicites pour cause d’acte fautif, sera moins efficace pour les demandeurs souhaitant obtenir l’autorisation d’intenter une action collective et inciter les défendeurs à parvenir à un règlement. Si une cause d’action inédite est invoquée, elle doit représenter une évolution graduelle du droit et avoir une chance raisonnable de succès.

Incidences sur les renonciations au recours délictuel et les restitutions des gains illicites pour cause de négligence

Les juges de la CSC ont décidé à l’unanimité d’abandonner le terme « renonciation au recours délictuel », déclarant qu’il prêtait à confusion tant pour les juges que pour les parties. Ils lui ont préféré le terme « restitution des gains illicites pour cause d’acte fautif » pour décrire ce type de demande.

Les juges de la CSC ont également décidé à l’unanimité que la restitution des gains illicites devait être considérée comme une solution de rechange pour remédier à certaines formes d’actes fautifs et non comme une cause d’action indépendante. Par conséquent, pour présenter une demande de restitution des gains illicites, le demandeur dans une action pour négligence doit invoquer des faits qui, s’ils sont considérés comme vrais, répondraient à tous les éléments essentiels du délit. Il lui faudrait donc plaider qu’une perte ou un préjudice s’est produit et a été causé par la négligence des défendeurs. Les demandeurs dans l’affaire Babstock n’ayant pas réussi à présenter des faits établissant des préjudices réels et un lien de causalité, leur réclamation pour négligence était vouée à l’échec.

Il est toujours possible de solliciter la restitution des gains illicites en réparation de certaines formes d’actes fautifs pour lesquels aucune preuve de préjudice n’est requise, comme le manquement à une obligation fiduciaire ou de confidentialité ou l’intrusion. La possibilité d’invoquer la restitution des gains illicites comme solution de rechange à la réclamation de dommages-intérêts pour un acte négligent ayant causé un préjudice demeure une question en suspens qui devra être réglée dans un contexte approprié.

Incidences sur la restitution des gains illicites en réparation d’une violation de contrat

Les juges de la CSC étaient divisés sur la question de savoir si l’action des demandeurs pour violation de contrat avait une chance raisonnable de succès qui justifierait son autorisation comme action collective.

La violation de contrat, contrairement au délit de négligence, n’exige pas la preuve d’un préjudice à l’appui de la cause d’action. Cependant, les juges majoritaires de la CSC ont estimé que la question de savoir si la demande fondée sur la violation de contrat des demandeurs révélait une cause d’action raisonnable devait être examinée à la lumière des réparations que les demandeurs cherchaient à obtenir. Étant donné que les demandeurs dans l’affaire Babstock ne sollicitaient que des réparations de nature non compensatoire pour violation de contrat, soit la restitution des gains illicites et des dommages-intérêts punitifs, les juges majoritaires ont conclu que la question était de savoir si les demandeurs avaient droit à ces réparations exceptionnelles, en tenant les faits allégués pour avérés.

Les tribunaux ont accepté que la restitution des gains illicites peut être accordée en cas de violation de contrat dans des circonstances exceptionnelles. Dans l’affaire Attorney General v Blake2, une importante affaire en droit anglais, le défendeur Blake était un ancien agent du MI-6 condamné pour espionnage au profit de l’Union soviétique, qui a par la suite conclu un contrat pour publier ses mémoires en violation de l’engagement de confidentialité contenu dans son contrat de travail avec le MI-6. Comme les renseignements inclus dans ses mémoires n’étaient plus confidentiels et ne portaient pas atteinte à l’intérêt public, le demandeur n’a subi aucun préjudice du fait de leur publication. Plutôt, le demandeur a sollicité la restitution des gains illicites, c’est-à-dire des bénéfices que Blake avait réalisés grâce à la violation du contrat. La Chambre des lords a conclu que la restitution des gains illicites pour violation de contrat pouvait convenir dans certaines circonstances exceptionnelles, mais seulement dans la mesure où, à tout le moins, les dommages-intérêts, l’exécution en nature et l’injonction ne convenaient pas. En ce qui concerne ces circonstances, les tribunaux doivent notamment se pencher sur la question de savoir si le demandeur a un intérêt légitime à empêcher le défendeur d’exercer ses activités lucratives. Certains tribunaux canadiens ont adopté le raisonnement de l’arrêt Blake dans des cas appropriés.

Dans l’affaire Babstock, les juges majoritaires de la CSC ont adopté le critère des « circonstances exceptionnelles » énoncé dans l’arrêt Blake et conclu que la restitution des gains illicites, en général, n’est pas possible en cas de violation de contrat. De plus, une réparation fondée sur les gains n’était pas appropriée en l’espèce, puisque les pertes découlant du jeu subies par les demandeurs étaient facilement quantifiables et que l’octroi de dommages-intérêts compensatoires pouvait y remédier. Il s’ensuivait que la demande de restitution des gains illicites pour violation de contrat des demandeurs n’avait aucune chance raisonnable de succès et ne devait donc pas être autorisée en tant qu’action collective.

D’après les juges dissidents de la CSC, la demande fondée sur la violation de contrat des demandeurs aurait pu faire l’objet d’une instruction. À leur avis, un jugement déclaratoire, des dommages-intérêts symboliques, la restitution des gains illicites et des dommages-intérêts punitifs constituaient tous des réparations pouvant être accordées aux demandeurs pour violation de contrat. La juge Karakatsanis, s’exprimant au nom des juges dissidents, a déclaré « À mon avis, il y a matière à action en justice pour violation de contrat et matière à obtention de réparations contre la SLA même si les actes de procédure ne font pas état d’une perte personnelle en particulier ».

Incidence sur la légalité des ALV

Dans l’affaire Babstock, les demandeurs ont affirmé que les ALV étaient intrinsèquement trompeurs et devaient ainsi être considérés comme un jeu « analogue » au jeu de bonneteau au sens de l’article 206 du Code criminel et, par conséquent, intrinsèquement illégaux (cet argument avait été avancé pour appuyer les allégations des demandeurs selon lesquelles la SLA avait enfreint la norme de diligence en matière de négligence et avait également enfreint une condition contractuelle implicite concernant la fourniture de jeux sûrs et légaux). L’affaire a donc eu des répercussions importantes pour les sociétés de loterie provinciales du Canada, dont beaucoup offrent des ALV ou des machines à sous présentant des caractéristiques semblables à celles qu’offre la SLA (les fournisseurs d’ALV étaient également défendeurs dans l’affaire Babstock).

La Cour a rejeté les arguments des demandeurs et a confirmé que les ALV ne pouvaient être considérés comme un jeu « analogue » au jeu de bonneteau au sens du Code criminel. Les tribunaux devraient interpréter les dispositions du Code criminel dans leur acception la plus étroite, afin d’éviter d’élargir la portée du droit criminel de façon discrétionnaire et de créer potentiellement des crimes de common law. Appliquant cette approche, la Cour a conclu que l’interdiction du jeu de bonneteau ou de jeux « analogues » ne s’appliquait qu’aux jeux qui supposent, à tout le moins, « qu’un joueur parie sur l’endroit où se trouve un objet après une série de manipulations ». Il ne suffit pas d’alléguer qu’un jeu est trompeur.

1(2004), 72 O.R. (3d) 296 (C. sup.).

2[2001] 1 A.C. 268 (H.L.) [l'affaire Blake].

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