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La Cour suprême du Canada annule les clauses d’arbitrage d’Uber et précise la doctrine de l’iniquité

Auteurs : Chantelle Cseh, Matthew Milne-Smith et Rui Gao

La Cour suprême du Canada a publié sa décision très attendue dans l’affaire Uber Technologies Inc. c Heller (l’« affaire Uber »), par laquelle elle autorise un recours collectif envisagé au nom des chauffeurs Uber à suivre son cours malgré la clause d’arbitrage figurant dans la convention type qui intervient entre ces chauffeurs et Uber. La Cour a statué que la clause d’arbitrage des contrats d’Uber était inique et donc nulle.

Cette décision, publiée le 26 juin 2020, aura d’importantes répercussions, non seulement quant à l’application des clauses d’arbitrage, mais également quant à l’application des contrats types en général.

Principaux points à retenir

  • L’iniquité et l’application des clauses d’arbitrage. Les entreprises auront peut-être à revoir les clauses d’arbitrage de leurs conventions afin d’évaluer le risque que celles-ci soient déclarées iniques par les tribunaux canadiens. La Cour suprême a statué qu’il y a iniquité (i) lorsqu’il y a inégalité du pouvoir de négociation entre les parties; et (ii) qu’un marché imprudent en résulte. L’établissement de cette conclusion nécessite un examen minutieux des faits.
  • Incidences à l’égard des contrats types en général. Au vu de l’affaire Uber, les entreprises qui font usage de contrats types devraient vérifier si d’autres dispositions que les clauses d’arbitrage sont susceptibles de contestation pour cause d’iniquité. La Cour suprême, qui n’a pas limité son analyse aux clauses d’arbitrage, a déclaré que la doctrine d’iniquité avait des répercussions sur l’application des contrats types en général.
  • Employés ou entrepreneurs indépendants? Les actions collectives intentées au nom de groupes provenant de « l’économie des petits boulots » seront à surveiller. À la suite de la décision de la Cour suprême dans l’affaire Uber, le représentant des demandeurs, M. Heller, a la voie libre pour donner suite au recours collectif envisagé et demander, au nom des chauffeurs Uber, les avantages et protections qui sont accordés aux employés. Ce recours collectif s’inscrit dans un lot de recours analogues qui pourraient entraîner une redéfinition du lien entre les entreprises issues de l’économie des petits boulots et leurs travailleurs.
  • Nouvelle exception permettant aux tribunaux de se saisir de la contestation d’une compétence arbitrale. La Cour a précisé que les tribunaux canadiens peuvent et devraient entendre la contestation de la compétence d’un arbitre (i) si cette contestation est « véritable »; et (ii) s’il existe une réelle possibilité que, advenant un renvoi à l’arbitrage, la contestation ne soit jamais résolue par l’arbitre.

Contexte

M. Heller est un chauffeur Uber. Il a introduit un recours collectif envisagé au nom d’un groupe de personnes se trouvant dans une situation analogue à la sienne contre un certain nombre d’entités Uber, dans le cadre duquel il demande des dommages-intérêts de 400 millions de dollars ainsi que la détermination selon laquelle les chauffeurs Uber sont des employés d’Uber et, par conséquent, ont droit aux avantages et aux protections qu’accorde la Loi de 2000 sur les normes d’emploi (la « Loi sur les normes ») de l’Ontario.

Afin d’obtenir une licence d’utilisation de l’appli utilisée par les chauffeurs Uber, M. Heller a accepté de signer l’entente de services type pour le Canada d’Uber, qui renferme une clause d’arbitrage prévoyant que tout différend découlant de l’entente sera définitivement tranché par voie d’arbitrage à Amsterdam selon le Règlement d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale (« CCI »). Les frais d’introduction de l’arbitrage exigés par la CCI, qui s’élèvent à environ 14 500 $ US, n’incluent pas les honoraires et autres frais de participation à l’arbitrage.

Contestant l’action de M. Heller, Uber a demandé à la Cour supérieure de justice de l’Ontario de surseoir au recours collectif envisagé sur le fondement de la clause d’arbitrage. La Cour supérieure a fait droit à sa demande.

La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la décision de la Cour supérieure, déclarant que la clause d’arbitrage était nulle (i) parce qu’elle visait illégalement à soustraire, par contrat, les parties à la Loi sur les normes; et (ii) qu’elle était inique.

Décision de la Cour suprême du Canada

Le droit applicable à l’arbitrage et le principe de compétence-compétence

Avant d’examiner la contestation de la clause d’arbitrage soulevée par M. Heller, la Cour devait d’abord trancher deux questions préliminaires : (i) le droit applicable à l’arbitrage; et (ii) la question de savoir si la Cour devait entendre la contestation de la clause d’arbitrage ou renvoyer la contestation de la compétence de l’arbitre à ce dernier selon le principe de « compétence-compétence ».

En réponse à la première question, les juges majoritaires ont conclu que le droit applicable à l’arbitrage en l’espèce était la Loi de 1991 sur l’arbitrage (Ontario), et que la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international s’appliquait uniquement aux conventions d’arbitrage de nature « internationale » et « commerciale ». Bien que manifestement de nature internationale, l’affaire n’a pas été jugée de nature commerciale puisque le différend concernait fondamentalement le travail et l’emploi.

En ce qui concerne la capacité de la Cour d’entendre une contestation de la compétence de l’arbitre (sur le fondement de l’iniquité ou pour un autre motif), les juges majoritaires ont étendu la portée des exceptions au principe de compétence-compétence voulant que l’arbitre soit habilité à juger de sa propre compétence. Le droit antérieur à l’arrêt Uber reconnaissait deux cas de figure dans lesquels la Cour était libre de trancher une contestation de la compétence de l’arbitre, à savoir lorsque seules des questions de droit sont en litige ou lorsque des questions mixtes de fait et de droit sont en litige mais qu’elles ne requièrent qu’un examen superficiel de la preuve au dossier.

Dans l’affaire Uber, les juges majoritaires ont introduit un troisième cas de figure : la Cour peut entendre une contestation de la compétence arbitrale s’il existe une réelle possibilité que, advenant le renvoi à l’arbitre, la contestation ne soit jamais résolue, notamment en raison du fait que l’arbitrage serait alors trop coûteux ou inaccessible.

Iniquité

Les juges majoritaires, au nombre de sept, ont conclu, à la lumière des faits en l’espèce, que la clause d’arbitrage était inique et donc nulle. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour a revu la doctrine d’iniquité.

Il y a iniquité lorsque les critères suivants sont remplis :

  1. Il existe une inégalité du pouvoir de négociation. Il existe une inégalité du pouvoir de négociation lorsqu’une partie ne peut pas adéquatement protéger ses intérêts durant le processus de formation d’un contrat. Il n’existe pas de limites rigides quant aux types d’inégalités qui correspondent à cette définition.
  2. Un marché imprudent en résulte. Un marché est imprudent s’il avantage indûment la partie la plus forte ou désavantage indûment la plus vulnérable. L’imprudence devrait être mesurée au moment de la conclusion du contrat et être évaluée en contexte, puisqu’elle peut prendre de nombreuses formes.

Avant l’arrêt Uber, la jurisprudence manquait parfois de cohérence sur la question du caractère essentiel ou non de certains facteurs pour que soit établie avec succès l’iniquité. Ces facteurs comprenaient les suivants : le caractère manifestement inéquitable de l’entente; la présence d’un déséquilibre flagrant dans le pouvoir de négociation; et la conscience par l’autre partie qu’elle tire avantage de cette vulnérabilité. Selon les juges majoritaires dans l’affaire Uber, ces facteurs peuvent constituer une preuve solide de l’un ou l’autre des deux critères de l’iniquité, mais aucun n’est essentiel.

Au vu des faits en l’espèce, les juges majoritaires sont arrivés à la conclusion que la clause d’arbitrage était inique. Il existait une inégalité du pouvoir de négociation pour les raisons suivantes : (i) la convention d’arbitrage faisait partie d’un contrat type; et (ii) on ne pouvait s’attendre à ce qu’une personne dans la position de M. Heller comprenne qu’il devrait franchir un obstacle de 14 500 $ US pour simplement introduire un arbitrage en cas de litige. Les juges majoritaires ont également conclu que la clause d’arbitrage constituait une transaction imprudente du fait que les frais administratifs initiaux s’apparentaient au revenu annuel de M. Heller et étaient disproportionnés par rapport à la valeur d’une sentence arbitrale qui aurait pu être raisonnablement envisagée au moment de la conclusion du contrat entre M. Heller et Uber.

Fait à noter, les juges majoritaires n’ont pas entériné l’autre conclusion de la Cour d’appel de l’Ontario voulant que la clause d’arbitrage avait illégalement soustrait, par contrat, les parties aux protections qu’accorde aux travailleurs la Loi de 2000 sur les normes d’emploi.

Dans ses motifs concordants, le juge Brown a exprimé son désaccord sur le fait que l’analyse des juges majoritaires portait principalement sur l’iniquité. S’appuyant sur les questions de fait et de politique dont il est question ci-dessus, il était plutôt d’avis que la clause d’arbitrage était contraire à l’ordre public, et donc nulle, car elle niait l’accès à la justice.

Dans une dissidence vigoureuse, la juge Côté a soutenu que l’approche des juges majoritaires était incompatible avec le principe voulant que, saisie d’une motion en sursis d’instance en faveur de l’arbitrage, la Cour ne se livre qu’à un examen superficiel de la preuve. Selon la juge Côté, les conclusions des juges majoritaires à l’égard de l’iniquité auraient nécessité et devraient nécessiter une preuve beaucoup plus étayée que ce qui était permis à ce stade précoce de l’instance. Selon elle, les juges majoritaires n’étaient pas en mesure d’évaluer correctement la situation financière de M. Heller, ses caractéristiques personnelles, les circonstances entourant la formation du contrat et la valeur qui serait vraisemblablement en litige. Elle aurait autorisé l’arbitre à examiner les contestations soulevées à l’égard du contrat type.

Conclusion

La décision rendue par la Cour dans l’affaire Uber vient préciser la doctrine de l’iniquité et ouvre la voie à de possibles contestations non seulement des clauses d’arbitrage, mais également de toute autre clause figurant dans les contrats types, auxquels les sociétés ont fréquemment recours à l’ère numérique. Elle ouvre également la voie à d’autres actions collectives par des personnes évoluant dans l’économie des petits boulots qui pourraient souhaiter faire annuler leurs marchés.

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