Bulletin

Le Canada propose un Régime d’accords de poursuite suspendue

Auteurs : John Bodrug et Stéphane Eljarrat

Le gouvernement canadien a déposé récemment un projet de loi visant l’adoption d’un Régime d’accords de poursuite suspendue (les « APS ») à l’intention des entreprises accusées de certains types d’infractions fédérales pour lesquelles une déclaration de culpabilité rend l’entreprise concernée inadmissible à obtenir des contrats du gouvernement fédéral. Cette proposition fait suite aux consultations publiques qui ont eu lieu l’an dernier et à l’évaluation des APS utilisés dans divers pays dans le but de mieux prévenir et corriger les conséquences des crimes commis par des entreprises (voir notre bulletin de 2017 intitulé Le gouvernement du Canada mène des consultations sur les outils de lutte contre les actes répréhensibles des entreprises).

Conditions, effet et objectif d’un APS

L’APS est un accord volontaire entre une entreprise accusée et l’autorité responsable des poursuites. Aux termes d’un APS, la poursuite consent une amnistie à l’entreprise, en échange de laquelle cette dernière accepte de se conformer à certaines conditions. Si les conditions de l’APS sont respectées et que celui-ci arrive à échéance, les accusations sont retirées (et il n'en résulte aucune déclaration de culpabilité au criminel). Si l’entreprise ne se conforme pas aux conditions de l’APS, les accusations peuvent être rétablies et l’entreprise peut être poursuivie et, en fin de compte, déclarée coupable.

Le régime d’APS vise non seulement à sanctionner la conduite criminelle et à décourager les comportements répréhensibles, mais aussi à inciter les entreprises à divulguer volontairement les actes d’inconduite ainsi qu’à encourager la prise de mesures correctives et le respect de la loi. Comme les enquêtes sur la criminalité d’entreprise sont souvent longues et nécessitent des ressources considérables, l’APS offre la possibilité de corriger la conduite reprochée de façon rapide et efficace. Il peut aussi contribuer à réduire les conséquences indésirables pour les parties innocentes, comme les employés, les clients, les fournisseurs, les investisseurs et les autres intervenants sans reproche. Par exemple, l’APS permet d’éviter la disqualification dans les pays qui interdisent aux personnes morales et aux sociétés membres de leur groupe de participer à l’adjudication de contrats publics si elles ont été déclarées coupables de certains types d’infractions.

Régime d’APS proposé par le Canada

Mettant l’accent sur les obligations de l’entreprise, plutôt que sur les avantages que celle-ci peut en retirer, le gouvernement décrit le nouvel outil en matière de poursuites qu’il propose comme un « Régime d’accord de réparation »; dans le projet de loi C-74, qui comprend des modifications législatives visant la mise en œuvre du régime, il est question d’« accords de réparation ». À supposer que le projet de loi soit adopté par le Parlement, le Régime d’accord de réparation entrera en vigueur 90 jours après la proclamation. Étant donné que le gouvernement a annoncé simultanément qu’il apportera des améliorations à son Régime d’intégrité (selon lequel les entreprises reconnues coupables de certaines infractions peuvent être radiées et, par le fait même, rendues inadmissibles à obtenir des contrats du gouvernement), lesquelles seront publiées le 15 novembre 2018, mais n’entreront en vigueur que le 1er janvier 2019, il est difficile de dire si le gouvernement a l’intention de mettre le Régime d’accord de réparation en vigueur avant cette date.

Les principaux éléments du Régime d’accord de réparation, qui sont décrits en détail dans le projet de loi C-74, sont les suivants :

  • Le poursuivant aura le pouvoir discrétionnaire de négocier un accord de réparation si les critères prévus par la loi sont remplis, mais il ne sera pas tenu d’offrir de conclure un tel accord.
  • Un accord de réparation pourra être négocié seulement pour certaines infractions prévues par le Code criminel et la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers (la « LCAPE ») qui concernent généralement la fraude et la corruption d’agents publics. Il importe de noter qu’un accord de réparation ne pourrait être utilisé pour des infractions prévues par la Loi sur la concurrence, bien que certaines de ces infractions puissent entraîner une radiation en vertu du Régime d’intégrité. Toutefois, le cabinet fédéral sera en mesure de modifier la liste des infractions précises qui peuvent être visées par un accord de réparation.
  • L’accord de réparation doit contenir une déclaration des faits, une déclaration de l’entreprise portant qu’elle se reconnaît responsable, un engagement soutenu de celle-ci de collaborer et de communiquer tout renseignement qui est utile pour identifier les personnes qui ont participé à l’acte répréhensible et les poursuivre, une sanction pécuniaire, l’obligation de remettre les biens obtenus à la suite de l’acte répréhensible ou toute autre mesure à cet égard et, au besoin, des mesures de réparation. Dans le cas d’infractions prévues par la LCAPE, il pourrait être nécessaire d’inclure une mention des mesures de réparation du tort causé à des victimes à l’étranger.
  • Mis à part la déclaration des faits et les aveux de culpabilité contenus dans l’accord de réparation, aucune autre déclaration par laquelle l’entreprise reconnaîtrait sa responsabilité n’est admissible en preuve dans les actions civiles et les poursuites pénales dirigées contre elle.
  • L’accord de réparation peut prévoir la nomination d’un surveillant indépendant aux frais de l’entreprise et l’obligation pour celle-ci de mettre en place ou d’améliorer des politiques de conformité. L’entreprise pourrait également être tenue de rembourser au poursuivant une partie des frais qu’il a engagés relativement à son administration de l’accord de réparation.
  • Les accusations portées contre l’entreprise seront suspendues tant que l’accord de réparation sera en vigueur. Si, l’entreprise respecte entièrement les conditions de l’accord de réparation, les accusations seront retirées à l’échéance de l’accord et aucune autre poursuite ne pourra être engagée contre l’entreprise pour la même infraction. Toutefois, le non-respect des conditions d’un accord de réparation pourrait entraîner la résiliation de celui-ci et le rétablissement des accusations contre l’entreprise.
  • L’accord de réparation doit être approuvé par un tribunal avant de pouvoir prendre effet. Le tribunal doit approuver l’accord de réparation s’il est convaincu que celui-ci est dans l’intérêt public et que ses conditions sont équitables, raisonnables et proportionnelles à la gravité de l’infraction.
  • À moins que le tribunal ne rende une ordonnance à l’effet contraire, les victimes d’une infraction seront avisées (i) des négociations en cours pour la conclusion d’un accord de réparation et (ii) de tout accord de réparation devant être soumis à l’approbation du tribunal.

La législation prévoit que le ministre de la Justice proposera des règlements concernant la forme des accords de réparation et la vérification de la conformité.

Problèmes potentiels liés au Régime d’accord de réparation

Bien qu’un régime d’APS soit un ajout utile aux outils qui sont mis à la disposition des poursuivants canadiens, le projet de loi C-74 soulève un certain nombre de problèmes susceptibles d’avoir une incidence sur l’utilité et l’utilisation, en pratique, du Régime d’accord de réparation.

  • Selon le projet de loi C-74, pour qu’un accord de réparation puisse être négocié, l’entreprise doit communiquer au poursuivant tous les renseignements que celui-ci demande. Le projet de loi C-74 ne prévoit pas de dispense expresse à l’égard des renseignements privilégiés, tels que les communications entre un avocat et son client. Si les poursuivants demandent que des renseignements privilégiés leur soient communiqués, les entreprises pourraient éprouver des difficultés en pratique et devoir faire des choix difficiles dans le cadre d’enquêtes internes ou au moment d’évaluer l’opportunité de conclure un accord de réparation.
  • Les entreprises auraient besoin de considérer avec soin la perspective d’avoir à informer des victimes du fait qu’elles ont l’intention de négocier un accord de réparation, puisqu’elles s’exposeraient alors à de possibles demandes d’indemnisation liées à l’infraction alléguée. À cet égard, une entreprise pourrait être tenue responsable de la conduite de ses dirigeants ou, dans certains cas, de ses représentants, y compris ses employés, ses partenaires et ses sous-traitants.
  • Le projet de loi C-74 prévoit que, sur demande du poursuivant, le tribunal serait tenu de modifier un accord de réparation s’il est convaincu que l’accord continue de satisfaire aux critères prévus par la loi. L’absence d’obligation expresse d’obtenir le consentement de l’entreprise à la modification d’un accord de réparation crée de l’incertitude concernant les obligations ou les conditions additionnelles qui pourraient être imposées à l’entreprise.
  • Le projet de loi C-74 permettrait également au poursuivant d’obtenir une ordonnance de résiliation d’un accord de réparation s’il peut convaincre le tribunal que l’entreprise n’a pas respecté les conditions de l’accord. Le projet de loi ne confère au tribunal aucun pouvoir discrétionnaire à l’égard d’une telle demande et ne prévoit pas expressément que seul un manquement important pourrait justifier la résiliation de l’accord ni l’obligation d’obtenir une évaluation globale du fait que la résiliation de l’accord est dans l’intérêt public et qu’elle est équitable et raisonnable (ce que le tribunal doit par ailleurs établir avant d’approuver par ordonnance la modification d’un accord de réparation).
  • Le projet de loi C-74 laisse entendre que le poursuivant pourrait exiger que l’accord de réparation mentionne que l’entreprise doit collaborer dans le cadre d’enquêtes ou de poursuites à l’étranger. À l’évidence, cette exigence pourrait imposer des obligations indéfinies et, dans les faits, conférer à des autorités étrangères le droit d’établir la portée des obligations dont l’entreprise doit s’acquitter aux termes de l’accord de réparation. De telles obligations pourraient se révéler particulièrement problématiques dans les pays qui n’offrent pas de protections juridiques adéquates aux organisations qui collaborent avec eux ou à leurs employés.
  • À l’heure actuelle, le projet de loi C-74 prévoit qu’aucune poursuite ne peut être engagée contre l’organisation « à l’égard de ces infractions » (for the same offence) pendant la période de validité de l’accord de réparation. Le projet de loi prévoit également que dès que le tribunal rend une ordonnance dans laquelle il déclare que les conditions de l’accord ont été respectées, aucune poursuite ne peut être engagée contre l’entreprise relativement à ces infractions (for the same offence). Dans tous les cas, il serait rassurant de savoir qu’aucune autre poursuite ne peut être engagée contre l’entreprise pour le même acte. Bien souvent, le même acte peut entraîner le dépôt d’accusations en vertu de plusieurs dispositions du Code criminel ou de la Loi sur la concurrence, par exemple. Le fait de laisser subsister la possibilité que d’autres accusations soient déposées en vertu de plusieurs dispositions législatives pour le même acte pourrait sérieusement dissuader les entreprises de conclure un accord de réparation.

Le fait d’omettre les infractions prévues par la Loi sur la concurrence dans le Régime d’accord de réparation pourrait être important pour les entreprises qui sont accusées d’infractions telles que le complot, le truquage d’offres ou la publicité trompeuse en vertu de cette loi. Chacune de ces infractions les rend automatiquement inadmissibles dans le cadre du Régime d’intégrité actuel du gouvernement fédéral. Le Bureau de la concurrence du Canada a adopté des politiques d’immunité et de clémence prévoyant que, dans certaines circonstances, l’immunité peut être octroyée à une entreprise lorsque celle-ci est la première partie à dénoncer une infraction anticoncurrentielle au Bureau et qu’un traitement plus clément peut être accordé aux entreprises qui acceptent par la suite de plaider coupable et de collaborer avec le Bureau. Toutefois, si les demandeurs de clémence n’ont pas l’option de conclure un accord de réparation, ils s’exposent à la radiation dans le cadre du Régime d’intégrité, et ce, même s’ils acceptent de prendre certaines mesures, notamment des mesures correctrices, aux termes de la politique de clémence du Bureau. Quoi qu’il en soit, il se peut que cet élément dissuasif soit éliminé dans la version révisée du Régime d’intégrité qui sera publiée en novembre. (Le gouvernement a déclaré qu’il avait l’intention d’offrir une plus grande souplesse et d’introduire la prise en compte de la proportionnalité dans le cadre de ses décisions de radiation.)

Par ailleurs, le gouvernement a indiqué qu’il avait l’intention d’allonger la liste des infractions pouvant déclencher la radiation et d’y inclure, entre autres, certaines violations du Code canadien du travail ou le fait d’être nommé dans le Registre des contrevenants environnementaux en raison d’une condamnation prononcée en vertu de certaines lois environnementales fédérales. Il faudra voir si ces infractions seront ajoutées à titre d’infractions admissibles au Régime d’accord de réparation afin d’inciter les entreprises à divulguer volontairement ces infractions et à les encourager à prendre des mesures correctives.

Au final, l’utilité et l’efficacité du Régime d’accord de réparation canadien dépendront de la version définitive de la loi de mise en œuvre, des conditions des accords de réparation, de l’utilisation qu’en feront les poursuivants et de l’interprétation qu’en feront les tribunaux.

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