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La Cour suprême élargit la responsabilité potentielle dans les recours collectifs relatifs à la fixation des prix

La Cour suprême du Canada a rendu sa décision tant attendue à l’égard de deux appels complémentaires qui ont des répercussions importantes sur les recours collectifs alléguant une conduite contrevenant aux dispositions pénales de la partie VI de la Loi sur la concurrence (la « Loi »).

Dans sa décision concernant les affaires Pioneer Corporation c. Godfrey et Toshiba Corporation c. Godfrey (l’« arrêt Godfrey »), la Cour suprême a confirmé, notamment, que les « acheteurs sous parapluie » sont en droit d’intenter une action relativement à un complot allégué de fixation des prix. Les acheteurs sous parapluie sont des acheteurs qui achètent leurs produits directement ou indirectement auprès de vendeurs qui ne sont pas parties au complot, mais qui prétendent néanmoins qu’on leur a imposé un prix majoré parce que la fixation des prix par les parties au complot a incité ces vendeurs à majorer eux aussi leurs prix.

La décision rendue par le juge Brown à huit contre un (la juge Côté étant dissidente en partie) contient également des indications à l’égard d'autres questions importantes qui auront une incidence sur le grand nombre des recours collectifs en instance et futurs alléguant un comportement anticoncurrentiel, notamment en ce qui concerne la norme en matière de preuve que les demandeurs doivent respecter à l'étape de l’autorisation, la capacité des demandeurs d’exercer des recours de common law et d’equity fondés sur des violations alléguées des dispositions pénales de la Loi et l'applicabilité du principe de la possibilité de découvrir au délai de prescription prévu par la Loi.

La décision de la Cour sur l’ensemble de ces questions fondamentales pourrait ouvrir la voie à un plus grand nombre de recours collectifs plus complexes visant des dommages-intérêts plus élevés au nom de groupes plus importants de demandeurs.

Contexte

L’arrêt Godfrey découle d’une allégation de complot entre certains fabricants, négociants, distributeurs et vendeurs de lecteurs de disques optiques (« LDO ») en vue de fixer le prix de leurs produits. En 2010, un recours collectif proposé a été intenté en Colombie‑Britannique dans lequel le représentant des demandeurs, Neil Godfrey, a réclamé des dommages-intérêts au nom de tous les résidents de la Colombie-Britannique ayant acheté un LDO entre 2004 et 2010. Le groupe proposé comprenait non seulement les personnes ayant acheté un LDO directement ou indirectement auprès des participants au prétendu complot, mais aussi les acheteurs appelés « acheteurs sous parapluie » ayant acheté un LDO (directement ou indirectement) auprès de concurrents des défenderesses qui n’étaient pas parties au complot.

Questions en litige soumises à la Cour suprême du Canada

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a confirmé la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique et a autorisé la création, aux fins d’un recours collectif, d’un groupe comprenant les acheteurs directs et indirects et les acheteurs sous parapluie. Deux groupes de défenderesses en ont appelé séparément de la décision de la Cour d’appel devant la Cour suprême. Leurs appels portaient sur quatre questions principales :

  1. Les acheteurs sous parapluie. Les appels ont soulevé la question de savoir si les acheteurs sous parapluie avaient une cause d’action au titre du paragraphe 36(1) de la Loi. Les appelantes défenderesses se sont opposées à la reconnaissance des recours des acheteurs sous parapluie, en partie au motif qu'une telle reconnaissance entraînerait une responsabilité indéterminée.
  2. La norme en matière de preuve à l'étape de l’autorisation. Les appelantes défenderesses ont également demandé à la Cour suprême de déterminer si la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (et un certain nombre d’autres tribunaux canadiens) avait mal interprété les déclarations de la Cour suprême dans l’affaire Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corp. (l’arrêt « Microsoft ») concernant la norme relative à l’autorisation, en tant que question commune, de la question de la perte. Les appelantes défenderesses ont affirmé que l’arrêt Microsoft devait être lu de manière à contraindre les demandeurs à produire à l’étape de l’autorisation la méthode de l’expert pouvant confirmer le préjudice subi par tous les membres d’un groupe d’acheteurs indirects ou distinguant les membres du groupe ayant subi un préjudice de ceux n’en ayant pas subi. Cette affirmation contrastait avec l'interprétation des demandeurs selon laquelle l'arrêt Microsoft exige seulement qu'un demandeur présente une méthode d'expert pouvant démontrer que le préjudice a été transféré du niveau des acheteurs directs à celui des acheteurs indirects.
  3. Code complet. De plus, les appelantes défenderesses ont demandé à la Cour suprême de déterminer si la possibilité d’une cause d’action en vertu de l’article 36 de la Loi empêchait le demandeur d’exercer concurremment des recours de common law et d’equity (c’est-à-dire de déterminer si la Loi constitue un « code complet » aux fins de recouvrement).
  4. Principes de la possibilité de découvrir et de la dissimulation frauduleuse. Enfin, les appelantes défenderesses ont demandé à la Cour suprême de déterminer si le point de départ du délai de prescription de deux ans prévu par le paragraphe 36(4) de la Loi pouvait être repoussé par l’application des principes de common law de la possibilité de découvrir et de la dissimulation frauduleuse. Il a été proposé d'ajouter certaines défenderesses à la procédure plus de deux ans après le comportement anticoncurrentiel allégué. Ces défenderesses ont soutenu que les recours du demandeur étaient prescrits par la Loi et n’étaient pas visés par les principes de common law de la possibilité de découvrir et de la dissimulation frauduleuse.

Points essentiels

Les acheteurs sous parapluie ont une cause d’action

  • La Cour suprême a statué que les acheteurs sous parapluie ont une cause d'action en vertu de l'alinéa 36(1)a) de la Loi, rejetant les préoccupations formulées à l’égard de la responsabilité indéterminée et de la difficulté potentielle de prouver le préjudice subi à l'échelle du groupe. La Cour suprême a confirmé que l'alinéa 36(1)a) de la Loi permet à toute personne capable de démontrer qu'elle a subi un préjudice en raison des actes du défendeur de présenter une réclamation. La juge Côté ne partage pas l’avis de la majorité sur ce point et a invoqué les principes du caractère éloigné et de l’indétermination pour conclure que les défenderesses ne devraient pas être tenues responsables des décisions en matière de prix de personnes qui ne sont pas parties à l’instance.
  • Nous nous attendons à ce que les réclamations des acheteurs sous parapluie fassent à l’avenir partie de la plupart, voire de la totalité, des recours collectifs en matière de concurrence. Il en résultera probablement un accroissement de la taille et de la complexité des groupes visés par les recours collectifs, des défis considérables et complexes pour les demandeurs devant prouver le préjudice subi par les acheteurs sous parapluie et des coûts accrus pour les défendeurs tant au stade de l’autorisation qu’à celui de l’examen au fond.

La preuve produite à l’étape de l’autorisation n’a pas à indiquer qu’un préjudice a été subi par tous les membres du groupe ni à identifier ceux qui ont subi un préjudice

  • La Cour suprême a donné des précisions sur les commentaires qu’elle avait faits dans l’arrêt Microsoft et a confirmé que la méthode de l’expert que produisent les demandeurs au stade de l’autorisation n’a qu’à être suffisamment valable et acceptable pour établir qu’une perte a été subie par les acheteurs du niveau pertinent (c’est-à-dire qu’elle doit pouvoir permettre d’établir qu’un préjudice a été subi par au moins un membre du groupe ou plus). Au stade de l’autorisation, il n’est pas nécessaire que la méthode établisse que tous les membres du groupe proposé ont subi un préjudice ni qu’elle identifie les membres ayant subi un préjudice et ceux n’en ayant pas subi.
  • La juge Côté a exprimé une vive dissidence sur ce point, critiquant la décision de la majorité pour avoir réduit l'utilité et l'efficacité du processus d’autorisation. Cette critique découle en partie de la décision de la majorité d'autoriser la poursuite d'une action en justice dans des circonstances où le demandeur peut toujours ne pas être en mesure de prouver la responsabilité envers le groupe.

La Loi ne constitue pas un code complet aux fins de recouvrement

  • La Cour a statué que le paragraphe 36(1) de la Loi n’empêche pas l’exercice de recours de common law ou d’equity fondés sur une prétendue violation de la Loi. La décision confirme que les prétendues violations des dispositions pénales de la Loi pouvaient constituer l’élément d’« illégalité » requis pour les actions en common law, comme le complot exécuté par des moyens illégaux.

Les principes de la possibilité de découvrir et de la dissimulation frauduleuse s’appliquent aux réclamations visées par le paragraphe 36(1) de la Loi

  • La Cour suprême a statué (la juge Côté a également exprimé sa dissidence sur ce point) que le principe de common law de la possibilité de découvrir a pour effet de prolonger le délai de prescription prévu par le paragraphe 36(4) de la Loi.
  • Même si la majorité a déclaré que ce n’était pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si le principe de la dissimulation frauduleuse pouvait repousser le point de départ du délai de prescription prévu par le paragraphe 36(4), la Cour a néanmoins précisé que ce principe pouvait être appliqué dans tous les cas où il serait abusif pour les défendeurs d'invoquer le délai de prescription et non seulement dans les cas où une « relation spéciale » existe entre les parties.
  • Cette déclaration confirme que, dans certains cas, les demandeurs peuvent intenter un recours en vertu du paragraphe 36(1) contre des défendeurs même si les actions sous-jacentes sont survenues plus de deux ans auparavant.

La décision de la Cour dans l’arrêt Godfrey a tranché plusieurs des questions les plus litigieuses récemment débattues à l’égard des recours collectifs en matière de concurrence au Canada. Elle a ainsi non seulement ouvert la voie à des réclamations plus importantes et plus coûteuses, en incluant les acheteurs sous parapluie, mais elle a aussi accru la possibilité que les combats entre demandeurs et défendeurs soient de plus en plus souvent menés au stade du procès, après une longue et coûteuse communication préalable, plutôt qu'au stade de l’autorisation.

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