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La Cour du Québec ordonne l’exclusion de la preuve en raison d’une conduite grave, systémique et attentatoire à la Charte canadienne des droits et libertés

Auteurs : Léon H. Moubayed, Éloïse Noiseux et Luca Teolis

Dans l’affaire Bouchard1 rendue en juillet 2023, de nombreuses années après que la Cour suprême du Canada ait rendu l’arrêt de principe Jarvis2, la Cour du Québec a conclu que les droits fondamentaux de médecins spécialistes (i) à la protection contre l’auto-incrimination, (ii) au silence, (iii) à la vie privée, (iv) à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives et (v) à l’avocat ont tous été violés par la RAMQ dans le cadre de ses soi-disant « inspections » administratives. Vu la gravité de la conduite attentatoire de la RAMQ et son caractère systémique, la Cour a ordonné l’exclusion de la preuve recueillie dans le cadre de ses « inspections » qui, en réalité, étaient de véritables enquêtes pénales.

Vu la gravité de la conduite attentatoire de la RAMQ et son caractère systémique, la Cour a ordonné l’exclusion de la preuve recueillie dans le cadre de ses « inspections » qui, en réalité, étaient de véritables enquêtes pénales.

Les Faits

Les « inspections »

En novembre 2018, la RAMQ a procédé à ce qu’elle qualifiait d’« inspection » de deux cliniques médicales. Ces « inspections » visaient à déterminer si les médecins exerçant dans ces cliniques respectaient l’obligation d’afficher leurs tarifs médicaux dans leur salle d’attente3et, à défaut, imposer les amendes pénales prévues à la Loi sur l’assurance maladie (LAM).

Dans ce contexte, une personne désignée comme « inspectrice » par la RAMQ s’est présentée aux deux cliniques avec les objectifs suivants :

  • prendre des photos des lieux;
  • faire un croquis des lieux; et
  • faire compléter une déclaration écrite pour recenser les médecins travaillant dans chacune des cliniques.

À cette fin, l’inspectrice de la RAMQ utilisait deux types de déclarations. Le premier comportait des mises en garde concernant le droit au silence et le droit à l’assistance d’un avocat. Celui-ci était utilisé lorsqu’un médecin devait remplir la déclaration puisque, selon l’inspectrice, « vu le caractère de « l’inspection », ça peut déboucher sur un rapport d’infraction au pénal » .4 Le second ne comportait pas ces mises en garde et était remis à toute autre personne qui n’est pas médecin, notamment aux réceptionnistes, pour être complété.

Lors de ces inspections, l’inspectrice avait également en main un document pour les situations qu’elle qualifiait d’« entraves », au cas où il y aurait un refus de coopérer ou de répondre aux questions. En effet, toujours selon l’inspectrice, les médecins sont tenus de collaborer et ne peuvent l’empêcher de faire son travail.5

La preuve a par ailleurs démontré que malgré sa bonne foi, l’inspectrice de la RAMQ avait une méconnaissance totale des principes élémentaires découlant de la Charte canadienne des droits et libertés et n’avait reçu aucune formation pertinente à ce sujet.

Lors de ses visites dans les cliniques, l’inspectrice ne procédait à aucune vérification de conformité et ne faisait que recueillir de la preuve.

Les rapports d’infraction

De retour à son bureau après avoir complété ces soi-disant « inspections », l’inspectrice analysait la preuve ainsi recueillie et complétait un rapport d’infraction concernant chacun des médecins exerçant dans les cliniques visitées. L’inspectrice soumettait ce rapport au Bureau des infractions et amendes (BIA) qui, lui, émettait ensuite les constats d’infraction contre chacun des médecins, donnant lieu aux poursuites pénales.

En cas de contravention à leur obligation d’afficher les tarifs pour des frais médicaux, chaque médecin encourt une amende pénale minimale de 2 500 $.

Finalement, la preuve a établi que toutes les « inspections » de la RAMQ relativement à l’affichage des frais étaient toujours conduites suivant ce même modus operandi.

La Décision

Les pouvoirs d’inspection et d’enquête de la RAMQ

La Loi sur la Régie de l’assurance maladie du Québec (Loi sur la RAMQ) octroie deux types de pouvoirs à la RAMQ qui répondent à un ensemble de règles qui leur est propre :

  • d’une part, des pouvoirs administratifs étendus d’inspection (ou de vérification) pour l’application et l’exécution des lois, permettant aux autorités d’inspecter, de vérifier ou d’examiner une vaste gamme de documents, ainsi que de pénétrer dans tout endroit où un professionnel de la santé exerce ses fonctions; et
  • d’autre part, des pouvoirs d’enquête en matière pénale, qui créent une relation de nature contradictoire.

Selon l’objectif recherché par la RAMQ (ou tout autre organisme public investi de cette dualité de pouvoirs), et par conséquent, selon le type de pouvoir utilisé, les obligations des justiciables varient grandement :

  • les pouvoirs administratifs d’inspection et de vérification entraînent une obligation corrélative des justiciables visés de répondre à toutes les questions pertinentes, de produire tout document pertinent et de fournir toute l’aide raisonnable;
  • les pouvoirs d’enquête pénale déclenchent l’application de toute la panoplie des droits fondamentaux prévus à la Charte canadienne des droits et libertés, incluant le droit à la protection contre l’auto-incrimination, le droit à la protection contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives et le droit à l’avocat.

L’application des principes de l’arrêt Jarvis

La Cour réitère le principe fondamental de Jarvis, selon lequel lorsque l’objet prédominant d’un examen étatique est d’établir la responsabilité pénale d’un justiciable, alors les fonctionnaires doivent renoncer à leur faculté d’utiliser leurs pouvoirs d’inspection. Le « Rubicon » est alors franchi et une relation contradictoire est établie.

Bien que la démarcation entre une inspection et une enquête soit une question délicate, la Cour rappelle les facteurs non exhaustifs énumérés dans l’arrêt Jarvis qui sont utilisés pour aider à cerner l’« objet prédominant » de l’examen étatique :

« a. Les autorités avaient elles des motifs raisonnables de porter des accusations ou aurait-on pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle?

b. L’ensemble de la conduite des autorités donnait-elle à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle?

c. Le vérificateur a-t-il transféré son dossier aux enquêteurs?

d. La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu’il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs?

e. Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l’intention d’utiliser le vérificateur comme leur mandataire?

f. La preuve est-elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou uniquement quant à sa responsabilité pénale?

g. D’autres circonstances ou facteurs laissent-ils entendre qu’une vérification était devenue une enquête criminelle? »6

Application aux faits

Bien que les principes de l’arrêt Jarvis aient été réitérés maintes fois par les tribunaux, l’affaire Bouchard se distingue, car il s’agit de la toute première fois qu’un tribunal les applique à la RAMQ. La Cour confirme donc que ces principes s’appliquent à toutes les autorités gouvernementales investies à la fois de pouvoirs d’inspection administrative et de pouvoirs d’enquête pénale – et non uniquement aux agences du revenu.

En l’espèce, la Cour conclut que l’objet prédominant des visites de l’inspectrice de la RAMQ était et a toujours été d’établir la responsabilité pénale des médecins, et ce, pour les raisons suivantes :

« 1. Les cliniques sont spécifiquement visées. Il ne s’agit pas d’inspections au hasard.

2. L’inspectrice se présente avec une formule de mise en garde.

3. Elle a également avec elle une formule qu’elle pourrait utiliser en cas d’entrave.

4. Elle utilise la formule de mise en garde auprès de la Dre Bouchard. Pourquoi? Elle reconnaît que ses démarches peuvent déboucher sur un rapport d’infraction pénale.

5. Sur place, elle recueille de la preuve (liste des médecins, photographies).

6. De retour au bureau, elle remplit le formulaire « rapport d’infraction ». Elle y inscrit les éléments de preuve recueillis lors de ses visites.

7. Le dossier est ensuite transmis au BIA et au DPCP, ce qui conduit aux présents constats d’infraction. »7

Autrement dit, les visites de l’inspectrice n’avaient pas pour but de vérifier la conformité des cliniques à la LAM et ne s’inscrivait pas non plus dans une démarche de sensibilisation. L’objectif unique de ces visites était de recueillir de la preuve dans le but de porter des accusations pénales.8

Compte tenu de ce qui précède, de la gravité de la conduite attentatoire de la RAMQ aux droits fondamentaux des médecins – teintée par la méconnaissance de l’inspectrice de ses pouvoirs – du caractère systémique de la conduite, et de l’incidence des violations, la Cour a, après avoir conclu à ces violations9, accueilli la demande des médecins en exclusion de la preuve recueillie par l’inspectrice de la RAMQ.

La Cour a par conséquent ordonné l’exclusion de cette preuve étant donné qu’en réalité, elle a été obtenue illégalement, en utilisant des pouvoirs d’inspection administratifs coercitifs dans le cadre de ce qui était, dans les faits, une enquête pénale.

L’impact

Il s’agit d’un jugement important pour les droits de tous les médecins spécialistes du Québec et de l’ensemble des justiciables.

La Cour du Québec a affirmé que les principes et les hauts standards applicables consacrés par Jarvis et sa progéniture s’appliquent avec toute leur force à la RAMQ – ainsi qu’à l’ensemble des autorités gouvernementales investies à la fois de pouvoirs d’inspection administrative et de pouvoirs d’enquête pénale – afin de ne pas bafouer ou rendre théoriques les droits fondamentaux des justiciables.10

Ce jugement rappelle également le rôle que doit jouer l’État dans la protection et la préservation des droits des justiciables, notamment en s’assurant que ses inspecteurs reçoivent la formation minimale requise pour entreprendre des inspections ou des vérifications administratives. Sans naturellement exiger que les inspecteurs aient « une fine connaissance des articles de la Charte et de la jurisprudence », la Cour du Québec a signalé l’importance « qu’une personne œuvrant au sein d’un organisme public reçoive un minimum de formation, d’autant plus que son travail peut entraîner des répercussions sur les droits des justiciables » .

Davies a représenté la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) dans le cadre de cette contestation constitutionnelle des actions de la RAMQ. Dans ce dossier, la FMSQ s'est fait octroyer le statut d'intervenante amicale par la Cour, afin d'apporter un éclairage légal sur les pouvoirs d'enquête et d'inspection de la RAMQ. Il s'agit d'un statut qui n’est que très rarement accordé lors de procès en matière pénale.

1Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Bouchard, CQ, 7 juillet 2023 (Bouchard).
2 R. c. Jarvis, 2002 CSC 73.
3Conformément à l’art. 22.0.0.1 de la Loi sur l’assurance maladie.
4Selon le témoignage de l’inspectrice; Bouchard, par. 28.
5 Bouchard, para. 30.
6 Bouchard, para. 69; Jarvis, para. 94.
7 Bouchard, para. 81.
8 Bouchard, para. 83.
9 Bouchard, para. 87.
10 Bouchard, para. 80.

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