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Plafonds Jordan : Application particulière en matière de crimes économiques

Auteurs : Léon H. Moubayed et Sarah Gorguos

Dans une affaire plaidée avec succès par Davies, la Cour du Québec a conclu que le droit de l’accusé à un procès dans un délai raisonnable avait été violé par la poursuite et ordonné l’arrêt des procédures. Il s’agit d’un jugement important, car il traite de l’application des principes de l’arrêt Jordan en matière de crimes économiques et clarifie la notion de la « complexité de l’affaire » dans un tel contexte. De plus, la Cour du Québec insiste sur le fait que la poursuite est tenue d’analyser la preuve et d’établir un plan concret de gestion et de procès avant de porter des accusations dans de telles matières.

Ce jugement donne suite à celui prononcé dans la même affaire en décembre 2019 et qui a consacré pour la première fois les conditions devant être satisfaites pour qu’une divulgation électronique de la preuve soit « raisonnablement accessible », respectueuse des droits fondamentaux de l’accusé et conforme aux obligations de divulgation de la Couronne ainsi qu’aux principes de l’arrêt Jordan.

Les faits

Le 10 mai 2017, la poursuivante, l’Agence du revenu du Québec, a signifié des constats d’infraction au défendeur, lui reprochant d’avoir enfreint les alinéas 62(1)a) et d) de la Loi sur l’administration fiscale pour les années d’imposition 2014, 2015 et 2016, soit :

  1. d’avoir fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation dans la déclaration ou le rapport produit ou fait aux termes de l’article 1000 de la Loi sur les impôts en réclamant à l’égard d’un abri fiscal, dans le calcul de son revenu total, des montants non déductibles; et
  2. d’avoir éludé ou tenté d’éluder l’observation de la Loi sur les impôts ou le paiement, la remise ou le versement d’un droit établi en vertu de cette loi, en réclamant à l’égard d’un abri fiscal, dans le calcul de son revenu total, des montants non déductibles.

Entre le 24 mai 2017 et le 19 avril 2018, le défendeur a envoyé pas moins de neuf demandes de divulgation, y compris touchant à l’accessibilité de la divulgation électronique.

Près d’un an plus tard, le 24 avril 2018, la poursuite a déclaré avoir terminé la divulgation de la preuve sans avoir répondu à la plupart des demandes du défendeur, y compris concernant la divulgation électronique. L’accusé a par la suite introduit une demande en divulgation de la preuve qui a été accordée par le jugement de décembre 2019 ci-haut mentionné. Ce jugement ordonnait notamment à la poursuite de produire une divulgation électronique conforme, au plus tard le 21 février 2020.

En avril 2020, l’accusé a introduit sa demande en arrêt des procédures pour délais déraisonnables.

Le jugement

Dans un jugement étoffé, la Cour a établi le délai net attribuable à la poursuite, en déduisant tout délai imputable à la défense ou à des événements distincts. Le délai net ainsi calculé dépassait le plafond de 18 mois établi par l’arrêt Jordan. Partant, ce délai est présumé déraisonnable et il revenait à la poursuite de démontrer qu’il était justifié par des circonstances exceptionnelles, notamment relatives à la complexité exceptionnelle de l’affaire1.

À cet égard, la poursuite a notamment avancé que la nature même d’accusations d’évasion fiscale démontrait le caractère particulièrement complexe de l’affaire, de même que le volume de la preuve au dossier2. La Cour, détaillant la notion d’affaire complexe concernant des accusations de fraude fiscale, a rejeté ces arguments. Bien que reconnaissant qu’un dossier de fraude fiscale « se situe à un niveau plus élevé sur le spectre de la complexité des dossiers de nature réglementaire qu'un dossier concernant une contravention au Code de la sécurité routière »3, la Cour a rappelé qu’« il faut garder à l'esprit que les plafonds fixés par Jordan accommodent déjà l'affaire d'une certaine complexité, représentant déjà un plus gros défi que l'affaire courante. Les plafonds n'ont pas été prévus uniquement pour les dossiers d'une complexité minimale ». En somme, la poursuite devait démontrer que l’affaire était non seulement particulièrement complexe, mais aussi qu’elle justifiait le dépassement du plafond présumé4. Le fait qu’il s’agisse d’une affaire de fraude fiscale n’emporte pas automatiquement qu’il s’agit d’une affaire complexe et les critères établis par Jordan à cet égard doivent être appliqués.

Appliquant ces principes, la Cour a conclu que « la poursuivante ne peut invoquer la complexité d'un dossier à titre de circonstance exceptionnelle justifiant le dépassement du plafond prévu si elle n'a pas adopté un plan de poursuite lui permettant de réduire au maximum les délais »5. Ainsi, l’enquête aurait dû être terminée avant le dépôt des accusations, « ce qui implique que la poursuite est en possession de toute la preuve au dossier et qu'elle la maîtrise déjà »6. En outre, lorsque ladite preuve est volumineuse, la poursuivante doit adopter « un plan de poursuite concret lui permettant de réduire au maximum les délais reliés au volume de la preuve »7. Cette obligation s’applique d’autant plus en matière d’accusations de fraude fiscale : « [b]ien que l'ampleur de la preuve dans de tels dossiers constitue un obstacle de taille, en choisissant d'entamer une poursuite d'une telle complexité, le poursuivant a l'obligation d'élaborer un plan concret de gestion et de procès afin de réduire au minimum les délais occasionnés par cette complexité »8.

Partant, la Cour a conclu qu’en l’espèce la poursuite ne s’est pas acquittée de ses obligations. Il s’agit plutôt d’une « affaire que la poursuite a inutilement complexifiée ou encore qu'elle s'entête à complexifier inutilement »9. Ce faisant, « [d]ans un dossier dont le plafond applicable est de dix-huit mois » la Cour a jugé « préoccupant que le processus de divulgation de la preuve se soit échelonné sur une période de plus de onze mois », suggérant une « absence d'un plan concret, d'un échéancier et d'une stratégie »10.

Dans ce jugement, la Cour du Québec a réitéré qu’il revenait également à toutes les parties prenantes, y compris la défense, de mettre en œuvre les mesures nécessaires à la conduite diligente des procédures11. La Cour a ainsi attribué certains délais à la défense, qui ont été déduits du calcul du délai net12.

Cependant, en l’espèce, le délai écoulé demeurant supérieur à 18 mois même en retranchant les périodes imputables à la défense et la poursuite n’ayant pas démontré de circonstance exceptionnelle, la Cour du Québec a accueilli la demande du défendeur et ordonné l’arrêt des procédures.

L’impact

Par ce jugement, la Cour du Québec est venue affirmer que les principes de Jordan s’appliquent avec toute leur force en matière de crimes économiques et que la poursuite ne peut invoquer la seule nature des accusations pour chercher à établir une circonstance exceptionnelle et justifier le non-respect des plafonds établis par Jordan.

Il s’agit d’un jugement important pour les droits fondamentaux de tous les justiciables. Il souligne et détaille les obligations de la poursuite dans la gestion et l’organisation de ses dossiers, particulièrement en matière de crimes économiques. Ainsi, lorsque confrontée à une affaire de ce genre, la poursuite doit impérativement et immédiatement élaborer un plan de poursuite ordonné, permettant de traiter le dossier avec diligence, y compris de procéder à divulgation efficace de la preuve.

1 Par. 98.

2 Par. 102.

3 Par. 106.

4 Par. 118.

5 Par. 127.

6 Par. 129.

7 Par. 129.

8 Par. 75.

9 Par. 130.

10 Par. 73.

11 Par. 55.

12 Id.

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