Bulletin

Nouveau pouvoir de l’ARC concernant les entrevues de vive voix

Auteurs : Brian Bloom, Élisabeth Robichaud et Sammy Cheaib

L’Agence du revenu du Canada (l’ARC) peut maintenant contraindre les contribuables ou toute autre personne à répondre « à toutes les questions pertinentes » et à fournir toute l’aide raisonnable requise aux fins liées à l’application ou à l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu (la LIR), notamment en leur posant des questions de vive voix dans un lieu désigné par l’ARC1.

Dans le présent bulletin, nous nous penchons sur l’étendue du nouveau pouvoir conféré à l’ARC lui permettant d’imposer la réalisation d’entrevues de vive voix, qui est applicable depuis le 15 décembre 2022.

Mise en contexte

Bien qu’il ne fasse pas partie des pratiques courantes de vérification de l’ARC de demander aux contribuables et à leurs représentants de participer à des entrevues de vive voix dans le cadre de vérifications fiscales, elle peut néanmoins demander de telles entrevues, en particulier lors de vérifications concernant des prix de transfert et, plus récemment, lors de vérifications réalisées en lien avec l’Initiative relative aux entités apparentées (l’IREA). Une demande de l’ARC de cette nature a récemment fait l’objet d’un examen dans l’affaire Ministre du Revenu national c. Cameco Corporation2 (l’affaire Cameco), dans le cadre de laquelle la Cour d’appel fédérale (la CAF) a tranché que, même si les entrevues de vive voix ne sont pas interdites, la LIR n’autorise pas l’ARC à contraindre les contribuables à participer à de telles entrevues3. Après la décision rendue dans l’affaire Cameco, l’ARC a continué de réaliser des entrevues de vive voix, mais il était maintenant clair qu’elle devait obtenir le consentement préalable du contribuable pour la réalisation d’une telle entrevue.

Pouvoir conféré par la loi relativement à la réalisation d’entrevues de vive voix

En réaction à la décision rendue dans l’affaire Cameco, des modifications à l’article 231.1 de la LIR ont été proposées dans le budget fédéral de 2021 afin d’élargir les pouvoirs de vérification de l’ARC. Ces modifications ont été adoptées en grande partie dans le projet de loi C-32 et sont entrées en vigueur lorsque celui-ci a reçu la sanction royale le 15 décembre 2022.

En règle générale, avant l’adoption de ces modifications, l’article 231.1 de la LIR autorisait l’ARC à inspecter les livres, les registres et les inventaires des biens d’un contribuable. L’ARC pouvait se rendre dans les locaux ou les lieux commerciaux d’un contribuable et contraindre une personne qui s’y trouvait à fournir l’aide raisonnable requise à l’inspection des livres, des registres et des inventaires des biens réalisée par l’ARC.

Le projet de loi C-32 modifie l’article 231.1 de la LIR. L’un des changements les plus importants figure à l’alinéa 231.1(1)d) modifié de la LIR, qui prévoit maintenant qu’un contribuable ou toute autre personne doit fournir à l’ARC « toute l’aide raisonnable » et répondre à « toutes les questions pertinentes » à l’application ou à l’exécution de la LIR. De plus, selon le sous alinéa 231.1(1)d)(i) modifié, l’ARC peut maintenant exiger d’une personne qu’elle se rende à « un lieu désigné par l’ARC » ou qu’elle participe à une rencontre par vidéo-conférence ou par tout autre moyen de communication électronique, afin de répondre à des questions de vive voix.

Veuillez noter également que l’ARC peut maintenant contraindre une personne à répondre à des questions par écrit dans la forme qu’elle lui aura précisée. De façon générale, toute personne est maintenant tenue de fournir à l’ARC « toute l’aide raisonnable concernant quoi que ce soit que [l’ARC] est autorisée à accomplir » en vertu de la LIR4. Bien que nous nous concentrions dans le présent article sur le pouvoir qui a été conféré à l’ARC relativement à la réalisation d’entrevues de vive voix, des commentaires semblables à ceux formulés ci-dessous s’appliquent également à ces nouvelles règles, dont l’étendue n’a pas encore été établie par les tribunaux.

Rupture avec les pratiques antérieures en matière de vérification

Le nouveau pouvoir de l’ARC lui permettant de contraindre des contribuables à participer à des entrevues de vive voix et à se rendre à un lieu désigné à cette fin (pouvoir par ailleurs semblable à celui des forces policières, qui peuvent procéder à une arrestation et amener une personne à un poste de police pour la questionner) s’éloigne des pratiques habituelles antérieures en matière de vérification d’une façon qui, à notre avis, est injustifiée, tant du point de vue des orientations politiques que des pratiques.

Il est bien établi qu’une vérification fiscale devrait être le fruit d’une démarche collaborative au cours de laquelle, au même titre que le contribuable est tenu de fournir toute l’aide raisonnable requise, l’ARC devrait traiter le contribuable avec courtoisie et considération, conformément à ses « valeurs fondamentales », c’est-à-dire l’intégrité, le professionnalisme, le respect et la collaboration5. Dans la plupart des vérifications portant sur l’impôt sur le revenu, il est de longue date pratique courante pour l’ARC de demander, par écrit, des renseignements utiles à la vérification en vertu de l’article 231.1 ou 231.2 de la LIR, et, pour les contribuables, de collaborer en communiquant ces renseignements par écrit dans un délai raisonnable. Cette pratique permettait aux contribuables de fournir des renseignements complets et exacts ainsi que la documentation complémentaire pertinente et de demander et d’obtenir toute l’aide requise pour y parvenir. Si un contribuable refusait de donner suite à une demande valide de l’ARC conforme à l’article 231.1 ou 231.2 de la LIR, la Cour fédérale pouvait, sur demande sommaire de l’ARC, émettre une ordonnance en vertu de l’article 231.7 de la LIR afin de contraindre le contribuable à répondre à la demande; de plus, le contribuable s’exposait au risque de commettre une infraction et d’être visé par une déclaration de culpabilité par procédure sommaire en vertu de l’article 238 de la LIR.

Par ailleurs, avant l’adoption des modifications apportées à l’article 231.1, si l’ARC faisait face à un contribuable récalcitrant lorsqu’elle décidait de réaliser une entrevue de vive voix, son « pouvoir de vérification [ne disparaissait pas] » pour autant, tel que la CAF l’a indiqué dans l’affaire Cameco. En effet, lorsqu’un contribuable refusait de répondre à une question, l’ARC pouvait (et peut toujours) formuler des hypothèses et tirer des conclusions, et établir le montant de l’impôt à payer par le contribuable en se fondant sur ces hypothèses. Le montant de l’impôt ainsi établi était alors présumé valide et contraignant à moins d’avoir été infirmé en appel, auquel cas il appartenait au contribuable de réfuter les hypothèses factuelles.

Par conséquent, on pourrait certainement soutenir que les pouvoirs d’une portée très vaste dont disposait l’ARC en matière de vérification et d’imposition lui conféraient, dans les faits, déjà la capacité d’exiger la réalisation d’entrevues de vive voix lorsque nécessaire, compte tenu des possibles répercussions négatives pour les contribuables qui ne se conformaient pas à ses demandes (occasionnelles).

La raison pour laquelle l’ARC aurait maintenant besoin, dans le cadre de l’exercice de sa fonction de vérification habituelle, de pouvoirs comparables à ceux des forces policières pour interroger une personne et, en outre, exiger de cette personne qu’elle se rende à un emplacement désigné, demeure donc floue. Il semble en effet n’y avoir aucune justification, d’un point de vue politique ou pratique, pour privilégier les réponses verbales aux réponses écrites. La fonction de vérification de l’ARC sert... à la vérification. Une vérification n’est ni une audience du tribunal ni une enquête criminelle. Les vérificateurs n’ont pas la formation nécessaire pour entendre un témoignage oral ni émettre un avis sur la crédibilité d’un témoin. Ils ne devraient par ailleurs assurément pas avoir recours à de telles entrevues pour piéger les contribuables et les laisser donner des réponses incriminantes ou se priver d’un droit au secret professionnel à leur insu. À la lumière de ce constat, nous espérons que l’ARC continuera d’appliquer sa pratique de vérification habituelle consistant à recueillir des renseignements par écrit, en dépit de ses nouveaux pouvoirs. Les entrevues de vive voix devraient être réservées à certaines vérifications précises, telles que les vérifications concernant des prix de transfert. L’affaire Cameco portait précisément sur un tel sujet.

Limites au pouvoir de réalisation d’entrevues de vive voix

Malgré la nature générale du libellé figurant au nouvel article 231.1 de la LIR relativement au pouvoir de l’ARC de réaliser des entrevues de vive voix, ce pouvoir pourrait être plus limité qu’il n’y paraît de prime abord. À notre avis, le libellé de la disposition ainsi que les droits civils et constitutionnels des contribuables constituent d’emblée des limites à l’exercice de ce pouvoir.

Limites inhérentes au libellé de l’article 231.1

Le libellé du nouvel alinéa 231.1(1)d) de la LIR indique que le pouvoir conféré à l’ARC pour la réalisation d’entrevues de vive voix est limité par les notions d’« aide raisonnable » et de « questions pertinentes ». Bien que les tribunaux aient examiné de telles formulations dans les versions précédentes de l’article 231.1 de la LIR, leur portée dans le cadre de cette nouvelle version reste à déterminer.

Par exemple, les tribunaux pourraient juger que les demandes suivantes sont déraisonnables au sens du nouvel alinéa 231.1(1)d) : les demandes d’entrevue qui entraînent un fardeau trop lourd eu égard aux questions et aux montants en cause, les demandes qui perturbent les activités commerciales du contribuable, ou celles dont il est très peu probable qu’elles permettent de recueillir des renseignements pertinents à une vérification de l’ARC. Qui plus est, les tribunaux pourraient juger que les questions suivantes ne sont pas des « questions pertinentes » au sens du nouvel alinéa 231.1(1)d) : les questions répétitives, suggestives, hypothétiques ou argumentatives; les questions qui sont manifestement importunes ou qui sont posées de façon à intimider l’interlocuteur; et les questions qui pourraient révéler des renseignements privilégiés.

Droits conférés par la Charte

Le pouvoir de l’ARC lui permettant d’exiger des entrevues de vive voix, surtout lorsque celles-ci ont lieu à un emplacement désigné par l’ARC, doit tenir compte des droits constitutionnels individuels enchâssés dans la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et est restreint par de tels droits.

Le fait d’exiger qu’une personne participe à une entrevue, en particulier si celle-ci doit avoir lieu à un emplacement et à une heure fixes choisis par l’ARC, pourrait être assimilé à une forme de détention. Les tribunaux ont effectivement établi qu’une détention comprend notamment des situations dans lesquelles les personnes visées ne sont pas nécessairement physiquement détenues mais subissent une « pression psychologique » découlant de la perception raisonnable qu’elles n’ont pas le droit de quitter les lieux et qu’elles doivent se plier aux directives ou aux demandes pour éviter d’engager leur responsabilité. À cet égard, nous observons que l’article 238 de la LIR prévoit que toute personne contrevenant à l’article 231.1 est coupable d’une infraction et est passible, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, en plus de toute pénalité pouvant par ailleurs lui être imposée, d’une amende se situant entre 1 000 $ et 25 000 $ et d’une peine d’emprisonnement maximale de 12 mois.

Si la participation à des entrevues de vive voix était assimilée à une forme de détention, elle pourrait déclencher l’application de plusieurs droits importants conférés par la Charte, dont la garantie prévue à l’article 7 selon laquelle il ne peut être porté atteinte au droit à la liberté qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale, le droit à la protection contre la détention arbitraire prévu à l’article 9 de la Charte, et le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit ainsi que le droit de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention en vertu de l’article 10 de la Charte.

Secret professionnel de l’avocat

En outre, le fait de contraindre des contribuables à participer à une entrevue de vive voix sans avoir la possibilité de consulter leurs conseillers juridiques constituerait une menace sérieuse au secret professionnel de l’avocat, droit fondamental constitutionnel qui découle du droit civil et de la loi. Les contribuables s’en remettent souvent à des conseillers juridiques pour les questions de fiscalité, compte tenu de la complexité de la LIR et de l’étendue des demandes de vérification. On ne peut s’attendre à ce qu’ils sachent quels renseignements sont protégés par le secret professionnel de l’avocat.

Si le pouvoir de l’ARC est exercé sans tenir compte du droit des contribuables de consulter leurs conseillers juridiques, il pourrait entraîner la divulgation involontaire de renseignements protégés par le secret professionnel de l’avocat à son client ou même d’autres types de renseignements privilégiés, ce qui soulève la question de savoir quelles voies de droit sont appropriées lorsque des renseignements privilégiés sont ainsi obtenus par l’ARC en violation des droits constitutionnels des contribuables.

Nous remarquons toutefois que les dispositions modifiées n’empêchent explicitement d’aucune façon les contribuables de participer à une entrevue obligatoire en compagnie de leurs conseillers, dont leurs conseillers juridiques, et n’autorisent en aucun cas l’ARC à réaliser une entrevue en interdisant la présence de ces conseillers.

Aller de l’avant : à grand pouvoir, grandes responsabilités

Tant que les tribunaux n’auront pas établi les limites de ce nouveau pouvoir plutôt « musclé », des lignes directrices administratives claires de l’ARC seraient les bienvenues à l’égard des éléments suivants : i) les circonstances dans lesquelles les entrevues de vive voix sont justifiées et ii) la façon dont celles-ci devraient être réalisées.

En attendant que de telles lignes directrices de l’ARC soient communiquées, nous suggérons à cet égard que les vérificateurs de l’ARC et les contribuables appliquent des pratiques exemplaires visant à ce que le pouvoir de l’ARC soit exercé de façon raisonnable et appropriée. Ces pratiques pourraient comprendre celles qui suivent :

  • privilégier les questions écrites aux entrevues de vive voix à titre de moyen général de collecte de renseignements, à moins que la nature de la vérification soit manifestement propice à une entrevue de vive voix, notamment lorsque des vérificateurs sont chargés de réaliser ou de vérifier une analyse fonctionnelle dans le cadre de vérifications concernant des prix de transfert;
  • planifier la tenue des entrevues de vive voix longtemps d’avance et choisir un lieu et une date dont l’ARC et la personne interrogée ont mutuellement convenu;
  • faire en sorte que les questions soient fournies aux personnes concernées suffisamment à l’avance pour leur permettre de consulter la documentation pertinente afin de fournir des réponses complètes et de demander l’aide de leurs conseillers en fiscalité et de leurs conseillers juridiques;
  • s’assurer que les personnes interrogées ont eu la possibilité d’être accompagnées pendant l’entrevue par une personne de leur choix, y compris leurs conseillers en fiscalité et leurs conseillers juridiques;
  • confirmer que les personnes interrogées ont connaissance de leur droit de prendre des notes et d’enregistrer l’entrevue;
  • veiller à ce que les personnes interrogées ne soient pas contraintes de répondre à des questions auxquelles elles n’ont pas la réponse et, conformément aux engagements pris lors de l’interrogatoire préalable dans le cadre de procédures civiles, veiller à ce que les personnes interrogées aient la possibilité de compléter leurs réponses après l’entrevue, que ce soit verbalement ou par écrit, lorsqu’elles ont eu le temps de s’informer adéquatement.

Nous sommes d’avis que ces mesures, qui sont fondées sur le bon sens, permettraient non seulement à l’ARC d’exercer de façon raisonnable son pouvoir relatif à la réalisation d’entrevues de vive voix, mais également d’améliorer l’efficacité de son processus d’entrevues en général en donnant aux contribuables les moyens nécessaires à la communication de renseignements appropriés, exacts et complets. Il est dans l’intérêt tant de l’ARC que des contribuables que la procédure de vérification se déroule de façon efficace et équitable, dans les limites des lois applicables, et permette aux contribuables de fournir des renseignements exacts à l’ARC.

Que l’ARC retienne ou non nos suggestions, étant donné l’incertitude générée par les changements importants apportés à ses pouvoirs de vérification, les contribuables qui craignent que le pouvoir de l’ARC lui permettant de réaliser des entrevues de vive voix soit exercé de façon déraisonnable ou abusive devraient consulter un conseiller juridique.

1 L’ARC exerce le pouvoir qui est conféré au ministre du Revenu national par la LIR.

2 2019 FCA 67.

3 Nous vous invitons à lire nos articles publiés au moment où la décision dans l’affaire Cameco a été rendue : L’ARC ne peut forcer la tenue d’entrevues dans le cadre d’une vérification et Les pouvoirs de vérification de l’ARC ne sont pas sans limites : contestation de demandes d’information excessives, qui font état de nos réflexions sur la décision et sur les répercussions qu’elle a entraînées relativement à la réalisation de vérifications.

4 Nouveau sous-alinéa 231.1(1)d)(ii) et nouvel alinéa 231.1(1)e) de la LIR.

5 Lire le texte de l’ARC : Guide de la Charte des droits du contribuable : Pour comprendre vos droits en tant que contribuable.

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