Bulletin

Citibank récupère ses fonds

Auteurs : Michael Disney, Marc A. Berger et John McCamus

Le tribunal de district des États Unis pour le district sud de New York a conclu le 16 février 2021, dans l’affaire In re Citibank August 11, 2020 Wire Transfers, 520 F. Supp. 3d 390, que les prêteurs qui avaient reçu près de 900 millions de dollars transférés par erreur par Citibank (l’agent administratif dans le cadre d’un prêt syndiqué de 1,8 milliard de dollars sur sept ans consenti à Revlon [le « prêt de 2016 »]) avaient le droit de conserver l’argent. Voir notre bulletin L’erreur à un milliard de dollars, dans lequel nous analysons la décision. La United States Court of Appeals for the Second Circuit a depuis renversé cette décision.

La décision du tribunal de district

Le tribunal de district a conclu que les prêteurs étaient protégés grâce au moyen de défense fondé sur le principe de la discharge-for-value, la décharge pour valeur reçue. En vertu du droit new yorkais, le créancier n’est pas tenu de retourner des fonds versés par erreur en règlement d’une somme qui lui était due, à condition (i) qu’il n’ait pas été au courant de l’erreur et n’ait pas été avisé (ni implicitement ni réellement) de l’erreur au moment où il a reçu le paiement et (ii) qu’il n’ait pas fait de fausse déclaration au débiteur quant à l’obligation de celui ci d’effectuer le paiement. Le tribunal de district s’est appuyé sur la principale affaire tranchée dans l’État de New York dont la défense était fondée sur ce principe, l’affaire Banque Worms v. Bank America Int’l, 570 N.E.2d 189 (N.Y. 1991). Dans cette affaire, la New York Court of Appeals (la plus haute cour d’appel de l’État de New York) a déclaré (au paragraphe 196) :

[TRADUCTION] Lorsqu’un bénéficiaire reçoit des fonds auxquels il a droit et ne sait pas que les fonds ont été virés à son compte par erreur, il ne devrait pas avoir à se demander s’il peut les conserver; plutôt, il devrait pouvoir considérer le virement de fonds comme une opération complète et définitive qui n’est pas sujette à révocation.

Le tribunal de district a déterminé qu’aux termes du droit new yorkais, les prêteurs n’avaient pas été avisés implicitement de l’erreur de Citibank pour divers motifs, dont les suivants :

  • les fonds virés correspondaient exactement à la somme qui aurait été due si Revlon avait décidé de rembourser l’intégralité des prêts;
  • étant donné que Revlon avait entamé des négociations en vue de la restructuration de sa dette, il n’était pas déraisonnable pour les prêteurs de croire qu’elle avait décidé de rembourser par anticipation la facilité de crédit;
  • même si la convention de crédit exigeait de Revlon qu’elle donne à Citibank un préavis écrit de trois jours en cas de remboursement anticipé, et si Citibank devait également aviser chacun des prêteurs « sans délai » de la réception d’un tel préavis, il n’est pas rare qu’un tel avis ne soit pas transmis aux prêteurs, ou ne leur soit pas transmis avant que le remboursement ne leur soit versé;
  • les relevés de calcul transmis aux prêteurs indiquaient que les paiements d’intérêts étaient « échus »; puisque le versement n’a pas été effectué à une date prévue de paiement des intérêts, les intérêts ne pouvaient être échus que pour une seule raison : le remboursement anticipé de la totalité du capital du prêt. Il arrivait souvent qu’un relevé distinct soit envoyé pour le capital d’un prêt, de sorte que le fait que le relevé ne mentionne que les intérêts n’a pas alerté les prêteurs d’une erreur probable.

Décision de la cour d’appel des États-Unis

La cour d’appel des États-Unis a tiré des faits des inférences différentes de celles du tribunal de district, à savoir que les prêteurs avaient bien été avisés implicitement de l’erreur de Citibank, compte tenu de la norme du inquiry notice, l’enquête tenant lieu d’avis, prévue par le droit new yorkais (plutôt que la norme voulant qu’ils savaient ou auraient dû savoir) : [TRADUCTION] « Les faits étaient suffisamment préoccupants pour qu’un investisseur raisonnablement prudent mène une enquête raisonnable, et une telle enquête aurait révélé que le paiement avait été fait par erreur. » La cour d’appel a conclu que les prêteurs avaient connaissance de quatre faits suggérant un accident ou une erreur, à savoir :

  • l’absence de préavis de remboursement anticipé auquel les prêteurs avaient droit aux termes du contrat;
  • l’incapacité apparente de Revlon, qui était insolvable, à effectuer un remboursement de près de un milliard de dollars;
  • le fait que le prêt de 2016 aurait pu être réglé à bien moindre coût que par le remboursement de sa pleine valeur, étant donné qu’il avait été négocié dans une fourchette de 20 à 30 cents par dollar;
  • la manœuvre élaborée à laquelle Revlon a eu recours seulement quatre jours auparavant pour éviter le remboursement anticipé du prêt de 2016 n’est d’aucune logique si Revlon prévoyait régler cette dette quelques jours plus tard.

La cour d’appel a souligné que la norme de l’enquête tenant lieu d’avis est objective : [TRADUCTION] « Le critère ne consiste pas à déterminer si le destinataire du paiement erroné croyait raisonnablement que le paiement était authentique et non le résultat d’une erreur; il consiste à déterminer si une personne prudente exposée à un certain risque de perte évitable en cas de réception erronée de fonds aurait jugé approprié, à la lumière des faits, de mener une enquête raisonnable afin d’éviter ce risque de perte. » Bien que la cour d’appel ne laisse pas explicitement entendre que les prêteurs se sont livrés à un aveuglement volontaire, les renvois répétés de la cour au fait que les prêteurs n’ont pas communiqué avec Citibank pour s’enquérir de l’exactitude des paiements laissent croire à un tel soupçon.

La cour d’appel a en outre conclu que le principe invoqué dans l’affaire Banque Worms ne s’appliquait pas en l’espèce, car les prêteurs n’avaient pas « droit » aux fonds, étant donné que la somme empruntée n’était pas exigible avant trois ans. Cette exigence tient compte du fait que la défense fondée sur la décharge pour valeur reçue est une application spécifique de la protection accordée à l’acquéreur de bonne foi, à titre onéreux et sans connaissance préalable. La cour a souligné qu’il est généralement contraire au principe de restitution de permettre au destinataire d’un paiement erroné de conserver les fonds indus lorsque le paiement n’a pas pour effet de nuire à sa situation. Étant donné que Revlon a déclaré faillite le 5 juin 2022 en vertu du chapitre 11, la nature indue du remboursement anticipé complet des prêts est plutôt évidente.

Incidences au Canada

Dans notre bulletin antérieur, nous faisions remarquer que la défense fondée sur le principe de la décharge pour valeur reçue, reconnue en droit new yorkais, n’était pas reconnue en droit canadien, et qu’il est difficile de déterminer comment un tribunal canadien trancherait la question en présence de faits semblables à ceux pris en compte dans l’affaire Citibank. Le droit canadien n’a pas non plus élaboré de norme claire comparable à celle de l’enquête tenant lieu d’avis prévue par le droit new yorkais pour ce qui est des éléments qui constituent un avis implicite selon lequel un paiement a été fait par erreur. Toutefois, devant des faits similaires, un tribunal canadien pourrait très bien en arriver à la même conclusion que celle de la cour d’appel de New York au motif qu’aucune somme n’était exigible sur le capital du prêt, que les prêteurs n’ont pas utilisé à leur détriment les paiements erronés et que les prêteurs étaient soupçonnés de s’être délibérément abstenus de poser des questions à Citibank.

Clauses Revlon Clawback

Comme nous le mentionnions dans un bulletin antérieur, il est n’est pas rare, tant au Canada qu’aux États-Unis, que les conventions de crédit comprennent une clause appelée Revlon Clawback (c’est-à-dire une clause de récupération des fonds en cas d’erreur comme dans l’affaire Revlon). Ainsi, en général, dans les dispositions de la convention de crédit concernant le mandataire, les prêteurs s’engagent désormais expressément à retourner à celui-ci tous fonds versés par erreur et renoncent à contester toute demande de restitution du mandataire. L’emprunteur, pour sa part, convient qu’un tel paiement effectué par erreur ne le libère pas de ses obligations et que le mandataire est subrogé dans les droits des prêteurs dans la mesure où il ne récupère pas les fonds versés par erreur.

Il est peu probable que l’annulation de la décision dans l’affaire Citibank change la pratique qui consiste à inclure de telles dispositions dans les documents de prêt. À ce jour, l’efficacité de ces dispositions n’a été mise à l’épreuve dans aucune affaire judiciaire, et comme les erreurs d’une ampleur de celle commise par Citibank sont rares en principe, elle ne le sera peut être jamais.

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