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La Cour suprême du Canada confirme qu’un « changement important » est une notion large

1 décembre 2025

Dans son arrêt très attendu Lundin Mining Corp. c Markowich (l’« affaire Lundin »), la Cour suprême du Canada (la « CSC ») s’est prononcée sur la distinction entre les notions de « fait important » et de « changement important » dans la législation canadienne en valeurs mobilières et a donné une interprétation large de la notion de « changement important », préservant ainsi la marge de manœuvre des tribunaux, sans toutefois fournir de directives concrètes aux sociétés ouvertes. Pour l’instant, on ne sait toujours pas si, compte tenu de l’affaire Lundin, les sociétés ouvertes canadiennes seront soumises à un nouveau fardeau réglementaire pour ce qui est du respect des obligations et des risques de poursuites judiciaires non fondées. Dans cette optique, l’intervention du législateur pourrait s’avérer cruciale pour les marchés financiers canadiens.

Principaux points à retenir

  • Pour déterminer si un développement constitue un changement important, il convient de procéder à une analyse en deux étapes.  D’abord, l’émetteur doit évaluer s’il y a eu un changement dans ses activités commerciales, son exploitation ou son capital. Ensuite, l’émetteur doit évaluer si ce changement est important, c’est-à-dire s’il est raisonnable de s’attendre à ce que ce changement ait un effet appréciable sur le cours ou la valeur de ses valeurs mobilières. Ces deux étapes sont distinctes sur le plan analytique et pratique; l’évaluation de la première étape doit être effectuée sans tenir compte la question de l’importance.
  • Un « changement dans [les] activités commerciales, [l’]exploitation ou [le] capital » d’un émetteur est une notion large. Cette notion doit être interprétée de manière large en appliquant une norme holistique d’évaluation des développements organisationnels. Il n’est pas nécessaire qu’un développement soit notable ou substantiel pour constituer un changement dans le cadre de la première étape de l’analyse et la portée de la notion de changement ne se limite pas non plus à la question de savoir si l’émetteur a adopté une position, une orientation ou une direction différente en ce qui concerne ses activités commerciales ou son exploitation. Un changement est un changement, au sens large du terme.
  • Un changement important est interne à l’émetteur. Un changement important désigne des développements dans les affaires de l’émetteur. En tirant cette conclusion, la CSC a confirmé le principe bien établi selon lequel les développements politiques, économiques et sociaux externes ne peuvent donner lieu à un changement important, à moins que ces développements n’entraînent un changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de l’émetteur, et à moins que le changement ne soit important.
  • Un changement important implique généralement plus que de simples négociations ou délibérations internes. La CSC a confirmé l’interprétation établie, appuyée par des décisions antérieures, selon laquelle les négociations et les délibérations internes, sans plus, ne constitueront généralement pas un changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de l’émetteur, même si elles sont importantes. La CSC renvoie, à titre indicatif, à la décision souvent citée de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (la « CVMO »), AiT Advanced Information Technologies Corporation et al (en anglais seulement), dans laquelle la CVMO a conclu qu’un projet de fusion ne constituait pas un changement important à moins qu’il n’y ait [traduction] « un engagement suffisant de la part des parties à aller de l’avant et une forte probabilité que l’opération soit menée à terme ».
  • L’importance d’un changement demeure une question de contexte. Déterminer si un changement est « important » dépend invariablement des faits, et l’émetteur doit exercer son jugement en tenant compte de divers facteurs, notamment la nature de l’information comme telle, la volatilité des titres de l’émetteur et la conjoncture générale du marché. Dans l’Instruction générale 51-201 relative aux lignes directrices en matière de communication de l’information des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (les « ACVM »), il est question des considérations dont doivent tenir compte les émetteurs dans l’évaluation de l’importance, ainsi que d’exemples d’information susceptible d’être importante. Dans le Guide sur les exigences de la Bourse de Toronto en matière d’information occasionnelle, la Bourse de Toronto fournit des directives similaires.
  • Les émetteurs devraient revoir leurs procédures internes de communication de l’information. Au vu de l’affaire Lundin, les émetteurs devraient revoir leurs procédures internes de communication de l’information afin de s’assurer que les personnes au sein de leur organisation qui sont chargées d’évaluer les obligations d’information sont bien au fait des développements internes. Les émetteurs devraient consulter l’Instruction générale 51-201 relative aux lignes directrices en matière de communication de l’information des ACVM concernant les obligations d’information continue, selon laquelle les émetteurs devraient charger un comité de membres du personnel ou un membre de la haute direction du contrôle et de la coordination des communications, notamment en ce qui concerne l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique de communication de l’information, le contrôle de l’efficacité et de l’observation de la politique et la formation des membres de la direction, des administrateurs et des employés sur la politique et les questions de communication de l’information de manière plus générale.
  • L’interprétation des dispositions législatives ne se fait pas de manière moins rigoureuse à l’étape de l’autorisation. Le demandeur doit obtenir l’autorisation du tribunal afin d’intenter une action contre un émetteur pour manquement aux obligations d’information à l’égard d’un changement important. La CSC a confirmé que l’interprétation législative n’est pas menée de manière moins rigoureuse dans le cadre d’une motion en autorisation en vue d’intenter une action relativement aux obligations d’information sur le marché secondaire aux termes de la Loi sur les valeurs mobilières de l’Ontario (la « Loi »). L’interprétation des dispositions en cause doit toujours être correcte. Pour que l’autorisation soit accordée, il convient de procéder à une analyse plausible, c’est-à-dire une application plausible, des dispositions législatives pertinentes, en tenant compte de la preuve limitée disponible dans le cadre de l’audience.
  • La crainte qu’une motion en autorisation soit présentée pourrait inciter les émetteurs à privilégier la divulgation, quelle que soit leur appréciation de l’importance des développements. L’avenir nous dira si l’interprétation large de la notion de « changement important » adoptée par la CSC exposera davantage les émetteurs à des risques de poursuites judiciaires non fondées, dans le cadre desquelles les demandeurs éventuels pourraient établir une preuve prima facie contre un émetteur en combinant les fluctuations des cours et les développements internes qui n’ont pas été divulgués en temps réel. Bien que les décisions relatives à la divulgation occasionnelle ne doivent pas être jugées selon la norme de la perfection ou la perspective que donne le recul, elles sont soumises à l’examen de tribunaux et de juges spécialisés qui ne s’en remettent pas au jugement commercial de la haute direction. Il n’est donc pas surprenant que la CSC ait réaffirmé les directives formulées précédemment par la CVMO, à savoir que « dans les cas limites, un émetteur devrait privilégier la divulgation ».

Contexte

Lundin Mining Corp. (« Lundin ») est un émetteur canadien établi du secteur des mines dont les actions sont négociées à la Bourse de Toronto. Le 25 octobre 2017, Lundin a détecté une instabilité localisée de la paroi d’une fosse à Candelaria, sa mine de cuivre à ciel ouvert au Chili. Quelques jours plus tard, le 31 octobre, l’instabilité a provoqué un glissement rocheux. De 600 000 à 700 000 tonnes de déchets sont tombées, ce qui a restreint l’accès à l’une des zones de la mine en exploitation. La mine Candelaria représentait entre 55 % et 60 % du produit total de Lundin en 2016 et en 2017, et les déchets tombés représentaient environ 0,8 % de la production annuelle de la mine (ce qui correspond à peu près à trois jours d’exploitation minière). 

Lundin n’a pas immédiatement communiqué ni qu’une paroi de la fosse était instable ni qu’il y avait eu un glissement rocheux. Elle a plutôt choisi de fournir des renseignements sur ces incidents aux investisseurs environ un mois plus tard, soit le 29 novembre, après la fermeture des marchés, dans le cadre d’une série de communiqués de presse réguliers de la société fournissant des mises à jour opérationnelles. 

Le lendemain de la publication du communiqué, le 30 novembre 2017, le cours de l’action de Lundin a chuté de 16 % par rapport au cours de clôture de la veille, ce qui représentait une perte de plus de 1 milliard de dollars en capitalisation boursière.

Un actionnaire de Lundin allègue un manquement à l’obligation de divulguer un changement important

En janvier 2018, Dov Markowich a présenté une motion en autorisation d’un recours collectif devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario contre la société et plusieurs de ses dirigeants et de ses administrateurs. M. Markowich a allégué que l’instabilité d’une paroi de la fosse et le glissement rocheux avaient tous deux entraîné un « changement important » dans « [les] activités commerciales, [l’]exploitation ou [le] capital » de Lundin, et auraient donc dû être divulgués « sans délai » en application du paragraphe 75(1) de la Loi. La Loi définit un changement important, dans sa partie pertinente, comme « un changement dans [l]es activités commerciales [de l’émetteur], son exploitation ou son capital dont il est raisonnable de s’attendre qu’il aura un effet appréciable sur le cours ou la valeur de ses valeurs mobilières ». Les termes « changement », « activités commerciales », « exploitation » et « capital » ne sont pas définis dans la Loi et, avant l’affaire Lundin, il y avait peu d’indications judiciaires ou réglementaires quant à leur signification.

Décisions des tribunaux inférieurs

La Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté la motion de M. Markowich en autorisation d’intenter une action contre Lundin. Le juge saisi de la motion a estimé que le terme « changement » visait à englober « une position, une orientation ou une direction différente », que les « activités commerciales » d’un émetteur sont « les secteurs ou les activités dans lesquels œuvre l’émetteur pour générer des revenus » (« ce que fait la compagnie ») et que l’« exploitation » de l’émetteur désigne « les activités menées par la compagnie pour œuvrer dans ses secteurs d’activité ». Le juge saisi de la motion a conclu qu’il n’y avait aucune preuve que les événements avaient entraîné un changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital de Lundin.

La Cour d’appel de l’Ontario a statué que le juge des motions avait commis une erreur de droit dans son interprétation du terme « changement important », estimant qu’il avait interprété les termes changement, activités commerciales, exploitation et capital « de manière trop restrictive ». Selon la Cour d’appel, « un changement est un changement et il devrait être défini largement ». La Cour a adopté la définition « très large » du terme « changement » proposée par le juge Perell dans la décision Peters v SNC-Lavalin Group Inc., selon laquelle le « changement englobe », entre autres choses, « l’altération, l’amendement, la conversion, […] le développement, la différence, la découverte […] [ou] la modification […] ».

« Un changement est un changement » : La Cour suprême du Canada souscrit à la conclusion de la Cour d’appel 

Un « changement » ne devrait pas être interprété de façon restrictive

S’exprimant au nom de la majorité des juges de la CSC (la juge Côté est dissidente), le juge Jamal souscrit à la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle « un changement est un changement » et ne devrait pas être interprété « de manière restrictive ». En ne définissant pas le terme « changement », « la législature a maintenu une certaine souplesse pour que la [Loi] s’applique à des scénarios factuels très divers ».

L’expression « activités commerciales, exploitation ou capital » ne devrait pas être interprétée de manière restrictive

De même, la majorité des juges a vu dans la décision du législateur de ne pas définir les termes « activités commerciales », « exploitation » et « capital » une invitation à s’abstenir d’imposer toute restriction ou réserve judiciaire quant à la signification de ces mots. Le juge Jamal explique que ces termes sont laissés non définis afin de permettre « aux tribunaux et aux organismes de réglementation d’appliquer la législation de façon aussi large et aussi souple que le contexte et les circonstances exigent » « à un large éventail de secteurs et de structures organisationnelles ». La majorité des juges a fondé sa décision de ne pas définir ou préciser par ailleurs ces concepts en partie sur le fait qu’il s’agit de « concepts commerciaux largement compris. La [Loi] s’appuie sur le sens commercial ordinaire de ces termes, plutôt que de créer des définitions légales rigides ».

La CSC statue que M. Markowich doit se voir accorder l’autorisation d’intenter contre Lundin une action pour non respect des obligations d’information occasionnelle

La Cour a confirmé la décision de la Cour d’appel de l’Ontario selon laquelle le juge des motions a commis une erreur de droit dans son interprétation de ce qui constitue un « changement important » et, sur le fondement de son interprétation « restrictive », a erronément conclu qu’il n’était pas raisonnablement possible que M. Markowich puisse démontrer que l’instabilité d’une paroi de la fosse et le glissement rocheux consécutif avaient entraîné un changement dans l’exploitation de Lundin. Ainsi, M. Markowich s’est vu accorder l’autorisation en vertu du paragraphe 138.8(1) de la Loi d’intenter une action pour le manquement allégué aux obligations d’information occasionnelle de Lundin.

Motifs dissidents de la juge Côté

Étant donné son interprétation inclusive de la signification de l’expression « changement dans les activités commerciales, l’exploitation ou le capital » d’un émetteur, la majorité des juges de la CSC offre d’avance un moyen de défense contre l’argument selon lequel, dans la pratique, son interprétation efface presque toute distinction pratique entre un « fait important » et un « changement important ». La question de savoir si la Cour a réussi ou non à cet égard fera probablement l’objet de débats, et il suffit de lire le jugement dissident de la juge Côté pour s'en convaincre.

Déclarations de changement important confidentielles

Compte tenu de cette décision, les émetteurs qui sont confrontés à un dilemme en matière de communication de l’information dans des circonstances factuelles difficiles pourraient envisager de se prévaloir de la règle refuge méconnue prévue dans la Loi, qui leur permet de déposer une déclaration de changement important de manière confidentielle. À ce jour, le dépôt de telles déclarations a rarement été utilisé, car il ne fait que reporter la communication au public pendant une brève période et n’est en fait pas offert aux émetteurs canadiens cotés aux États-Unis.

*Davies a représenté l’Association minière du Canada lors de son intervention devant la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lundin.

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