Bulletin

Entrée en vigueur des nouvelles dispositions de la Loi sur la concurrence relatives aux prix excessifs et injustes : considérations sur le plan du risque et de la conformité

Auteurs : John Bodrug et Umang Khandelwal

D’importantes modifications à la Loi sur la concurrence du Canada sont entrées en vigueur le 15 décembre 2023; celles-ci (i) mettent en place un nouveau cadre plus large pour la contestation des comportements anti-concurrentiels des entreprises en position dominante et (ii) prévoient explicitement que l’imposition directe ou indirecte de prix excessifs ou injustes par une entreprise en position dominante constitue un agissement anti-concurrentiel.

Comme il est mentionné dans notre dernier bulletin, le nouveau cadre relatif à l’abus de position dominante applique un critère différent selon la mesure corrective demandée.

  • Pour obtenir du Tribunal de la concurrence (le « Tribunal ») une ordonnance interdisant à l’entité ou aux entités en position dominante de se livrer à la pratique contestée, le commissaire de la concurrence (le « commissaire »), qui est à la tête du Bureau de la concurrence, ou une partie privée ayant obtenu l’autorisation de présenter une demande n’a plus qu’à établir (i) qu’une entreprise est en position dominante (ou qu’un groupe d’entreprises est conjointement en position dominante) et (ii) que l’entreprise ou les entreprises se sont livrées à une pratique d’agissements anti-concurrentiels1.
  • Pour obtenir d’autres mesures correctives (comme des ordonnances visant le paiement d’une sanction pécuniaire, l’adoption de mesures pour rétablir la concurrence ou, si certaines autres modifications prévues à la Loi sur la concurrence sont adoptées, le versement de paiements de restitution), le commissaire ou la partie privée devront établir l’existence d’une position dominante et démontrer que le comportement contesté constitue une pratique d’agissements anti-concurrentiels qui empêchent ou diminuent, ou qui sont susceptibles d’empêcher ou de diminuer, sensiblement la concurrence.

Pour l’application des dispositions relatives à l’abus de position dominante, le terme « agissement anti-concurrentiel » s’entend de tout comportement destiné à avoir un effet négatif visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent, ou à nuire à la concurrence. La Loi sur la concurrence prévoit désormais explicitement que l’« imposition directe ou indirecte de prix de vente excessifs et injustes » constitue un agissement anti-concurrentiel.

La notion de prix excessifs et injustes est nouvelle dans la Loi sur la concurrence du Canada2. Elle n’est pas incluse dans les lois antitrusts des États-Unis, le plus grand partenaire commercial du Canada. Cependant, la notion de prix excessifs et injustes est intégrée aux lois sur la concurrence de l’Union européenne (l’« UE ») et d’autres États depuis un certain temps, bien que leur application ait été sporadique et controversée. Il convient de noter que, parmi les plus de 130 mémoires présentés dans le cadre des consultations publiques qui ont mené à la série actuelle de modifications apportées à la Loi sur la concurrence, un seul défendait brièvement l’idée que le gouvernement canadien devait aligner la Loi sur la concurrence sur l’approche de l’UE, selon laquelle des sanctions peuvent être imposées aux entreprises qui adoptent un comportement abusif, notamment l’établissement de prix injustes. Bien que le Bureau de la concurrence ait plaidé en faveur de modifications en profondeur à la Loi sur la concurrence, il n’a pas proposé qu’une disposition relative aux prix excessifs ou injustes soit ajoutée à la Loi.

Le projet de loi initial du gouvernement en vue de modifier la Loi sur la concurrence (le « Projet de loi C-56 »), présenté le 21 septembre 2023, a été amendé durant l’étude du Comité en novembre 2023 pour inclure la nouvelle disposition relative aux prix excessifs et injustes. Le projet de loi a ensuite été adopté rapidement par le Parlement et a reçu la sanction royale moins de deux semaines plus tard. Dans son rapport, le Comité sénatorial chargé d’étudier le projet de loi a affirmé qu’il était « méprisant » que le comité ait « reçu un temps très limité pour son étude du projet de loi » et que, par conséquent, « il n’a pas pu étudier soigneusement le projet de loi et remplir ses devoirs correctement ». Peu de discussions et de témoignages concernant la disposition relative aux prix excessifs ont eu lieu au Parlement. Cependant, au cours de l’audience parlementaire limitée sur le projet de loi, en réponse à un sénateur qui craignait que l’amendement relatif aux prix excessifs et injustes n’oblige le Bureau de la concurrence à appliquer des contrôles des prix, le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie a affirmé que « la [Loi sur la concurrence] n’est pas l’endroit pour réglementer les prix. Cet amendement a été apporté parce qu’il s’agit d’un agissement qui pourrait être pris en compte ». Durant la même audience, le commissaire a décrit la nouvelle disposition relative aux prix excessifs et injustes comme étant très circonscrite et a ajouté que la disposition n’obligera pas le Bureau de la concurrence à réglementer les prix.

Le guide du Bureau de la concurrence concernant les modifications apportées en décembre 2023 traite également de la modification relative aux prix excessifs et injustes, mais mentionne uniquement ce qui suit : « Il importe de noter qu’une telle pratique doit être destinée à avoir un effet négatif visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent, ou à nuire à la concurrence. »

Les personnes exerçant une activité commerciale au Canada doivent donc prendre conscience de la nouvelle disposition relative aux prix excessifs et injustes, dans les contextes où elles peuvent être considérées comme étant en position dominante ou conjointement en position dominante relativement à un produit, et lorsqu’elles évaluent l’application potentielle de la nouvelle disposition à leurs fournisseurs ou à leurs concurrents. Cette disposition entraînera vraisemblablement de plus en plus de conséquences puisque le Parlement se penche en ce moment sur d’autres modifications, lesquelles pourraient permettre aux parties privées et aux tiers concernés d’obtenir des paiements de restitution d’une somme correspondant à la valeur du bénéfice tiré des prix contestés s’il s’avère que le comportement contesté a empêché ou diminué sensiblement la concurrence.

Toutefois, comme la notion de prix « excessifs et injustes » est floue, la façon dont pourrait être appliquée la nouvelle disposition demeurera très incertaine jusqu’à ce que la justice se prononce sur cette question et que le Bureau de la concurrence publie des lignes directrices. En outre, l’application des dispositions relatives aux prix excessifs dans l’UE a été controversée et sporadique, et aucune ligne directrice n’a été publiée concernant les éléments clés de la disposition correspondante de l’UE.

Dans l’intervalle, les considérations suivantes peuvent aider les entreprises canadiennes à comprendre et à réduire au minimum les risques liés aux dispositions de la Loi sur la concurrence relatives aux prix excessifs et injustes.

Cadre d’évaluation

Position dominante. Seulement une personne ou un groupe de personnes qui contrôlent sensiblement ou complètement une catégorie ou une espèce d’entreprises à la grandeur du Canada ou de l’une de ses régions peut faire l’objet d’une ordonnance relative aux prix excessifs et injustes. Dans ce contexte, le terme « contrôle » s’entend d’une emprise sur le marché, qui peut être démontrée par la capacité de déterminer ou d’influencer avec profit les prix ou d’autres dimensions de la concurrence sur le marché. Bien que les lignes directrices du Bureau de la concurrence mentionnent qu’il est peu probable que des entreprises détenant une part de moins de 50 % du marché pertinent pourraient être considérées comme étant en position dominante, les décisions dans lesquelles le Tribunal a conclu que l’intimé contrôlait le marché, en application des dispositions relatives à l’abus de position, concernaient toutes des entreprises détenant des parts de plus de 75 % du marché.

Dans le contexte des prix excessifs, les autorités de la concurrence de l’UE ont concentré leurs efforts d’application de la loi sur les fournisseurs détenant des parts de marché très élevées et souvent sur les fournisseurs en position de monopole ou de quasi-monopole. En effet, compte tenu des conséquences négatives que pourraient entraîner les limites trop restrictives sur les prix examinées ci-après, certains observateurs ont affirmé que les interdictions relatives aux prix excessifs devraient s’appliquer uniquement à titre exceptionnel et à l’encontre d’entreprises occupant une position dominante très élevée. À cet égard, le tribunal sud-africain de la concurrence a conclu qu’un fournisseur devait occuper une position « super dominante » et détenir pratiquement la totalité des parts d’un marché incontesté et incontestable pour qu’une ordonnance soit rendue aux termes des dispositions de l’Afrique du Sud relatives aux prix excessifs.

Dans ce contexte, il convient également de noter qu’une entité peut, aux fins de l’application des dispositions du Canada relatives à l’abus de position dominante, contrôler un marché sans se livrer à une concurrence sur ce marché. Par exemple, il a été établi qu’une association commerciale contrôlait un marché de services de courtage immobilier résidentiel fondés sur le système interagences et qu’une autorité aéroportuaire contrôlait un marché de services de traiteurs destinés aux aéronefs d’un aéroport. En particulier, la nouvelle disposition prévoit que la notion d’agissements anti-concurrentiels englobe l’imposition directe et indirecte de prix de vente excessifs et injustes.

La notion de position dominante conjointe d’une entreprise peut s’appliquer, par exemple, lorsque deux entreprises ou plus se présentent sur le marché à titre de fournisseur unique, notamment dans le cadre d’une coentreprise. De façon plus controversée, le Bureau de la concurrence a affirmé, notamment dans la version provisoire des lignes directrices actuelles, qu’il pourrait considérer, aux fins de l’application des dispositions relatives à l’abus de position dominante, que les entreprises qui adoptent un comportement de parallélisme conscient, sans établir une convention ou une entente entre elles, contrôlent conjointement un marché. Cependant, cette position n’a pas été mise à l’épreuve dans le cadre d’une affaire instruite par le Tribunal. Dans un rapport publié en 2011, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a aussi soulevé des préoccupations quant à l’application possible des dispositions sur les prix excessifs à la notion de position dominante conjointe, notamment parce que cette pratique pourrait être utilisée comme un raccourci pour affaiblir les exigences procédurales et substantielles dans d’autres domaines du droit de la concurrence (comme l’application de dispositions sur les cartels criminels) et augmenter le risque de décourager l’investissement et l’innovation.

Pratique d’agissements anti-concurrentiels. Pour être considérés comme un « agissement anti-concurrentiel » dans le cadre des dispositions relatives à l’abus de position dominante, les prix excessifs et injustes doivent constituer une « pratique », et non un agissement isolé sans incidence durable. Par conséquent, plus un prix est appliqué longtemps ou plus il est imposé fréquemment, plus il est susceptible d’être considéré comme une pratique et de faire l’objet d’une contestation fondée sur les dispositions relatives à l’abus de position dominante.

  1. Intention requise. Comme il est mentionné précédemment, dans la version initiale des lignes directrices du Bureau de la concurrence, il est expliqué que, pour faire l’objet d’une ordonnance rendue en application des dispositions relatives à l’abus de position dominante à titre d’agissement anti-concurrentiel, une pratique en vue d’imposer des prix excessifs et injustes doit être destinée à avoir un effet visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent ou à nuire à la concurrence. Nous nous penchons sur chacune de ces intentions dans les paragraphes qui suivent.

    Comportement visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent

    En soi, les prix élevés établis par une entreprise en position dominante peuvent, s’ils ont un effet sur les concurrents, permettre à ces derniers d’accéder au marché ou d’accroître les ventes du produit concerné. Les prix élevés établis par une entreprise peuvent inciter les clients à chercher d’autres fournisseurs, ce qui aurait un effet positif sur les concurrents de l’entreprise.

    Cependant, il est possible d’établir l’existence d’une pratique ayant un effet visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent si un autre comportement est en jeu. Par exemple, une entreprise en position dominante peut imposer un prix plus élevé à la suite de l’établissement de prix inférieurs aux coûts dans le cadre d’une stratégie d’établissement de prix d’éviction visant à évincer les concurrents et à récupérer ensuite les pertes en augmentant les prix une fois la concurrence éliminée ou mise au pas (il est à noter qu’une stratégie d’établissement de prix d’éviction aurait été couverte par les dispositions relatives à l’abus de position dominante même avant la modification apportée récemment).

    Par ailleurs, dans certains contextes, des questions relatives à l’intention d’exclusion ou de mise au pas peuvent se poser lorsqu’une entreprise en position dominante intégrée verticalement fournit à des concurrents sur un marché en aval un intrant important ou essentiel sur ce marché. Les concurrents peuvent ne pas être en mesure de se livrer à une concurrence efficace sur le marché en aval si le coût de l’intrant dépasse certains niveaux.

    Comportement ayant pour effet de nuire à la concurrence

    Il est permis de croire que des prix élevés en soi ne devraient pas être considérés comme ayant pour effet de nuire à la concurrence. Il semble plus probable qu’un certain effet sur le processus de concurrence soit nécessaire. Toutefois, outre les effets visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas, il est difficile de savoir quels autres effets attribuables aux prix élevés peuvent être considérés comme nuisibles à la concurrence au regard de la nouvelle disposition.

    En fait, comme l’ont fait remarquer certains observateurs au sujet des dispositions de l’UE sur les prix excessifs, le fait d’empêcher une entreprise en position dominante de demander des prix « excessifs » peut décourager la concurrence d’accéder à un marché ou d’y investir. Habituellement, des prix relativement élevés peuvent permettre aux concurrents ou aux concurrents potentiels d’accéder au marché ou de s’y développer. La Cour suprême des États-Unis a également souligné que la capacité de demander des prix monopolistiques, au moins pendant une courte période, suscite l’esprit d’entreprise, incite la prise de risque et soutient la croissance économique.

    Par conséquent, les interdictions relatives aux prix au-delà de certains niveaux, et à plus forte raison des niveaux mal définis, risquent d’entraver le processus concurrentiel. L’interprétation et l’application de la disposition concernant le nouvel agissement anti-concurrentiel destiné à imposer des prix excessifs et injustes d’une façon qui nuirait à la concurrence en décourageant l’accès au marché seraient contraires à l’objet de la Loi sur la concurrence et à l’intention du législateur lorsqu’il a ajouté le nouvel agissement anti-concurrentiel. Il semble donc raisonnable de s’attendre à ce que le Tribunal n’interprète pas ou n’applique pas la nouvelle disposition d’une manière trop large de sorte qu’elle soit susceptible de freiner la concurrence dans son ensemble.
  2. Intention subjective et effets raisonnablement prévisibles. Depuis juin 2022, il est expressément prévu dans la définition d’un « agissement anti concurrentiel » que l’agissement doit être « destiné » à avoir un effet déterminé. Dans la législation antérieure, on se contentait de donner une liste non exhaustive d’agissements anti concurrentiels. Selon l’interprétation des tribunaux, le concept de l’agissement anti concurrentiel englobait tout comportement adopté pour nuire à la concurrence et qui impliquait en règle générale un effet négatif visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent. Le but d’un comportement contesté pouvait être établi soit par la preuve directe de l’intention subjective soit par l’examen des effets objectifs raisonnablement prévisibles du comportement. Lorsque les motivations du comportement étaient à la fois anti concurrentielles et pro concurrentielles, les tribunaux soupesaient les deux aspects et évaluaient le caractère général du comportement. Il reste à voir de quelle manière les tribunaux aborderont la définition révisée généralement, et plus particulièrement si des effets objectivement prévisibles sont suffisants pour établir l’« intention » dans le contexte de prix supposément excessifs et injustes. Comme il en est question plus loin, les justifications commerciales légitimes d’une entreprise en position dominante qui impose un prix donné seraient vraisemblablement pertinentes pour l’évaluation du caractère « excessif » ou « injuste » du prix, même si elles ne seraient pas prises en compte dans l’évaluation de l’« intention » du comportement.
  3. Propriété intellectuelle. Selon un article des dispositions antérieures aux modifications de décembre 2023, « un agissement résultant du seul fait de l’exercice de quelque droit ou de la jouissance de quelque intérêt découlant » de la Loi sur le droit d’auteur, de la Loi sur les brevets, de la Loi sur les marques de commerce et de toute autre loi fédérale « relative à la propriété intellectuelle ou industrielle » ne constitue pas un agissement anti concurrentiel. Il reste à voir si cet article pourrait, par exemple, être invoqué par un titulaire de brevet pour protéger le prix de son produit breveté contre une contestation pour agissement anti concurrentiel aux termes de la nouvelle disposition sur les prix excessifs et injustes.

Évaluation d’un prix pour déterminer s’il est « excessif et injuste »

Prix excessif

Seuls les prix « excessifs » peuvent constituer le motif d’une ordonnance aux termes de la nouvelle disposition de la Loi sur la concurrence. Il n’y a pas de consensus sur la manière d’aborder la détermination d’un prix excessif, et les approches adoptées dans les affaires jugées dans l’UE ne sont pas uniformes. Pour déterminer si un prix est excessif, il faut (i) confirmer que le prix est ou a été imposé, (ii) fixer un prix de référence approprié auquel le comparer et (iii) établir si la différence entre le prix étudié et le prix de référence est excessive.

Les outils qu’utilisent les autorités de la concurrence pour déterminer si les prix sont excessifs sont (i) la comparaison des prix et des coûts et l’analyse de rentabilité et (ii) la comparaison des prix selon le territoire géographique, selon une période déterminée et/ou avec ceux des concurrents. Les membres de l’UE et d’autres États adoptent normalement l’approche au cas par cas plutôt que d’appliquer un ensemble de critères unique.

Toutefois, les autorités de réglementation et les tribunaux se sont heurtés à de nombreux défis lors de l’évaluation des coûts et de la rentabilité, notamment pour répondre à la question de savoir quels coûts doivent être pris en compte et sur quelle période les dépenses doivent être calculées. La répartition des coûts pour une entreprise multiproduits qui occupe une position dominante sur le marché de certains de ses produits seulement peut être particulièrement difficile, tout comme l’est la répartition des coûts pour les multinationales qui ont conclu des accords sur les prix de transfert. Lorsqu’il s’agit de produits risqués dont la demande et les perspectives d’accès au marché sont moins certaines, des prévisions de profits plus élevés pourraient être nécessaires pour favoriser l’entrée sur le marché ou les investissements. De plus, dans certains cas, on a laissé entendre qu’un prix pouvait être considéré comme excessif même s’il s’approchait du prix de revient ou était inférieur à celui ci dans les cas où l’entreprise en position dominante est inefficace et enregistre des coûts plus élevés que ceux auxquels on s’attendrait dans un marché concurrentiel.

De même, un rapport de l’OCDE sur les dispositions relatives aux prix excessifs conclut que lorsqu’on compare les prix demandés par deux entreprises ou les prix demandés par une entreprise sur des marchés différents, il n’est pas toujours évident de savoir si les prix plus élevés sur un marché sont attribuables à l’exercice du pouvoir de marché de l’entreprise ou s’ils sont le fruit d’autres facteurs, comme des coûts plus élevés.

Il semble que l’écart requis par rapport à un prix étalon pour conclure qu’un prix est « excessif » doit reposer sur un jugement de valeur et un choix politique, et non sur la seule quantification statistique. Dans certaines poursuites intentées dans l’UE, des prix de 22 % à 50 % supérieurs à un niveau de référence de coûts, de prix concurrentiels ou de « valeur économique » ont été jugés excessifs, alors que dans d’autres affaires, les prix en cause étaient de 2 000 % à 10 000 % supérieurs au prix de référence.

Prix injuste

Pour constituer un agissement anti concurrentiel, un prix doit être à la fois excessif et injuste. On présume que le caractère juste ou injuste doit être jugé en fonction des intérêts de l’acheteur et du fournisseur, dont le besoin du fournisseur de récupérer ses coûts et ses investissements, et de toute autre raison légitime pour imposer un prix donné, comme une amélioration notable du produit. Il pourrait aussi convenir, dans l’évaluation du « caractère juste ou injuste », de tenir compte du risque commercial pris en charge par le fournisseur et de son intention d’offrir des incitatifs à l’innovation. Notamment, la clause de l’objet contenue au paragraphe 1.1 de la Loi sur la concurrence inclut le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne ainsi que celui d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs.

Rappelons que les prix excessifs et injustes constituent un agissement anti concurrentiel uniquement s’ils sont « imposés ». Par conséquent, les prix découlant de négociations entre le fournisseur et un acheteur qui possède un pouvoir d’achat important seront vraisemblablement moins susceptibles de constituer un agissement anti concurrentiel. De la même manière, les prix des produits de luxe ou discrétionnaires seraient sans doute moins susceptibles d’être considérés comme « injustes » que ne le seraient, par exemple, les prix des produits et services essentiels.

Rôle du pouvoir discrétionnaire

Au vu de l’incertitude qui entoure la détermination du caractère excessif d’un prix et des implications négatives sur le marché qui pourraient découler des sanctions ou des interdictions frappant des prix qualifiés d’« excessifs », bon nombre d’observateurs ont souligné que les autorités de la concurrence doivent faire preuve de prudence dans l’application des dispositions sur les prix excessifs. Plus particulièrement, même si l’intervention des autorités peut améliorer l’efficacité d’allocation entre le fournisseur et ses clients, elle risque de nuire plus profondément au progrès dynamique de l’économie en sapant les incitations à l’accès aux marchés ou aux investissements futurs et à l’innovation. En revanche, leur non intervention laisse entrevoir la possibilité que le marché s’autocorrige grâce à l’arrivée d’autres entreprises ou à l’expansion d’entreprises s’y trouvant déjà. Certains observateurs ont affirmé que l’incidence néfaste de l’application trop restrictive des dispositions sur les prix excessifs sera vraisemblablement plus prononcée dans les secteurs dynamiques où les changements technologiques sont fréquents et où les besoins d’investissements et les essais et erreurs sont continus.

Secteurs réglementés

Dans certains contextes, les tribunaux canadiens ont décidé que les activités autorisées ou ordonnées selon la législation fédérale ou provinciale valide débordent le cadre des interdictions prévues par la Loi sur la concurrence. Le « moyen de défense fondé sur le comportement réglementé » a été élaboré principalement en lien avec des infractions criminelles comme la fixation des prix. Son application à un comportement susceptible d’examen comme l’abus de position dominante est moins établie. Cela dit, si des prix sont autorisés ou ordonnés par une entité gouvernementale ayant le mandat de protéger l’intérêt public ou soumis à la surveillance réglementaire d’une telle entité, il serait vraisemblablement plus difficile pour le commissaire ou une partie privée d’établir que les prix sont « injustes » pour l’application des dispositions élargies sur l’abus de position dominante.

Mesures correctives potentielles

Ordonnances interdisant un comportement

Si le commissaire ou la partie privée ayant obtenu l’autorisation de présenter une demande établit qu’un intimé pratique l’imposition de prix excessifs et injustes, le Tribunal peut ordonner à la personne de cesser ce comportement. Il est probable qu’une telle ordonnance aurait à être assez claire pour que l’intimé soit raisonnablement capable de déterminer si ses prix respectent l’ordonnance. De plus, bien que le commissaire ait déclaré que le Bureau de la concurrence ne veut pas réglementer les prix, le Tribunal pourrait avoir de la difficulté à rendre une ordonnance d’interdiction qui ne restreint pas la concurrence sur les prix d’une manière qui revient à réglementer les prix en établissant des plafonds.

Ordonnances de rétablissement de la concurrence et sanctions pécuniaires

Si l’imposition de prix excessifs et injustes a empêché ou diminué sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet, et que l’interdiction d’imposer de tels prix n’aura vraisemblablement pas pour effet de rétablir la concurrence, le Tribunal peut imposer une sanction pécuniaire importante3 et rendre une ordonnance enjoignant à l’intimé de prendre des mesures raisonnables et nécessaires afin d’enrayer les effets de la pratique sur le marché en question et, notamment, de se départir d’actifs ou d’actions. D’autres projets de modification de la Loi sur la concurrence actuellement devant le Parlement permettraient également au Tribunal d’ordonner à un intimé de verser à la partie privée ayant obtenu l’autorisation de présenter une demande et aux autres personnes lésées par son comportement une somme pouvant atteindre la valeur du bénéfice tiré des prix contestés4.

Dans l’UE, certaines poursuites pour prix excessifs ont donné lieu à des amendes. Des observateurs ont soulevé les nombreuses difficultés pratiques qui seraient associées à une ordonnance interdisant un niveau déterminé de prix. Il pourrait s’ensuivre, entre autres choses, l’obligation de surveiller continuellement la situation pour repérer tout changement qui justifierait la modification de l’ordonnance, notamment si le prix interdit n’est plus excessif ou injuste, plus particulièrement dans les marchés dynamiques.

Il est important de noter que même si les éléments d’un abus de position dominante ont été établis, le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de ne pas rendre d’ordonnance. Par exemple, s’il est établi qu’une entreprise en position dominante pratique des prix excessifs et injustes, mais pas que les prix auront vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence, il est concevable que, dans un cas en particulier, le Tribunal conclue qu’une ordonnance d’interdiction ne contribuerait pas à atteindre son objectif, soit de rétablir la concurrence, voire serait anti concurrentielle, et qu’il s’abstienne de rendre une ordonnance d’interdiction sur ce fondement.

Questions pratiques et conseils en matière de conformité

Les entreprises canadiennes qui souhaitent réduire au minimum le risque d’être contestées aux termes des nouvelles dispositions sur les prix excessifs et injustes de la Loi sur la concurrence pourraient vouloir prendre les mesures suivantes.

Déceler la position dominante potentielle—soit repérer les produits ou les marchés possibles à l’égard desquels l’entreprise pourrait raisonnablement être considérée comme occupant une position dominante, compte tenu des parts de marché et de conditions telles que les entraves à l’accès au marché. Pour des raisons pratiques, on pourrait se concentrer sur les produits qui peuvent être considérés comme des nécessités ou des dépenses non discrétionnaires.

Rechercher les éléments par rapport auxquels les prix des produits de l’entreprise pourraient être comparés, y compris ce qui suit :

  • Les augmentations de prix inhabituelles en dehors du cours normal des activités, comme des prix beaucoup plus élevés qui font suite à la modification de la stratégie de fixation des prix ou de distribution ou à une fusion ou une acquisition.
  • Le prix du même produit dans d’autres canaux de distribution ou d’autres marchés géographiques.
  • Les produits pour lesquels l’entreprise peut maintenir des prix sensiblement plus élevés que ses concurrents.
  • Les coûts de production, de distribution et de commercialisation du produit. À cet égard, il peut être utile de documenter tous les coûts attribuables ou liés au produit.

Documenter les motifs des augmentations de prix marquées ou des écarts par rapport aux éléments comparatifs potentiels, plus particulièrement en ce qui concerne les plans d’expansion de la production, de distribution, de recherche-développement ou de viabilité à long terme de l’entreprise.

Le groupe de pratique Concurrence de Davies continuera de suivre de près les faits nouveaux en matière de prix excessifs et injustes et les autres aspects des modifications récemment proposées à la Loi sur la concurrence et de vous tenir au courant.

1 Même s’il ne constitue pas une pratique d’agissements anti-concurrentiels, le comportement d’une ou de plusieurs entreprises en position dominante peut également faire l’objet d’une contestation fondée sur les dispositions relatives à l’abus de position dominante s’il a eu ou est susceptible d’avoir pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur un marché dans lequel l’entreprise ou les entreprises en position dominante ont un intérêt concurrentiel plausible et si cet effet n’est pas le résultat d’une efficience économique supérieure. Toutefois, l’ajout de l’imposition de prix excessifs et injustes à la définition de « l’agissement anti-concurrentiel » ne facilite pas une contestation sur cette base.
2 Dans certaines provinces canadiennes, la législation en matière de protection des consommateurs limite les opérations iniques avec des consommateurs, lesquelles consistent, entre autres, à facturer à un consommateur un prix nettement supérieur aux prix offerts par d’autres fournisseurs pour des produits similaires. Certaines provinces ont également adopté des mesures qui permettent d’interdire les prix excessifs, au moins pour certains types de produits essentiels, dans une situation d’urgence, généralement pour une période limitée après un certain type de choc de demande ou d’offre. Veuillez consulter l'analyse de Davies sur les restrictions relatives aux « hausses abusives des prix » mises en œuvre au début de la pandémie de COVID-19.
3 Le Tribunal pourrait imposer une sanction pécuniaire pouvant atteindre (i) 25 millions de dollars canadiens (35 millions de dollars canadiens pour les ordonnances suivantes) ou, si cette valeur est supérieure, (ii) le triple de la valeur du bénéfice tiré de la pratique anti concurrentielle (ou, si ce montant ne peut raisonnablement pas être déterminé, 3 % des recettes globales brutes annuelles mondiales de l’intimé.
4 Dans sa version actuellement proposée, le pouvoir du Tribunal d’ordonner un tel paiement aux parties privées n’entrerait en vigueur qu’un an après que les législations modificatrices auront reçu la sanction royale.

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