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La Cour d’appel fédérale confirme que l’ARC peut percevoir les intérêts applicables aux arriérés d’impôts malgré l’absence d’une dette fiscale

La Cour d’appel fédérale (la CAF) a récemment rejeté l’appel de La Banque de Nouvelle-Écosse (la BNS) et a confirmé la légalité de la pratique de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) consistant à imposer des intérêts applicables aux arriérés d’impôts sur une dette fiscale inexistante lorsque les rajustements découlant d’une vérification font augmenter le revenu imposable que le report rétrospectif d’une perte subie au cours d’une année subséquente vient compenser. Cette approche est susceptible d’entraîner des intérêts importants sur la dette fiscale, qui s’accumulent pendant la période au cours de laquelle celle-ci a été réduite ou s’est éteinte, et le montant de ces intérêts peut être supérieur à celui du montant de l’impôt exigé.

Le différend

En 2015, dans le cadre d’une vérification fiscale, la déclaration de revenus de la BNS a fait l’objet d’une nouvelle cotisation afin d’inclure des montants supplémentaires dans le revenu de celle-ci pour l’année d’imposition 2006. Comme c’est généralement le cas lorsque l’ARC établit une nouvelle cotisation pour un contribuable qui a un solde de pertes disponible, la BNS a demandé de reporter rétrospectivement ses pertes autres qu’en capital d’une année d’imposition subséquente, l’année 2008 en l’occurrence, pour compenser l’augmentation du revenu en 2006.

L’ARC a procédé au report rétrospectif demandé, mais a exigé que la BNS paie les intérêts courus sur le montant total théorique de la dette fiscale de 2006 jusqu’à 30 jours suivant la date de la demande de report rétrospectif, soit le 12 mars 2015 (plutôt que ceux courus jusqu’à 30 jours suivant le 28 avril 2009, c’est-à-dire la date de la déclaration de revenus de la BNS pour l’année 2008 où la perte a été constatée), ce qui a entraîné des « intérêts applicables aux arriérés d’impôts » sur une période de près de six ans à l’égard d’une dette qui avait été pourtant éteinte, puisque la perte compensatoire a été constatée en 2009. En conséquence, la BNS s’est vu imposer des intérêts de 7,9 millions de dollars en raison de l’augmentation de son revenu imposable de 1 million de dollars au cours de l’année 2006.

La BNS a contesté la nouvelle cotisation auprès de la Cour canadienne de l’impôt (la CCI), qui s’est rangée du côté de l’ARC et a rejeté l’allégation de la BNS selon laquelle, entre autres, la règle prévue dans la Loi de l’impôt sur le revenu (la LIR) prévoyant que les intérêts sur une dette fiscale doivent courir jusqu’à ce qu’il y ait un report rétrospectif de pertes ne s’appliquait pas dans son cas, puisque l’établissement de la nouvelle cotisation pour l’année 2006 avait pour but de mettre en œuvre les rajustements découlant de la vérification et non une demande de report rétrospectif (veuillez lire notre point de vue à l’égard de cette décision). La CCI a ainsi rejeté l’argument selon lequel le législateur n’avait pas l’intention d’assujettir un contribuable à un paiement d’intérêts dans les cas où sa demande de report rétrospectif ne pouvait être faite que suivant une vérification entraînant l’augmentation de son revenu imposable.

La CAF a confirmé la décision de la CCI et a conclu que, même si le libellé de la LIR est ambigu quant à la question de savoir si la nouvelle cotisation mettant en œuvre le report rétrospectif de pertes doit résulter de la demande de report rétrospectif du contribuable, et non de rajustements par l’ARC découlant d’une vérification, le contexte et l’objectif favorisent l’interprétation de l’ARC selon laquelle, tant qu’une demande de report rétrospectif de pertes a été présentée, le contexte dans lequel celle-ci est faite n’a aucune incidence sur le calcul des intérêts.

Contexte législatif

La disposition sur laquelle s’appuie l’ARC, à savoir le paragraphe 161(7) de la LIR, a été initialement adoptée en 1954. Jusqu’en 1985, comme les versions successives de la disposition n’abordaient pas la question du calcul des intérêts dans des scénarios comme celui qui nous intéresse, on s’entendait pour dire que « le calcul des intérêts » s’arrêtait au cours de l’année où le report rétrospectif de pertes devenait possible, c’est-à-dire en 2008 dans le cas de la BNS.

En 1985, le paragraphe 161(7) a été modifié afin d’inclure l’alinéa 161(7)b), qui prévoit que les intérêts sur une dette fiscale qui est compensée par un report rétrospectif de pertes courent jusqu’à 30 jours après la dernière de quatre dates précisées, y compris le jour où la déclaration pour l’année subséquente où la perte a été constatée est produite (aux termes du sous-alinéa 161(7)b)(ii)) et le jour où une demande de report rétrospectif d’une perte est présentée, si le report rétrospectif fait suite à une « demande écrite » (aux termes du sous-alinéa 161(7)b)(iv)).

À l’époque, le ministère des Finances avait indiqué au législateur que la modification n’était pas controversée1 et représentait simplement « des solutions techniques à des problèmes techniques dans l’administration et l’exécution2 » de la LIR. Par conséquent, le législateur avait adopté la modification en tenant pour acquis qu’elle n’entraînait pas un écart important ni ne constituait un changement important par rapport à la législation antérieure.

Après l’apport des modifications en 1985, l’ARC a d’abord appliqué le sous-alinéa 161(7)b)(ii) plutôt que le sous-alinéa 161(7)b)(iv) dans les cas où les contribuables avaient demandé un report rétrospectif de pertes à la suite d’un rajustement découlant d’une vérification, puisque, selon les termes de l’ARC, c’est « dans le contexte d’une vérification » [traduction] que « le contribuable a appris que le revenu de l’année précédente était supérieur à celui qui avait été initialement déclaré3 » [traduction]. L’ARC semble avoir écarté cette interprétation depuis et adopté la position, comme elle l’a fait dans le cas de la BNS, selon laquelle les intérêts devraient courir jusqu’au 30e jour suivant la date de la demande de report rétrospectif si celle-ci est présentée à la suite d’une vérification qui a entraîné une augmentation de la dette fiscale relative à une année antérieure.

Analyse de la CAF

La CAF a interprété le sous-alinéa 161(7)b)(iv) de façon textuelle, contextuelle et téléologique. Elle a jugé le texte ambigu en raison du flou entourant l’application de la disposition dans les cas où l’ARC établit une nouvelle cotisation non seulement pour mettre en œuvre le report rétrospectif de pertes demandé, mais également pour effectuer, de son propre chef, d’autres rajustements. Cependant, la CAF a conclu que l’analyse contextuelle et téléologique appuyait la position de l’ARC, car elle concordait avec l’intention législative d’assurer la certitude, la prévisibilité et l’équité dans la législation fiscale, même si des répercussions sévères en découlaient.

La CAF a tenu compte de différents facteurs soulevés par la BNS à l’appui de sa position, mais a conclu que chacun de ces facteurs soutenait l’interprétation de l’ARC. Premièrement, le fait que le sous alinéa 161(7)b)(iv) n’écarte pas explicitement de son application une situation où un report rétrospectif est demandé à la suite d’une vérification indique que les intérêts devraient s’accumuler jusqu’au moment de la présentation de la demande de report rétrospectif de pertes. Deuxièmement, l’interprétation de la BNS pourrait entraîner une incohérence dans le calcul des intérêts, selon que l’ARC met en œuvre les rajustements découlant de la vérification et effectue le report rétrospectif de pertes dans le cadre d’une ou de deux nouvelles cotisations. Troisièmement, il n’y a aucune raison de croire que le législateur n’avait pas prévu que le sous-alinéa 161(7)b)(iv) pouvait être appliqué d’une manière semblable à une pénalité. Quatrièmement, l’adoption d’une disposition portant précisément sur les reports rétrospectifs de pertes indique qu’il était l’intention du législateur de faire différer le calcul des intérêts du calcul des intérêts relatif aux autres déductions discrétionnaires. Finalement, les Notes techniques publiées en 1985 n’appuient pas l’interprétation selon laquelle la cause de la demande de report rétrospectif devrait permettre de déterminer si la disposition s’applique. Cependant, la CAF ne s’est pas penchée sur les commentaires rapportés ci-dessus qui ont été formulés à l’intention du Sénat lorsque les modifications de 1985 ont été adoptées; elle a plutôt estimé que la version initiale du paragraphe 161(7), qui a été publiée en 1954, n’était pas pertinente.

Politique fiscale douteuse

Bien qu’elle ne se prononce pas sur le principe qui sous-tend précisément l’alinéa 161(7)b), la décision de la CAF s’appuie sur les principes généraux qui encadrent la LIR, à savoir les principes de certitude, de prévisibilité et d’équité. À première vue, cependant, et à notre avis, ces principes semblent difficilement conciliables avec la conclusion de la CAF selon laquelle il n’y avait aucune raison de croire que le législateur n’avait pas prévu que le sous-alinéa 161(7)b)(iv) pouvait être appliqué d’une manière semblable à une pénalité.

En effet, les contribuables se retrouvent régulièrement dans une situation où ils ont déclaré leurs revenus pour une année donnée en se fondant sur leur interprétation de la législation fiscale (laquelle est notoirement complexe) et ont acquitté l’impôt correspondant, sans qu’il y ait eu une tentative délibérée de leur part d’éviter un paiement d’impôts, et où une vérification entraîne ensuite l’augmentation de leur revenu imposable. Dans de telles circonstances, il est difficile de comprendre de quelle façon le sous alinéa 161(7)b)(iv) peut servir de moyen de dissuasion efficace, étant donné que le contribuable n’a connaissance de l’augmentation de la dette fiscale qu’à la fin de la vérification.

Le fait que le législateur puisse avoir prévu un tel effet punitif est encore plus difficile à justifier, puisque les reports prospectifs de pertes effectués dans le même contexte n’entraînent pas le même résultat. En effet, l’alinéa 161(7)b) ne s’applique pas aux reports prospectifs de pertes et, par conséquent, lorsque, à la suite de rajustements découlant d’une vérification, le contribuable demande que l’ARC compense l’augmentation de sa dette fiscale par le report prospectif des pertes disponibles provenant d’années antérieures, aucun intérêt applicable aux arriérés d’impôts ne court sur cet impôt majoré4.

Une défense de diligence raisonnable à l’horizon?

Selon un principe élémentaire du droit, l’intérêt correspond au rendement ou à la contrepartie ou rétribution offerte pour l’utilisation ou la conservation par une personne d’une somme d’argent qui appartient, au sens courant attribué à ce terme, à une autre personne ou qui est due à une autre personne; et « les intérêts ne peuvent courir sur le capital inexistant4 ». L’ARC elle-même définit la notion d’intérêts, à des fins de déductibilité, comme une somme devant se « rapporte[r] à un capital ».

L’accumulation d’intérêts sur un montant correspondant à une dette fiscale qui n’existe plus, dans le cadre d’une fiction juridique, va à l’encontre des principes commerciaux et comptables de base. Elle donne également lieu à une forme de gain fortuit pour l’ARC, qui, compte tenu de cette fiction juridique, est autorisée à percevoir des sommes d’argent potentiellement importantes sur une dette fiscale théorique à laquelle elle n’avait plus droit à compter du moment de la constatation de la perte.

À notre avis, l’établissement de nouvelles cotisations pour des montants plus élevés que les montants habituellement considérés comme des « intérêts » s’apparente davantage à une sanction administrative sous couvert d’intérêts, auquel cas les contribuables devraient pouvoir s’appuyer sur une défense de diligence raisonnable pour démontrer qu’ils n’ont pas faire preuve de négligence, à savoir, notamment, qu’ils se sont fondés, pour des motifs raisonnables, sur un état de fait inexistant, lequel, s’il avait été réel, aurait fait de leur acte ou de leur omission un acte innocent, ou encore qu’ils ont pris des mesures

1Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, 33-1, no 18 (17 octobre 1984), p. 10 (M. Timothy Morris).

2Comité permanent des finances, du commerce et des questions économiques, 33-1, no 37 (4 juin 1985), p. 5 (M. David C. Weyman).

3Interprétation technique de l’ARC – document 2011-0420701I7.

4« Revenue Canada Round Table », dans Report of Proceedings of the Forty-Fifth Tax Conference, Rapport de conférence 1993 (Toronto : Fondation canadienne de fiscalité, 1994), 58:1-76, question 49, rubrique 58:29-30.

5Voir le renvoi de la Cour suprême du Canada intitulé Reference as to the Validity of Section 6 of the Farm Security Act, 1944 of Saskatchewan, confirmé par le Conseil privé.

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