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Kraft (Re) : Conseils du Tribunal des marchés financiers de l’Ontario – Quand une communication sélective d’information est-elle nécessaire dans le « cours normal des activités commerciales »?

Auteurs : Jonathan Bilyk, Patricia L. Olasker et David Wilson

Le 20 octobre 2023, le Tribunal des marchés financiers de l’Ontario (le Tribunal) a publié des directives de fond sur la signification de l’exception relative au « cours normal des activités commerciales » (CNAC) à l’interdiction de la communication sélective d’information privilégiée non publique (IPNP) (plus communément appelée « tuyaux »), ce qui constitue une première pour les lois canadiennes sur les valeurs mobilières. La décision rendue dans l’affaire Kraft (Re) est la première à examiner et à appliquer directement l’exception relative au CNAC à l’interdiction de communiquer de l’IPNP. Ce faisant, elle fournit des directives sur un certain nombre de questions en suspens concernant l’objectif et les limites de l’exception.

Principaux enseignements de l’affaire Kraft

  • Normal veut dire normal. Le mot « normal » dans l’exception relative au CNAC élève les critères de la communication sélective d’information au-delà du simple objectif commercial ou de la simple justification commerciale. L’expression « cours normal des activités commerciales1 » comporte un degré d’importance, rendant la communication « essentielle », « indispensable » ou « requise » eu égard aux activités commerciales. L’objectif de la communication doit être suffisamment important ou nécessaire pour les activités pour justifier une exception à l’interdiction générale de communication sélective d’information.
  • Les activités commerciales de qui? Le Tribunal a noté que la portée du mot « normal » dans l’expression CNAC n’était pas restreinte par le syntagme « de l’émetteur ». Ce faisant, le Tribunal a laissé la porte ouverte à la conclusion selon laquelle la communication sélective d’information pouvait être justifiée dès lors qu’elle s’inscrit dans le cours normal des activités commerciales de l’informateur. Bien entendu, en l’absence d’autres directives, la prudence est de mise jusqu’à ce que les limites de cette ouverture aient été éprouvées dans d’autres décisions.
  • Le processus est important. Lorsque l’on invoque l’exception relative au CNAC, il est utile d’être en mesure de démontrer que l’on a préalablement tenu compte de l’interdiction de communiquer de l’IPNP et de la nécessité de la communiquer. Sans être exhaustive, cette preuve peut inclure des discussions tenues au sein du conseil d’administration ou de la direction sur l’opportunité ou la nécessité de la communication, l’établissement de l’objectif visé par la communication et, le cas échéant, l’engagement de la personne informée, par le biais de la signature d’une convention de confidentialité officielle ou l’endossement d’obligations de confidentialité, à ne pas conclure d’opérations sur la base de l’IPNP ou la communiquer.
  • La disponibilité de l’exception relative au CNAC est déterminée de manière objective. La question de savoir si la communication s’inscrit dans le CNAC doit être déterminée sur une base purement objective; la croyance subjective de l’informateur, même si elle est honnête et de bonne foi, n’est pas suffisante.
  • Fardeau de la preuve. Il incombe aux personnes cherchant à se prévaloir de l’exception relative au CNAC de démontrer que leur communication s’inscrit dans le CNAC.

Contexte

Le personnel de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (CVMO) a allégué qu’à l’automne 2017, Michael Paul Kraft, alors président du conseil de WeedMD Inc. (WeedMD), avait communiqué à son ami et partenaire de longue date, Michael Brian Stein, de l’IPNP sur des faits nouveaux importants concernant les activités d’exploitation de WeedMD. À l’époque, WeedMD était inscrite à la cote de la Bourse de croissance TSX et se concentrait sur la production et la distribution de cannabis médical. En prévision de la légalisation de la consommation de cannabis à des fins récréatives par le gouvernement fédéral, la société cherchait à accroître sa capacité de production. Au début de 2017, elle a entamé des négociations avec Perfect Pick Farms Ltd. (Perfect) en vue de louer des serres nettement plus vastes.

Au cours des négociations, Kraft et Stein ont été en contact régulier, discutant, comme ils le faisaient habituellement, de diverses questions personnelles et professionnelles. Le 23 octobre, Kraft a envoyé à Stein un courriel contenant en pièce jointe des projets de documents relatifs à l’opération avec Perfect, y compris la version quasi définitive du bail et de la convention d’option d’achat qui avaient été négociés avec Perfect par la direction de WeedMD et l’avocat de la société. Bien que Stein ait signé une convention de consultation avec WeedMD en 2015 (qui, depuis, avait expiré), le Tribunal a conclu qu’il n’avait pas de relation d’affaires, contractuelle ou d’emploi avec WeedMD en 2017 et que ses services n’avaient pas non plus été officiellement retenus par l’émetteur aux fins de l’examen des documents relatifs à l’opération avec Perfect. Kraft a envoyé le courriel à Stein sans l’autorisation préalable de la direction. Il a appelé Stein son « conseiller de toutes les situations » (go-to advisor) et a prétendu qu’il recherchait l’expertise particulière de son ami dans le domaine de l’immobilier commercial. Le Tribunal a toutefois estimé que Kraft avait envoyé le courriel à Stein en raison d’une habitude et d’une préférence plus générales de consultation personnelle régulière avec Stein sur des questions d’affaires. Le 25 octobre, Stein a fait part de ses commentaires par courriel à Kraft ainsi qu’au chef de la direction et au chef des finances de WeedMD. En fin de compte, le Tribunal a conclu qu’en fournissant à Stein les projets de documents relatifs à l’opération avec Perfect dans le courriel d’octobre, Kraft avait violé l’interdiction de communiquer de l’IPNP.

L’opération avec Perfect a été approuvée par le conseil d’administration de WeedMD le 2 novembre et annoncée le 22 novembre. Le 21 novembre, soit la veille de l’annonce, Stein a acquis 45 000 actions de WeedMD et les a vendues au cours des deux jours de bourse suivant l’annonce pour un profit total de 29 345 $, ce qui représente un rendement d’environ 43 %. Le Tribunal a conclu qu’il s’agissait d’un délit d’initié.

Exception relative au cours normal des activités commerciales

Selon la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario) (LVMO), sauf dans le cours normal de ses activités commerciales, nulle personne ayant des rapports particuliers avec un émetteur ne doit informer une autre personne d’un fait pertinent ou d’un changement important concernant l’émetteur avant que ce fait ou ce changement n’ait été divulgué au public.

Que signifie l’expression « cours normal des activités commerciales »?

Il y a eu peu de jurisprudence ou de décisions rendues par les organismes de réglementation des valeurs mobilières concernant la signification de l’expression « cours normal des activités commerciales ». Les décisions antérieures des commissions des valeurs mobilières dans des affaires telles que George, Re et Air Canada, Re ont mis en évidence les principes d’égalité qui animent les règles relatives aux délits d’initiés et à la communication d’IPNP. Ces décisions ont également jeté les bases des directives sur le sens de l’expression « cours normal des activités commerciales » que nous trouvons dans l’Instruction générale 51-201 relative aux lignes directrices en matière de communication de l’information (IG 51-201), où l’on dit que l’exception relative à la communication d’IPNP « a pour objet d’éviter que les activités courantes des entreprises ne soient indûment entravées » (c’est nous qui soulignons). À titre d’exemple, l’instruction stipule que, de manière générale, l’exception relative au CNAC viserait les communications d’un émetteur avec les personnes suivantes : les vendeurs, les fournisseurs ou les partenaires stratégiques, en ce qui concerne les contrats de recherche et développement, de vente, de commercialisation et d’approvisionnement; les salariés, les membres de la direction et les membres du conseil d’administration; les bailleurs de fonds, conseillers juridiques, vérificateurs, placeurs et conseillers financiers ou autres conseillers professionnels; les parties à des négociations; et les agences de notation.

Dans l’affaire Kraft, le Tribunal a confirmé que l’IG 51-201, bien qu’utile, ne constituait qu’une directive non contraignante. Le Tribunal a mis en garde contre le fait que l’IG 51-201 ne fournit que des catégories présumées de personnes auxquelles l’IPNP peut être communiquée et que tout recours à l’exception relative au CNAC doit, dans chaque cas, être établi sur la base des faits pertinents.

Signification de « normal »

Se référant au commentaire antérieur de la CVMO dans l’affaire George, le Tribunal a affirmé que l’expression « cours normal des activités commerciales2 » doit être comprise comme étant distincte de l’expression « cours des activités commerciales3 ». Le Tribunal a également précisé que le terme « normal » exige que l’objectif de la communication sélective d’information aille au-delà d’un simple objectif commercial ou d’une simple justification commerciale et qu’il comporte un degré d’importance, rendant la communication « essentielle », « indispensable » ou « requise ». En d’autres termes, le Tribunal a déclaré : [traduction libre] « Nous estimons que l’objectif de la communication sélective d’information doit être suffisamment important ou nécessaire pour les activités pour justifier une exception à l’interdiction générale de communication sélective d’information. »

Les « activités commerciales » de qui?

Le personnel a fait valoir que le terme « activités commerciales » dans l’exception relative au CNAC exige que la communication sélective d’information s’inscrive dans le cours normal des activités commerciales de l’émetteur et que tout ce qui est en deçà de cela introduirait une « ligne directrice toujours changeante » (ever-shifting standard). De manière significative, le Tribunal a noté que la portée du terme « activités commerciales » n’était pas restreinte par le syntagme « de l’émetteur ». Cela dit, dans les circonstances de cette affaire, où l’IPNP en question a été reçue de WeedMD par Kraft en sa qualité d’administrateur de la société, le Tribunal et les parties ont accepté sans débat que l’exception relative au CNAC dans ce cas devait être appliquée en référence aux « activités commerciales de l’émetteur ». Le Tribunal s’est toutefois empressé de limiter toute généralisation à partir de sa décision sur les faits : [traduction libre] « Cette conclusion ne doit pas être interprétée comme signifiant que dans toutes les situations de fait, l’exception relative au CNAC est limitée à la prise en compte de ce qui peut être dans le cours normal des activités commerciales de l’émetteur. » Ce faisant, le Tribunal a laissé la porte ouverte à la conclusion selon laquelle la communication sélective d’information pouvait être justifiée dès lors qu’elle s’inscrit dans le cours normal des activités commerciales de l’informateur, bien que la prudence soit de mise jusqu’à ce que les limites de cette ouverture aient été éprouvées dans d’autres décisions.

Facteurs à prendre en compte

Bien que le Tribunal ait noté qu’il ne serait pas approprié de définir un ensemble complet de facteurs pertinents pour établir l’exception relative au CNAC dans tous les cas, il a convenu que dans des circonstances appropriées, tous ou certains des facteurs suivants pouvaient être des considérations importantes : les activités commerciales de l’émetteur; la relation entre l’informateur et l’émetteur; la relation entre l’informateur et la personne informée; la nature de l’IPNP communiquée; la pertinence de l’IPNP pour la relation entre la personne informée et l’émetteur (c’est-à-dire si la nature de la relation entre la personne informée et l’émetteur nécessite la communication de l’IPNP en question); la raison pour laquelle l’informateur a procédé à la communication sélective d’information en faveur de la personne informée; et la crédibilité de l’informateur cherchant à établir l’exception relative au CNAC.

Le processus est important

Le Tribunal a noté que bien qu’il ne soit pas préalablement nécessaire, pour se prévaloir de l’exception relative au CNAC, d’établir que l’on a réfléchi, avant la communication, à la question de savoir si celle-ci s’inscrivait dans le CNAC, la preuve que l’informateur s’est penché sur la question dès le départ peut certainement être utile pour établir après coup quel était l’objectif de la communication et la question de savoir si cet objectif s’inscrivait dans le CNAC. À cet égard, le Tribunal a noté que de telles preuves pourraient inclure des preuves des discussions tenues au sein du conseil d’administration ou de la direction sur l’opportunité ou la nécessité de la communication sélective; des documents (par exemple, des mandats de représentation, des procès-verbaux, des notes de service ou d’autres communications) précisant l’objectif de la communication; et la convention de confidentialité conclue avec le destinataire prévu de la communication ou les instructions de confidentialité communiquées au destinataire prévu de la communication ou les instructions formulées à son intention.

L’exception relative au CNAC doit être établie de manière objective

Kraft a soutenu qu’il fallait déterminer la question de savoir si un informateur présumé avait correctement invoqué l’exception relative au CNAC au moyen d’une norme subjective-objective. Plus précisément, il a soutenu que le Tribunal devait déterminer si l’informateur croyait de manière subjective que la communication était nécessaire et si, en toute objectivité, cette croyance subjective était raisonnable. Le Tribunal a rejeté cette approche, concluant que la question de savoir si la communication s’inscrivait dans le CNAC devait être déterminée sur une base objective; la croyance subjective de l’informateur concernant la nécessité, même si elle est honnête et de bonne foi, n’est pas suffisante.

À qui incombe le fardeau de prouver l’exception relative au CNAC?

Le Tribunal a estimé qu’il incombait au personnel de la CVMO d’établir les éléments de l’interdiction relative à la communication d’IPNP (c’est-à-dire l’existence de rapports particuliers avec une personne et la communication sélective d’IPNP par cette personne à une autre personne), mais qu’il incombait à l’informateur d’établir que l’exception relative au CNAC avait été établie sur la base des faits.

Kraft n’a pas donné de tuyau à Stein dans le cours normal des activités commerciales de WeedMD

En appliquant les principes susmentionnés, le Tribunal a conclu que Kraft n’avait pas démontré que ses communications avec Stein s’inscrivaient dans le cours normal des activités commerciales de WeedMD. Bien que Kraft ait eu une raison commerciale de bonne foi pour communiquer l’information à Stein – [traduction libre] « à savoir, son désir personnel de bénéficier des réflexions et des commentaires de son ami et collègue de longue date en tant que regard neuf – cette raison commerciale personnelle n’était pas équivalente à une communication sélective d’information dans le cours normal des activités commerciales de WeedMD ».

Le Tribunal a conclu que, en fournissant les projets de documents à Stein, [traduction libre] « Kraft ne cherchait pas à procurer à WeedMD, en matière d’immobilier commercial, de l’expérience dont celle-ci avait besoin ou à laquelle elle n’avait pas accès par ailleurs ». Cette conclusion reposait sur le fait que Kraft n’avait pas suggéré à la direction de WeedMD de faire appel à un consultant externe pour obtenir des conseils en matière d’immobilier commercial, ni pris de mesures pour vérifier si les conseils fournis par l’avocat externe étaient suffisants. Les documents sur lesquels Kraft voulait que Stein fasse des commentaires avaient déjà été largement négociés par la direction et l’avocat de WeedMD – la décision tardive de Kraft de solliciter l’avis de Stein n’appartenait qu’à Kraft et était motivée par des raisons propres à Kraft :

 

[traduction libre] L’idée maîtresse de l’argumentation de Kraft – à savoir que tout ce que Kraft pourrait qualifier après coup d’important à ses yeux afin de lui permettre de se sentir personnellement à l’aise avec l’opération équivaut à quelque chose qui s’inscrit dans le cours normal des activités commerciales de WeedMD – est également une interprétation que nous n’acceptons pas.

 

L’analyse de l’application de l’exception relative au CNAC étant objective, le Tribunal a estimé que Kraft ne pouvait pas invoquer l’argument selon lequel il croyait lui-même que sa correspondance avec Stein s’inscrivait dans le CNAC. En outre, le Tribunal a douté que Kraft se soit même demandé s’il pouvait se prévaloir de l’exception. Cette absence de réflexion, conjuguée au fait que la communication de Kraft à Stein n’avait pas été autorisée au préalable par la direction et que les services de Stein n’avaient pas été officiellement retenus par WeedMD, ont été des facteurs importants qui ont permis au Tribunal d’arriver à sa conclusion.

Utilité des conventions officielles et des clauses de confidentialité

L’issue de l’affaire Kraft aurait-elle pu être différente si Kraft avait inclus d’autres personnes de WeedMD dans la décision de partager les projets de documents avec Stein et si WeedMD avait retenu les services de Stein à l’époque des faits reprochés aux termes d’une convention de consultation ou d’une convention similaire comportant des dispositions appropriées pour se prémunir contre les délits d’initiés et la communication d’IPNP? Le Tribunal a confirmé que la conclusion d’une convention de confidentialité dans le cadre d’une communication sélective d’information n’est ni nécessaire ni une condition préalable pour pouvoir établir l’exception relative au CNAC. Cependant, il a noté que [traduction libre] « la conclusion d’une telle convention [...] pourrait certainement être pertinente dans la détermination de la question de savoir si la communication sélective d’information s’inscrivait dans le cours normal des activités commerciales ».

1 Il s’agit de l’équivalent français de l’expression anglaise utilisée aussi bien dans la Loi sur les valeurs mobilières (Ontario) que dans l’IG 51-201, c.-à-d. « necessary course of business ». Ainsi, dans les présentes, le terme necessary est rendu par normal, avec les adaptations nécessaires.
2 L’expression suivante est utilisée dans la décision : necessary course of business.
3 L’expression suivante est utilisée dans la décision : normal course of business.

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