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Contribuables contraints de payer de l’intérêt sur des dettes fiscales inexistantes

Auteurs : Élisabeth Robichaud, Matthias Heilke et Michael H. Lubetsky

Dans sa décision The Bank of Nova Scotia v The Queen (en anglais uniquement), la Cour canadienne de l’impôt (« CCI ») s’est penchée sur la manière dont devaient être calculés les intérêts sur des arrérages d’impôt découlant de rajustements de vérification qui étaient annulés par un report rétrospectif de pertes. La Cour a entériné la pratique de l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») voulant que des intérêts soient exigés sur les rajustements jusqu’à l’année de la vérification et non jusqu’à l’année au cours de laquelle la perte est constatée. L’approche de l’ARC peut donner lieu à d’importants paiements d’intérêts, qui peuvent même dépasser les montants (s’il en est) de tout impôt additionnel réellement exigible. Les contribuables faisant l’objet d’une vérification qui sont en mesure d’effectuer des reports rétrospectifs de pertes devraient examiner attentivement la possibilité qu’ils soient tenus de verser des intérêts sur des arrérages et prendre des mesures afin d’en minimiser le montant.

Contexte

À la suite d’une vérification concernant un prix de transfert, La Banque de Nouvelle-Écosse (la « Banque ») a conclu, en date du 13 mars 2015, une entente de règlement avec l’ARC aux termes de laquelle certains montants devaient être inclus dans le calcul de son revenu pour les années d’imposition 2006 à 2014. Au moment de la conclusion de l’entente de règlement, la Banque a demandé à ce que le solde des pertes autres qu’en capital dont elle disposait pour l’année d’imposition 2008 soit reporté rétrospectivement en 2006 de manière à ce que l’augmentation de son revenu découlant de l’entente de règlement se trouve ainsi annulée. L’ARC a accepté de procéder au report de pertes, mais a exigé que la Banque verse des intérêts sur le montant total théorique de sa dette fiscale pour 2006, et ce, jusqu’à la date de la demande de report rétrospectif (soit jusqu’au 12 mars 2015) plutôt que jusqu’à la date du dépôt de sa déclaration de revenus pour l’année d’imposition 2008 (soit le 28 avril 2009). L’ARC a donc exigé de la Banque des intérêts sur des arrérages d’impôt théoriques pour une période d’environ 6 ans alors que l’obligation fiscale était éteinte.

La disposition sur le calcul de l’intérêt pertinente en l’espèce, qui figure au paragraphe 161(7)(b) de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « LIR »), prévoit que l’intérêt court sur un impôt exigible en déduction duquel s’appliquent des pertes ayant fait l’objet d’un report rétrospectif jusqu’à 30 jours suivant la plus tardive de quatre dates. L’une de ces dates, celle qui figure à l’alinéa 161(7)(b)(iv), correspond à la date à laquelle une nouvelle cotisation est établie en raison d’une demande écrite de report rétrospectif et, dans un tel cas, l’intérêt court jusqu’à la date de la demande en question.

L’ARC a fait valoir que l’alinéa 161(7)(b)(iv) s’applique aux situations comme celle dans laquelle se trouvait la Banque, c’est-à-dire aux situations dans lesquelles l’ARC fait des rajustements de vérification pour une année d’imposition donnée que le contribuable demande ensuite à compenser par un report de pertes rétrospectif. Même si aucun impôt additionnel n’est exigible, l’ARC exige des intérêts sur le montant théorique de l’impôt jusqu’à la date à laquelle la demande est formulée – ce qui, logiquement, ne peut se produire que vers la fin de la vérification alors que le montant des rajustements est connu. L’ARC s’est principalement fondée sur la décision Connaught Laboratories v Canada [94 DTC 6697 (CF)] au soutien de sa position selon laquelle de l’intérêt peut être exigé sur une dette fiscale qui a été éteinte au moyen de reports rétrospectifs de pertes.

La Banque a pour sa part soutenu que le législateur n’avait pas, au moment de l’adoption de l’alinéa 161(7)(b)(iv), l’intention d’exiger que de l’intérêt soit calculé entre la date à laquelle une déclaration de revenus est déposée pour une année où une perte est constatée et la date à laquelle le résultat d’une vérification subséquente est connu. Cette approche est conforme à celle adoptée à l’égard d’autres déductions discrétionnaires prévues dans la LIR. Pour soutenir sa position, la Banque s’est appuyée sur la version française de l’alinéa 161(7)(b)(iv) de la LIR, ainsi que sur une décision des tribunaux albertains concernant une disposition analogue de la loi de l’Alberta intitulée Alberta Corporate Tax Act (décision rendue en anglais par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans l’affaire Methanex Corp. v Alberta (Provincial Treasurer), confirmée en appel par la Cour d’appel de l’Alberta).

La décision

Dans ses motifs, la CCI a essentiellement fait sien le raisonnement de l’ARC, concluant que la situation dans laquelle se trouvait la Banque était plus semblable à celle qui prévalait dans l’affaire Connaught qu’à celle dont il était question dans l’affaire Methanex, et se disant d’avis que la décision rendue dans l’affaire Methanex soit était erronée, soit ne pouvait trouver application dans le cadre d’un appel concernant la Loi de l’impôt sur le revenu fédérale. La CCI a conclu que le libellé du paragraphe 161(7)(b) n’était nullement ambigu et que, selon les Notes techniques publiées par le ministère des Finances en 1985 au moment de l’adoption de l’alinéa 161(7)(b)(iv), le législateur avait bel et bien l’intention qu’il s’applique de la manière préconisée par l’ARC.

Nos commentaires

À notre humble avis, un examen attentif du libellé, du contexte et de l’objectif de l’alinéa 161(7)(b)(iv) milite fortement en faveur d’une conclusion différente de celle à laquelle est parvenue la CCI :

  • L’alinéa 161(7)(b)(iv) s’applique uniquement au cas où, suivant une demande écrite, l’ARC établit une nouvelle cotisation afin de tenir compte d’un report rétrospectif de pertes. Dans les cas analogues à celui de la Banque, l’ARC n’établit pas une nouvelle cotisation en conséquence d’une telle demande, elle met plutôt en œuvre les conclusions d’une vérification portant sur d’autres questions. Le recours à des reports rétrospectifs de pertes additionnels dans une telle situation découle de rajustements de vérification et n’est donc pas visé par le libellé clair de l’alinéa 161(7)(b)(iv).
  • L’objectif sous-jacent visé par le paragraphe 161(7)(b) – tel que l’entend l’ARC elle-même – « est de s’appliquer aux situations dans lesquelles un contribuable néglige de payer de l’impôt parce qu’il prévoit pouvoir appliquer des pertes subséquentes en déduction de celui-ci » (NOTRE TRADUCTION). Compte tenu de cet objectif sous-jacent, l’ARC avait auparavant pour pratique de ne pas appliquer l’alinéa 161(7)(b)(iv) à des situations où l’obligation fiscale était plus élevée que celle prévue au départ suivant une vérification (voir les documents 2009-0313781I7 et 2011-0420701I7 de l’ARC). Il est difficile de comprendre pourquoi elle a choisi de s’écarter de cette pratique éminemment raisonnable.
  • Avant l’adoption de l’alinéa 161(7)(b)(iv), lorsqu’un contribuable effectuait des reports rétrospectifs de pertes pour compenser l’impôt payable pour une année antérieure, l’intérêt courait sur la période allant de l’année d’imposition à l’année au cours de laquelle la perte était constatée. En 1985, le législateur a modifié le paragraphe 161(7)(b) de manière à y ajouter, entre autres choses, l’alinéa (iv). Les représentants du ministère des Finances avaient alors expliqué au législateur que la majorité des amendements n’étaient pas controversés et représentaient simplement « des solutions techniques à des problèmes techniques dans l’administration et l’exécution de la Loi de l’impôt sur le revenu ». Par conséquent, le législateur a adopté l’alinéa 161(7)(b)(iv) en tenant pour acquis qu’il ne constituait pas un écart important par rapport à la législation antérieure. Il s’ensuit que l’alinéa 161(7)(b)(iv) devrait être interprété de manière restrictive.
  • L’affaire Connaught portait sur des années d’imposition qui précédaient l’adoption de l’alinéa 161(7)(b)(iv). La décision ne permet tout simplement pas de soutenir que de l’intérêt peut courir sur des arrérages d’impôt pendant une période au cours de laquelle la dette fiscale est éteinte.
  • Par définition, l’intérêt vise à fournir un dédommagement pour avoir eu l’usage de fonds. Il est donc déraisonnable d’exiger de l’intérêt sur une créance éteinte. À tout le moins, si le législateur avait réellement visé un tel résultat, ses travaux en feraient certainement plus clairement mention.

Pour tous ces motifs, nous espérons que la Cour d’appel fédérale (« CAF ») viendra remettre les pendules à l’heure, comme elle l’a fait plus tôt cette année dans l’affaire Canada c. Villa Ste-Rose Inc., qui portait elle aussi sur une situation dans laquelle les autorités fiscales avaient adopté une politique discutable visant à exiger des intérêts (et des pénalités) sur des dettes fiscales inexistantes liées, dans ce cas, à la TPS.

Conséquences pour les contribuables

Tant que la CAF ne sera pas intervenue, les contribuables qui cherchent à compenser des rajustements de vérification au moyen de reports rétrospectifs de pertes devraient prendre des mesures afin de calculer le montant dont ils pourraient être redevables au titre des intérêts (ces derniers étant susceptibles de courir bien au-delà de l’année de la constatation de la perte) et pour le minimiser, notamment au moyen des dispositions concernant la compensation des intérêts de la LIR, du recours à d’autres déductions discrétionnaires ou d’une demande d’allégement des intérêts discrétionnaire. Idéalement, ces démarches devraient être faites avant qu’une nouvelle cotisation ne lui soit remise.

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