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Entre l’arbre et le bloc : ESW Capital se voit refuser une dispense en lien avec son projet d’OPA visant Optiva

Auteurs : Patricia L. Olasker et Jordan Lavi

La Commission des valeurs mobilières de l’Ontario (« CVMO »), dans les motifs récemment publiés de sa décision dans l’affaire ESW Capital, LLC (Re), a confirmé sa position, exprimée pour la première fois dans sa décision concernant l’affaire Aurora Cannabis Inc. (Re), selon laquelle, à moins de circonstances exceptionnelles ou d’une conduite inappropriée ou abusive compromettant le choix des actionnaires, la prévisibilité du régime de réglementation des offres publiques d’achat (les « OPA ») récemment révisé sera le facteur principal pris en considération.

Contexte

ESW Capital, LLC, était, depuis janvier 2020, engagée dans un conflit public avec Maple Rock Capital Partners Inc. et Groupe de placements EdgePoint inc. concernant la gouvernance, l’exploitation et l’orientation stratégique d’Optiva Inc., émetteur inscrit à la Bourse de Toronto. Ces trois actionnaires détenaient, collectivement, plus des deux tiers des actions à droit de vote subalterne en circulation d’Optiva : ESW en détenait environ 28 %, Maple Rock, environ 22,4 % et EdgePoint, environ 18,1 %. Le conflit s’est manifesté de différentes façons, dont une course aux procurations lancée par Maple Rock, des procédures judiciaires entamées par ESW concernant un financement par voie de débentures et un rachat d’actions privilégiées, et un projet d’OPA de la part d’ESW.

En juillet 2020, ESW a annoncé son intention de lancer une OPA en vue d’acquérir toutes les actions en circulation d’Optiva au prix de 60 $ l’action en espèces – prix qui était supérieur de 122 % au cours moyen pondéré en fonction du volume sur 20 jours, à condition d’obtenir une dispense de l’obligation de dépôt minimal de 50 %. Le même jour, EdgePoint a annoncé qu’elle n’avait pas l’intention de déposer ses actions en réponse à l’OPA d’ESW et qu’elle ne souhaitait aucunement poursuivre les discussions avec ESW concernant une opération éventuelle. Le lendemain, Maple Rock a fait une annonce semblable. Optiva, pour sa part, a adopté comme tactique la mise en place d’un régime de droits des actionnaires qui empêcherait l’OPA d’aller de l’avant en l’absence d’une renonciation aux conditions de celui-ci par le conseil d’administration d’Optiva. Le régime de droits a ensuite été approuvé à 51,87 % par les actionnaires d’Optiva.

Le « nouveau » régime de réglementation des OPA

En 2016, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (« ACVM ») ont fondamentalement modifié le régime de réglementation des OPA en y intégrant (i) l’obligation que soient déposés en réponse à l’OPA, sans que ce dépôt soit révoqué, plus de 50 % des titres en circulation de la catégorie visée par l’OPA non détenus par l’initiateur ou des personnes agissant de concert avec lui (l’« obligation de dépôt minimal »); (ii) une période de prolongation obligatoire de 10 jours suivant la satisfaction des conditions de l’OPA, y compris l’obligation de dépôt minimal; et (iii) un délai de dépôt minimal de 105 jours. Les modifications apportées avaient pour but de rééquilibrer la dynamique entre les initiateurs, les sociétés cibles et les porteurs de titres, notamment en facilitant les décisions concernant les dépôts collectifs. Les ACVM ont déclaré avoir eu pour objectif, en imposant l’obligation de dépôt minimal, de faire en sorte que l’acquisition du contrôle d’une société au moyen d’une OPA se fasse d’une manière assimilable à un vote sur l’OPA. Les ACVM ont reconnu que l’obligation de dépôt minimal pouvait accorder un poids accru aux porteurs de bloc de contrôle, mais ont déterminé qu’il était possible de le pallier adéquatement au moyen d’une dispense, tout en refusant de donner des précisions sur les circonstances dans lesquelles celle-ci serait justifiée.

Étant donné qu’ESW détenait déjà environ 28 % des actions en circulation, plus de la moitié des actions restantes (environ 36 %) devaient être déposées en réponse à son OPA pour que l’obligation de dépôt minimal soit satisfaite. Il était mathématiquement impossible de satisfaire à cette obligation si Maple Rock et EdgePoint refusaient toutes deux de déposer leurs actions, car ensemble, leurs participations représentaient plus de 40 % des actions en circulation. Du coup, ESW a demandé à la CVMO de lui accorder une dispense qui lui permettrait d’exclure les actions de Maple Rock et d’EdgePoint du calcul déterminant le respect de l’obligation de dépôt minimal.

Les principes relatifs aux dispenses de la CVMO

Dans les motifs de sa décision, la CVMO a souligné l’importance de la prévisibilité du régime de réglementation des OPA, de façon à ce que les participants au marché connaissent avec certitude le fonctionnement de ce régime. La CVMO est arrivée à la conclusion qu’elle ne devait intervenir que dans des circonstances exceptionnelles ou dans des cas évidents de conduite inappropriée ou abusive de la part de la société cible, de l’initiateur ou de porteurs de bloc de contrôle qui risqueraient de compromettre le choix des actionnaires minoritaires. La CVMO a présenté une liste non exhaustive de facteurs pouvant être pertinents aux fins de déterminer si une dispense est dans l’intérêt public, dont les suivants :

  • la nature et les circonstances de l’OPA;
  • la situation quant au contrôle de la société cible (la situation existante et toute évolution de celle-ci);
  • l’incidence de la concession ou du refus d’une dispense sur les actionnaires;
  • la conduite des porteurs de bloc de contrôle et toute participation ou tout intérêt spécial ou différent dans l’issue de l’OPA;
  • la conduite de la société cible et de son conseil;
  • la conduite de l’initiateur;
  • tout autre renseignement révélant la position des actionnaires de la société cible à l’égard de l’OPA.

Aucune justification de dispense dans le cas d’ESW

Ayant pris en considération ces facteurs, la CVMO est arrivée à la conclusion qu’il n’existait ni des circonstances exceptionnelles ni des cas de conduite inappropriée ou abusive pouvant justifier la concession d’une dispense à l’égard de l’obligation de dépôt minimal :

  • La CVMO a souligné le fait que la situation quant au contrôle d’Optiva était demeurée stable. Les trois porteurs de bloc d’actions avaient accumulé leurs participations bien avant qu’ESW lance son projet d’OPA et la situation quant au contrôle d’Optiva était évidente pour les actionnaires minoritaires. De plus, la CVMO a jugé important qu’il n’y ait eu aucune [traduction] « émission stratégique d’actions ni accumulation ou dilution d’actions, ni aucun autre changement ayant une incidence sur le contrôle des actionnaires en prévision de l’OPA ou depuis son annonce ». Par conséquent, les faits n’ont pas évoqué les problèmes d’abus présents dans les affaires Hecla Mining Company (Re) et Red Eagle (Re).
  • De plus, la CVMO a souligné que le régime de réglementation révisé reconnaissait que le fait d’accorder plus de poids aux porteurs de bloc de contrôle pouvait faire en sorte que des OPA ne soient pas présentées du tout ou que des actionnaires soient privés de la possibilité de réagir à une OPA. [traduction] « La nature du poids conféré à Maple Rock et à EdgePoint du fait de leurs participations en actions a été explicitement envisagée à la lumière des modifications apportées au régime de réglementation des OPA. »
  • La CVMO n’était pas préoccupée par le fait que Maple Rock et EdgePoint avaient toutes deux annoncé leur intention de ne pas déposer leurs actions en réponse à l’OPA. Elle a déclaré explicitement que tous les actionnaires avaient un pouvoir décisionnel à l’égard de leurs actions et du prix auquel ils étaient prêts à les vendre, et que la transparence des positions des actionnaires concernant une OPA pouvait accroître le choix des actionnaires et contribuer à améliorer la qualité globale de l’OPA.
  • La CVMO n’était pas convaincue que la dispense aurait un effet positif sur le choix des actionnaires. Même si le prix proposé dans le cadre de l’OPA représentait une prime importante, la concession d’une dispense à l’égard de l’obligation de dépôt minimal risquait de faire en sorte que les actionnaires se sentent poussés à déposer leurs actions pour éviter de se retrouver avec une participation dans une société encore plus illiquide et dont le contrôle aurait été encore davantage consolidé. Selon la CVMO, ce risque l’emportait sur le risque que le refus d’accorder la dispense limite injustement la possibilité pour des actionnaires de déposer leurs actions.
  • Enfin, la CVMO, à l’issue de son évaluation de la conduite d’ESW, de Maple Rock, d’EdgePoint et d’Optiva, est arrivée à la conclusion qu’aucune de ces sociétés n’avait eu de conduite qui pouvait être considérée comme inappropriée ou abusive. Même si les objectifs de Maple Rock et d’EdgePoint étaient semblables, la CMVO a confirmé le fait que les porteurs de bloc de contrôle étaient autorisés à coordonner leurs efforts dans la poursuite de leurs objectifs financiers comme investisseurs. Aucune de leurs actions ne pouvait être considérée comme la mise en commun d’objectifs ou d’efforts en vue de faire entrave à l’OPA d’ESW ou de contrôler ou d’influencer le conseil ou le comité spécial d’Optiva pour ce qui est de leur réponse à l’OPA; il n’y avait, de plus, aucune preuve d’un « intérêt conflictuel ou spécial ».

La CVMO s’est penchée sur la conduite d’Optiva, de son conseil et de son comité spécial, auxquels elle a donné (à peine) la note de passage.

  • En réponse à l’un des sujets de préoccupation soulevés, à savoir que les deux seuls membres du comité spécial chargé d’évaluer le projet d’OPA d’ESW avaient tous deux été proposés à l’élection au conseil par Maple Rock (l’un des actionnaires s’opposant à l’OPA), la CVMO a affirmé qu’il n’y avait aucune raison de conclure qu’ils n’avaient pas rempli leurs obligations, qu’ils avaient comme motivation de faire obstacle à l’OPA ou qu’ils avaient subi une influence inappropriée de la part de Maple Rock ou d’EdgePoint quant à l’exercice de leurs fonctions. On peut supposer que s’il y avait eu des preuves d’influence ou de motivation inappropriée, ce sujet important au niveau de la gouvernance aurait pu peser plus lourd.
  • La CVMO, lisant entre les lignes le régime de droits des actionnaires adopté par le comité spécial comme mesure tactique en réponse à l’OPA, a critiqué ce régime en notant que rien n’indiquait que le comité avait exploré des solutions de rechange stratégiques ou entamé un processus d’enchères, même si le régime était vraisemblablement censé faciliter celles-ci. Cependant, ESW n’ayant pas contesté le régime de droits comme mesure de défense tactique inappropriée, la CVMO était dans l’impossibilité d’effectuer un examen complet de la question.
  • Enfin, même si la CVMO a déclaré que les efforts initiaux du comité spécial d’Optiva [traduction] « pouvaient être décrits à juste titre comme des efforts de nature tactique » et a reconnu qu’Optiva avait pris des mesures pour réduire le contrôle et l’influence d’ESW, elle n’a pas jugé que la conduite d’Optiva constituait de l’abus ni qu’Optiva avait entravé de manière inéquitable ou inappropriée l’OPA d’ESW.

Points principaux à retenir

  • En général, les porteurs de bloc d’actions peuvent simplement répondre « non » à une OPA. L’obtention d’une dispense à l’égard de l’obligation de dépôt minimal ne sera possible que dans des circonstances exceptionnelles ou en présence d’une conduite inappropriée ou abusive compromettant le choix des actionnaires minoritaires. En l’absence de telles circonstances ou d’une telle conduite, il est clair, d’après la décision de la CVMO, que cette dernière n’interviendra pas pour neutraliser le droit de veto potentiel du porteur d’un bloc d’actions qui refuse de déposer ses actions en réponse à une OPA, même si sa non-intervention rend impossible la réussite de l’OPA.
  • L’obtention d’une dispense sera difficile sans être impossible. Compte tenu de l’importance primordiale accordée à la prévisibilité de l’application du régime révisé de réglementation des OPA, il ne sera pas facile d’obtenir une dispense de ses règles. Toutefois, la décision de la CVMO donne une indication des cas où il pourrait être possible d'en obtenir une. Par exemple, dans le cas de l’OPA, le porteur d’un bloc d’actions aurait très bien pu voir ses actions exclues aux fins de l’obligation de dépôt minimal :
    • s’il avait pris des mesures en vue d’influencer le conseil ou le comité spécial de la société cible;
    • s’il avait eu un intérêt conflictuel ou spécial incohérent avec les intérêts des autres actionnaires minoritaires;
    • s’il y avait eu une émission stratégique d’actions ou une accumulation ou dilution d’actions ou un autre changement ayant une incidence sur le contrôle des actionnaires en prévision de l’OPA.
  • La décision dans l’affaire Hecla régit toujours les émissions de titres en réponse à une OPA. Les motifs ne portent pas atteinte à la décision de la CVMO et de la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique dans l’affaire Hecla, laquelle établit les critères permettant de déterminer si une émission de titres en réponse à une OPA ou en prévision d’une OPA est acceptable. Même si le demandeur dans l’affaire Hecla ne l’a pas fait, les commissions ont déclaré qu’une partie pouvait demander une dispense qui lui permettrait d’exclure, aux fins de l’obligation de dépôt minimal, les titres émis dans le cadre d’un placement privé constituant une mesure tactique. Il était sous-entendu dans l’affaire Hecla que seuls les titres nouvellement émis seraient exclus, mais toute autre conduite inappropriée ou abusive de la part du porteur d’un bloc d’actions pourrait éventuellement entraîner l’exclusion de la totalité de sa participation en actions.
  • Les demandes de dispense futures nécessiteront probablement une audience en règle. En général, les demandes de dispense sont examinées et accueillies ou refusées par le personnel plutôt que par une formation constituée de membres d’une commission. Toutefois, étant donné que les initiateurs et les porteurs de bloc d’actions ont des intérêts opposés et que la décision de la CVMO ne comprend pas d’indications claires sur les cas où une dispense serait justifiée, nous nous attendons à ce que les futures demandes de dispense à l’égard de l’obligation de dépôt minimal doivent être examinées dans le cadre d’une audience en règle. Les demandes seront ainsi plus complexes, plus coûteuses et plus longues pour toutes les parties concernées, conséquences qui pourraient dissuader les initiateurs de poursuivre une OPA dans des circonstances semblables.

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