Les lignes directrices définitives du Bureau de la concurrence du Canada découragent les contrôles de propriété
Dans son étude de marché sur le secteur de l’épicerie de détail de 2023, le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») a soulevé des préoccupations quant à l’utilisation des contrôles de propriété visant des concurrents (c’est-à-dire des modalités dans les baux commerciaux ou des clauses restrictives relatives aux terrains) pour restreindre l’entrée de nouveaux magasins d’alimentation. Ces préoccupations ont conduit à la modification de la Loi sur la concurrence (la « Loi »), dont les nouvelles dispositions sont entrées en vigueur en décembre 2024. Les modifications étendent l’application des dispositions civiles interdisant les accords entre concurrents qui empêchent ou diminuent sensiblement la concurrence à certains types d’accords anticoncurrentiels entre non-concurrents (un accord entre un promoteur immobilier et le propriétaire d’un terrain adjacent ou entre un propriétaire et un locataire, par exemple).
Plus récemment, le Bureau a publié un projet de lignes directrices exposant sa position préliminaire en matière d’application de la loi relativement aux contrôles de propriété visant des concurrents. (Voir notre analyse du projet pour plus de contexte.) À la suite de la consultation publique tenue sur le projet de lignes directrices et de l’entrée en vigueur, en décembre 2024, des modifications susmentionnées touchant les dispositions civiles relatives aux accords anticoncurrentiels, le Bureau a publié la version définitive de ses lignes directrices, intitulées Les contrôles de propriété visant des concurrents et la Loi sur la concurrence.
Les lignes directrices définitives contiennent par rapport au texte préliminaire quelques modifications utiles qui clarifient le point de vue du Bureau sur certains aspects des dispositions pertinentes de la Loi. Toutefois, le Bureau a largement maintenu une position rigide en matière d’application de la loi aux contrôles de propriété visant des concurrents, même en dehors du secteur de l’épicerie. En outre, les lignes directrices définitives affirment une position encore plus ferme que celle adoptée par le Bureau dans le cadre de l’application de la Loi :
Les contrôles de propriété visant des concurrents peuvent soulever de nombreuses préoccupations en matière de concurrence. Cependant, ce ne sont pas tous les contrôles de propriété visant des concurrents qui remplissent les critères juridiques nécessaires pour soulever des problèmes relativement à la Loi sur la concurrence. Même si ces critères ne sont pas remplis, nous encourageons les entreprises à n’en faire usage que lorsqu’il est question d’accroître la concurrence. L’utilisation généralisée des contrôles de propriété visant des concurrents peut davantage compliquer la tâche aux entreprises qui cherchent à entrer sur de nouveaux marchés ou à se développer, réduisant ainsi les choix qui s’offrent aux Canadiens et Canadiennes.
Plus loin, le Bureau encourage « les locataires, les locateurs, les propriétaires fonciers et les anciens propriétaires fonciers à éliminer ou à modifier les contrôles de propriété visant des concurrents qui ne sont pas justifiés », ce qui s’applique « aussi bien aux contrôles de propriété visant des concurrents qui soulèvent des problèmes relativement à la Loi sur la concurrence qu’à ceux qui n’en suscitent pas ».
L’analyse qui suit porte plus particulièrement sur les positions du Bureau concernant l’application de la Loi aux contrôles de propriété.
Cadre des lignes directrices du Bureau
Tout comme dans ses lignes directrices préliminaires, le Bureau distingue les deux principaux types de contrôles de propriété suivants :
- Les clauses d’exclusivité. Modalités des baux commerciaux qui limitent l’utilisation des terrains ou d’autres locaux loués par les concurrents du locataire.
- Les clauses restrictives. Restrictions qui empêchent l’acheteur ou le propriétaire d’un bien immobilier commercial d’utiliser l’emplacement pour exploiter certains types d’entreprises ou de le louer à des exploitants de certains types d’entreprises qui sont en concurrence avec un propriétaire antérieur.
Les lignes directrices définitives contiennent une explication exhaustive des circonstances dans lesquelles un contrôle de propriété visant des concurrents peut être justifié, ce qui crée de la confusion entre la position politique du Bureau et ses lignes directrices concernant l’application de la Loi. Selon ces dernières, la question de savoir si le contrôle de propriété visant un concurrent est justifié est un « élément clé » de l’analyse du Bureau liée à l’application de la loi. Le Bureau est d’avis qu’un contrôle de propriété visant un concurrent est justifié par une raison proconcurrentielle crédible. À l’inverse, « les contrôles de propriété visant des concurrents qui limitent la concurrence plus qu’il n’est nécessaire ne sont pas justifiés ». Bien que l’idée ne soit pas toujours évidente dans l’ensemble des lignes directrices, celles-ci contiennent une clarification selon laquelle même « [s]’ils ne sont pas justifiés, cela ne signifie pas nécessairement qu[e les contrôles de propriété] répondent aux critères juridiques pour contrevenir à la Loi sur la concurrence ». Par ailleurs, il est indiqué dans les lignes directrices que lorsqu’il juge qu’un contrôle de propriété visant un concurrent est proconcurrentiel et justifié, le Bureau ne contestera pas le contrôle en vertu de la Loi.
Contrairement à leur version préliminaire, les lignes directrices définitives fournissent une indication des facteurs dont le Bureau tiendra compte pour déterminer si le contrôle de propriété d’un concurrent est justifié : la durée, la zone géographique et la portée des produits et services visés. Ces facteurs sont généralement conformes aux lignes directrices antérieures du Bureau concernant l’examen des accords anticoncurrentiels au regard des dispositions civiles, notamment les clauses de non-concurrence incluses dans les conventions de fusion.
Application des critères juridiques
Les lignes directrices laissent entendre que le Bureau enquêtera normalement sur les contrôles de propriété visant des concurrents en vertu des dispositions relatives à l’abus de position dominante ou des dispositions relatives à la collaboration anticoncurrentielle prévues par la Loi, ou de ces deux types de dispositions. Nous analysons ci après les critères juridiques applicables à chaque type de dispositions, ainsi que les lignes directrices du Bureau.
Abus de position dominante
Les dispositions relatives à l’abus de position dominante comportaient historiquement un critère à trois volets : (i) une entreprise dominante (ou un groupe d’entreprises conjointement dominantes), (ii) se livrant à une pratique d’agissements anticoncurrentiels, (iii) qui ont pour effet ou auront vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. À la suite des récentes modifications apportées à la Loi, pour que le Bureau ou une partie privée obtienne une ordonnance d’interdiction, il suffit d’établir le critère (i) et ou bien le critère (ii) ou bien le critère (iii). Les parties privées peuvent également demander le paiement d’une somme n’excédant pas le bénéfice tiré de la pratique contestée si ce critère à deux volets est rempli. Des mesures supplémentaires, notamment des sanctions administratives pécuniaires et des mesures jugées nécessaires pour rétablir la concurrence, sont ouvertes lorsque les trois éléments sont établis.
Les lignes directrices du Bureau contiennent des observations sur les trois éléments du critère, tels qu’ils s’appliquent aux contrôles de propriété visant des concurrents :
- Position dominante. La position dominante a toujours été définie en fonction de la puissance commerciale exercée par un concurrent dans un marché, et les affaires portées devant les tribunaux impliquaient habituellement des entreprises possédant des parts de marché bien supérieures à 50 %. Il est dit dans les lignes directrices du Bureau que les dispositions relatives à l’abus de position dominante « peuvent s’appliquer lorsqu’au moins l’une des parties concernées par le contrôle de propriété visant un concurrent dispose d’une puissance commerciale, y compris du fait du contrôle de propriété ». On fait aussi brièvement mention de la possibilité que des entreprises soient collectivement dominantes (circonstances appelées « position dominante conjointe »). Pour ce qui est du « marché » ciblé, le Bureau peut évaluer la position dominante au niveau local, régional ou sectoriel.
- Pratique d’agissements anticoncurrentiels. Pour l’application de la définition du terme « agissement anticoncurrentiel » prévue par la loi, le comportement doit être destiné à avoir un effet négatif visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent, ou à nuire à la concurrence. Selon l’explication de cet élément du critère donnée dans ses lignes directrices, le Bureau reconnaît que « toute justification favorable à la concurrence ou à l’amélioration de l’efficience pour justifier le comportement » peut servir à son évaluation. Étant donné qu’il présume que les contrôles de propriété visant des concurrents ont pour objet par nature de restreindre la concurrence, le Bureau affirme dans les lignes directrices « [qu’en] l’absence de preuve [d’un] type de justification favorable à la concurrence, nous serons portés à considérer les contrôles de propriété visant des concurrents utilisés par les entreprises dominantes comme étant des pratiques commerciales anticoncurrentielles ».
- Empêchement ou diminution sensible de la concurrence. Lorsqu’il évalue l’effet d’un contrôle de propriété visant un concurrent, le Bureau examine la question de savoir s’il aura vraisemblablement pour effet de créer, d’augmenter ou de protéger la puissance commerciale de l’une des parties, notamment en créant des barrières à l’entrée ou à l’expansion. Selon le Bureau, les facteurs à examiner sont la présence et l’efficacité d’autres concurrents, la disponibilité de biens immobiliers commerciaux et l’existence d’obstacles à l’entrée ou à l’expansion susceptibles d’être renforcés par le contrôle de propriété visant un concurrent. Enfin, on fait observer dans les lignes directrices définitives qu’un contrôle de propriété visant un concurrent peut créer, augmenter ou protéger la puissance commerciale d’une partie dans un marché « différent de celui où la cible [de l’enquête du Bureau] est dominante ». Bien que cet énoncé soit exact sur le plan juridique, on ne voit pas clairement comment le Bureau pense qu’il pourrait s’appliquer dans le contexte des contrôles de propriété visant des concurrents.
Il est également précisé dans les lignes directrices que dans la plupart des cas, le Bureau considérera la partie « qui a proposé le contrôle de propriété visant des concurrents ou qui en bénéficie » comme étant la partie susceptible de faire l’objet d’une enquête sur l’abus de position dominante. Cet énoncé limite utilement le périmètre des mesures d’application de la loi par le Bureau en vertu de cette disposition à la partie qui bénéficie des restrictions (par opposition à toutes les parties des accords en cause).
Bien que cela ne ressorte pas clairement des lignes directrices du Bureau, il convient de noter que ces dispositions ne s’appliqueront que si au moins une des parties au contrôle de propriété visant un concurrent est « dominante » dans un marché (seule ou avec d’autres). Les entreprises doivent noter que, selon le Bureau, le contrôle de propriété visant un concurrent peut créer un pouvoir de marché (et, par extension, une position dominante) et doivent examiner attentivement si elles sont susceptibles d’être considérées comme dominantes dans un marché local, régional ou sectoriel. Cependant, cet élément du critère juridique semble susceptible de constituer une limitation importante à l’application des dispositions relatives à l’abus de position dominante au contrôle de propriété visant un concurrent.
Accords anticoncurrentiels
Les dispositions civiles relatives aux accords anticoncurrentiels interdisent (i) les accords entre concurrents qui empêchent ou diminuent sensiblement la concurrence ou auront vraisemblablement cet effet et (ii) les accords entre non-concurrents (comme les baux commerciaux) lorsque a) « l’un des objets importants de l’accord ou de l’arrangement – ou d’une partie de celui-ci – est d’empêcher ou de diminuer la concurrence dans un marché » et que b) l’accord ou l’arrangement empêche ou diminue sensiblement la concurrence dans un marché ou aura vraisemblablement cet effet. Bien qu’elles ne soient pas au centre des lignes directrices du Bureau sur les contrôles de propriété visant des concurrents, des dispositions pénales supplémentaires interdisent les accords entre concurrents en vue de fixer les prix, de répartir les marchés ou de restreindre l’offre de biens ou de services.
En vertu des dispositions civiles relatives aux accords anticoncurrentiels, le Bureau ou une partie privée peut demander des ordonnances interdisant la poursuite de la mise en œuvre de l’accord, exigeant le paiement de sanctions administratives pécuniaires et obligeant une partie à prendre toute autre mesure nécessaire pour rétablir la concurrence. Comme c’est le cas avec les dispositions relatives à l’abus de position dominante, les parties privées peuvent également demander le paiement d’une somme n’excédant pas le bénéfice tiré du comportement contesté.
Le Bureau fournit des indications limitées quant à l’application de ces dispositions aux contrôles de propriété visant des concurrents. Il fait remarquer que les contrôles de propriété visant des concurrents ne sont « généralement » pas conclus entre concurrents et qu’il devra donc démontrer que le contrôle de propriété constituait l’objet d’une partie importante de l’accord et aurait pour effet de nuire à la concurrence. Le Bureau indique qu’il se concentrera sur la question de savoir si l’accord a pour effet de nuire à la concurrence; si tel est le cas, il s’attend à ce que l’accord soulève des questions au regard de la disposition civile, car « si un accord a pour effet de nuire à la concurrence, il est alors vraisemblable que l’objet d’une partie importante de l’accord soit de nuire à la concurrence ». Cet aspect de la position du Bureau est semblable à son analyse de l’intention quant à l’élément « pratique d’agissements anticoncurrentiels » des dispositions relatives à l’abus de position dominante. En l’occurrence, toutefois, les lignes directrices n’abordent pas expressément la manière dont une justification proconcurrentielle peut influer sur l’évaluation que fait le Bureau de ce qui constitue ou non l’objet d’une partie importante de l’accord établissant le contrôle de propriété. Il convient également de noter que la position du Bureau à cet égard n’a pas encore été mise à l’épreuve dans le cadre d’une audience de contestation devant le tribunal.
Toujours selon les lignes directrices, le Bureau considérera généralement toutes les parties à un accord anticoncurrentiel comme les cibles potentielles d’une enquête, mais il pourra demander à différentes parties d’appliquer des mesures correctives différentes, en fonction des circonstances. Le Bureau ne donne pas plus de précisions sur la manière dont il évaluera l’effet de l’accord contesté. En revanche, les concepts qu’exposent les lignes directrices en ce qui a trait à l’évaluation des effets sur la concurrence pour l’application des dispositions relatives à l’abus de position dominante seront probablement pertinents.
Conséquences
Une semaine après la publication de ses lignes directrices définitives, le Bureau a publié un communiqué et un précis d’information annonçant qu’il « surveillait » les engagements récents de Loblaw, important détaillant canadien de produits alimentaires, envers l’élimination de certains contrôles de propriété au Canada. En juin 2024, le Bureau a annoncé qu’il avait obtenu des ordonnances judiciaires pour faire avancer ses enquêtes sur l’utilisation des contrôles de propriété par Loblaw et Sobeys (autre grand détaillant canadien de produits alimentaires) à Halifax. Or, le plus récent précis d’information du Bureau ne lie pas les engagements récents de Loblaw à cette enquête ni à quelque accord que ce soit entre le Bureau et Loblaw en vue de résoudre les préoccupations du Bureau. Les engagements publics de Loblaw semblent néanmoins destinés à répondre aux préoccupations du Bureau et pourraient refléter l’influence de la position ferme du Bureau sur les contrôles de propriété visant des concurrents ainsi que le point de vue de Loblaw sur les critères juridiques applicables.
Nous avons également constaté que certaines provinces ont pris des mesures pour limiter l’utilisation des contrôles de propriété visant des concurrents. Le gouvernement du Manitoba, par exemple, a récemment adopté la Loi sur les instruments de contrôle de biens fonds visant des épiceries et des supermarchés, selon laquelle les personnes bénéficiant actuellement d’un instrument de contrôle d’un bien fonds qui restreint l’usage du bien fonds à titre d’épicerie ou de supermarché au Manitoba sont tenues d’enregistrer l’instrument de contrôle. Si ces instruments de contrôle ne sont pas enregistrés dans le délai imparti, ils seront automatiquement annulés, et même les instruments de contrôle enregistrés pourront être contestés par la suite. Il est possible que le Bureau préconise et appuie ce type de réformes législatives provinciales, qui semblent conformes aux politiques qu’il défend et pourraient combler ce qu’il considère comme des lacunes dans la Loi.
Globalement, les politiques que soutient le Bureau sont énoncées clairement dans ses lignes directrices définitives, même si son approche quant à la contestation des contrôles de propriété visant des concurrents en vertu de la Loi l’est moins. Nous nous attendons donc à ce que ces questions demeurent une priorité du Bureau à court terme en matière d’application de la loi (et de défense des intérêts).