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Combler la faille juridique : le gouvernement élargit le champ d’application de la législation contre le blanchiment d’argent du Canada

Auteurs : Jack Franklin, Zain Rizvi et Gillian R. Stacey

Le gouvernement fédéral du Canada a tenu sa promesse d’étendre son régime de lutte contre le blanchiment d’argent (la « LBA ») aux plateformes de sociofinancement et à certains fournisseurs de services de paiement (les « FSP ») qui, jusqu’ici, n’étaient pas visés par la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (la « LRPCFAT »).

Donnant suite à son intention confirmée de renforcer le régime de LBA du pays, le gouvernement a approuvé des modifications au règlement (le « Règlement modificatif ») pris en application de la LRPCFAT, qui entérinent l’essentiel des décrets temporaires pris en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence (les « décrets d’urgence ») en début d’année. Le Règlement modificatif, entré en vigueur le 5 avril 2022, modifie considérablement la réglementation qui s’applique aux entreprises de technologie financière exerçant leurs activités dans le secteur des paiements au Canada.

Règlement modificatif

Le Règlement modificatif élargit le champ d’application de la LRPCFAT pour y inclure particulièrement les services de plateforme de sociofinancement, définis comme suit : « La fourniture et la maintenance d’une plateforme de sociofinancement destinée à être utilisée par d’autres personnes ou entités afin de recueillir des fonds ou de la monnaie virtuelle pour leur propre compte ou au bénéfice de personnes ou entités qu’elles désignent. » Les entreprises fournissant de tels services qui, jusqu’ici, n’étaient pas assujetties à la LRPCFAT, se voient maintenant imposer d’importantes obligations de déclaration et de conformité en plus d’être soumises à la surveillance, en ce qui a trait à la réglementation, du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (« CANAFE »).

De plus, le Règlement modificatif a abrogé la partie de la définition de « télévirement » qui excluait les télévirements « effectués au moyen d’une carte de crédit ou de débit ou au moyen d’un produit de paiement prépayé si le bénéficiaire [avait] conclu avec le fournisseur de services de paiement un accord permettant le paiement de biens et services à l’aide d’un tel moyen ». L’exclusion s’applique toujours, cependant, à certaines entités financières et à certains casinos, mais les « entreprises de services monétaires » (les « ESM ») auront dorénavant des obligations de déclaration et de conformité à l’égard des opérations effectuées au moyen d’une carte de crédit ou de débit ou d’un produit de paiement prépayé.

Retrait de directives antérieures

Les décrets d’urgence imposaient expressément des obligations en matière de LBA à la fois aux plateformes de sociofinancement et aux entités effectuant certaines fonctions stipulées (c’est-à-dire, les FSP). Le Règlement modificatif, pour sa part, ne nomme explicitement que les services de plateforme de sociofinancement comme services prescrits qui, dans la mesure où ils sont fournis par une entité, feraient de celle-ci une ESM assujettie à la LRPCFAT.

Toutefois, le 27 avril 2022, le CANAFE a également retiré son Interprétation de politique 7670 (l’« IP 7670 »), qui prévoyait une exemption à la LRPCFAT – fréquemment invoquée – dans le cas de transferts de fonds constituant le « corollaire » d’un autre service fourni. Selon l’IP 7670, les entités dont les activités de remise ou de transmission de fonds ne sont qu’un corollaire du service réel qu’elles fournissent (le traitement des paiements, par exemple), n’étaient pas considérées comme des ESM aux fins de la LRPCFAT. Ces entités comprenaient les FSP fournissant des services de paiement directement aux commerçants au nom de leurs clients. En raison du retrait de l’IP 7670, les FSP qui ont un établissement au Canada ou dont les services s’adressent à des personnes ou à des entités au Canada et qui exercent par ailleurs des activités d’ESM sont dorénavant assujettis à l’ensemble des exigences en matière de LBA imposées aux ESM.

Incidence sur les plateformes de sociofinancement et les FSP

Par suite de ces changements, les plateformes de sociofinancement et les FSP qui exercent des activités d’ESM doivent maintenant

  • s’inscrire auprès du CANAFE;
  • établir et mettre en œuvre un programme de conformité;
  • respecter les exigences en matière de connaissance du client, dont la vérification de l’identité des personnes et des entités effectuant certaines activités et opérations;
  • tenir certains documents, à l’égard, notamment, des opérations effectuées et de l’identité des clients;
  • déclarer certaines opérations au CANAFE.

En outre, le Règlement modificatif impose d’autres obligations précises aux plateformes de sociofinancement. Ainsi, celles-ci doivent tenir des documents sur les personnes ou les entités à qui elles fournissent des services et sur les objectifs des collectes de fonds ou de monnaie virtuelle, et doivent vérifier l’identité de toute personne à qui elles fournissent des services de sociofinancement ou qui fait un don de 1 000 $ ou plus par l’entremise de leur plateforme.

Incertitude future

S’il est clair que les plateformes de sociofinancement et les FSP qui pouvaient jusqu’ici se prévaloir de l’exemption prévue par l’IP 7670 sont maintenant assujetties à la LRPCFAT, le champ d’application futur de la LRPCFAT est moins clair depuis l’adoption du Règlement modificatif et les mises à jour correspondantes de la politique du CANAFE.

En effet, dans les articles de la LRPCFAT s’appliquant aux ESM, il est précisé que cette loi s’applique aux personnes et aux entités qui « se livrent à la fourniture » de l’un des services d’ESM stipulés.1 L’IP 7670 faisait la lumière sur les situations où, selon le CANAFE, une entité fournissant des services qui auraient normalement été visés par la LRPCFAT n’était pas considérée comme « se livrant à la fourniture » de services d’ESM et ne serait donc pas assujettie aux exigences de la LRPCFAT. Il reste à voir si, par suite des récents changements, les facilitateurs de paiement et les autres fournisseurs de services faisant partie de la chaîne de paiement qui ne participent pas directement au traitement de fonds seront inclus dans le champ d’application élargi de la législation visant les ESM. Il sera désormais nécessaire de procéder à une analyse minutieuse pour déterminer les obligations de chacun des participants à une chaîne de paiement. Même si le CANAFE a précisé avoir l’intention de publier des directives mises à jour dans un proche avenir, les entreprises de paiement qui se trouvent actuellement dans une zone floue en ce qui concerne l’interprétation des dispositions de la LRPCFAT ont un choix difficile à faire : attendre les directives, au risque d’être en situation de non-conformité, ou s’inscrire dès maintenant, peut-être inutilement.

Il y a aussi la question de savoir comment coexisteront le Règlement modificatif et la nouvelle Loi sur les activités associées aux paiements de détail (la « LAAPD »), qui a été promulguée, mais dont l’entrée en vigueur n’aura lieu qu’une fois la réglementation connexe adoptée. La LAAPD vise à mettre en place un cadre de surveillance de la conformité à la réglementation pour l’écosystème des paiements de détail au Canada (voyez notre bulletin sur la LAAPD). À l’entrée en vigueur de la LAAPD, la surveillance de son application et son administration seront prises en charge par la Banque du Canada (« Banque »). Il est prévu que la LAAPD imposera des obligations aux FSP (dont celles de s’inscrire auprès de la Banque et de mettre en place un cadre de gestion des risques opérationnels), dont certaines semblent coïncider avec celles de la LRPCFAT. Par conséquent, il est difficile de savoir dans quelle mesure le Règlement modificatif traduit la décision du gouvernement de transférer une partie de la responsabilité quant à la réglementation de l’écosystème des paiements de détail de la Banque au CANAFE et ce, de façon temporaire ou permanente.

Tant les conseillers juridiques que les entreprises du secteur des paiements devront attendre la publication de directives supplémentaires pour obtenir des éclaircissements sur la portée et l’ensemble des conséquences du Règlement modificatif et sur la façon dont les nouvelles exigences seront harmonisées avec d’autres lois que le gouvernement fédéral est en train d’élaborer.

1 Dans la LRPCFAT, il est entendu par « ESM », notamment, toute entité qui « se livre à la fourniture » de l’un des services suivants : (i) des opérations de change, (ii) des remises de fonds ou transmissions de fonds, (iii) l’émission ou le rachat de titres négociables, ou (iv) le commerce de monnaie virtuelle.

Personnes-ressources

Léon H. Moubayed
Léon H. Moubayed

Associé

514.841.6461 | 416.863.5582

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