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Utilisation des swaps : la commission des valeurs mobilières de l’Alberta juge les swaps sur rendement total abusifs

Auteurs : Patricia L. Olasker et Jordan Lavi

La commission des valeurs mobilières de l’Alberta (« CVMA ») a indiqué dans sa décision récente (en anglais) que certaines façons de faire d’entités de Brookfield (« Brookfield ») et certaines informations communiquées par celles-ci en lien avec l’offre publique d’achat (l’« OPA ») hostile de Brookfield visant Inter Pipeline Ltd. (« IPL ») étaient manifestement abusives à l’égard des actionnaires d’IPL et des marchés financiers et, par conséquent, contraires à l’intérêt public. La CVMA a sanctionné l’utilisation par Brookfield de swaps sur rendement total réglés en espèces en portant de 50 % à 55 % l’obligation de dépôt minimal d’actions en réponse à son OPA. Il s’agit de la première fois qu’une autorité de réglementation des valeurs mobilières du Canada rajuste l’obligation de dépôt minimal depuis la mise en œuvre, en 2016, du nouveau régime régissant les offres d’achat. La décision, rendue le 12 juillet 2021, a des répercussions importantes sur l’utilisation de dérivés par les initiateurs; cependant, sa portée ne sera pas claire tant que la CVMA n’en aura pas publié les motifs.

Contexte

Brookfield a commencé à acquérir des actions d’IPL en mars 2020. Entre juin et octobre 2020, elle a également conclu des swaps sur rendement total réglés en espèces (les « SRT ») avec la Banque de Montréal (« BMO »). Les SRT ont procuré à Brookfield une exposition financière à IPL semblable à celle qui est rattachée à la propriété d’actions d’IPL, mais sans lui conférer la propriété véritable des actions sous-jacentes. Étant donné que la participation en actions d’IPL détenue en propriété véritable par Brookfield était inférieure à 10 %, celle-ci n’était pas tenue, selon la réglementation sur le système d’alerte, de déclarer ni sa participation en actions ni sa position sur dérivés. Par conséquent, le 10 février 2021, lorsque Brookfield a annoncé son intention de lancer une offre publique d’achat non sollicitée visant IPL, elle a surpris les participants au marché en révélant qu’elle détenait déjà environ 9,75 % des actions en circulation d’IPL, en plus d’une exposition financière à une autre tranche de 9,9 % d’actions par l’entremise de ses SRT.

Le 18 février 2021, IPL a annoncé qu’elle mettait en œuvre un processus d’examen stratégique. Peu après, elle a adopté un régime de droits des actionnaires supplémentaire. Selon ce régime, les intérêts dans des dérivés comme les SRT sont traités comme des droits de propriété véritables sur les actions sous-jacentes aux fins du seuil de 20 % déclenchant les dispositions du régime de droits. L’adoption de ce régime a eu pour effet d’empêcher Brookfield d’acquérir de nouvelles actions d’IPL ou de nouvelles expositions à des actions d’IPL par l’entremise de swaps, mais n’a pas fait obstacle à son OPA visant IPL.

Le 1er juin 2021, IPL a annoncé la signature d’un accord d’échange d’actions à parité avec Pembina Pipeline Corporation (« Pembina ») comportant une prime implicite d’environ 17,8 % par rapport à l’offre de Brookfield. L’accord prévoyait le versement d’une indemnité de rupture de 350 millions de dollars (ou 4,2 %) à Pembina en cas d’échec. Brookfield a réagi en rehaussant son offre, puis a déposé une demande auprès de la CVMA pour contester les mesures d’IPL qu’elle considérait comme des tactiques défensives inappropriées et pour demander à la CVMA de rendre des ordonnances en vue d’interdire les opérations liées au régime de droits et l’opération avec Pembina et d’empêcher le versement de l’indemnité de rupture. IPL et Pembina ont alors présenté une demande reconventionnelle en vue d’obtenir de la CVMA des ordonnances stipulant que les actions visées par les SRT sont réputées appartenir en propriété véritable à Brookfield et sont ainsi exclues aux fins de l’obligation de dépôt minimal, que les droits de vote rattachés aux actions visées par les SRT sont réputés exercés pour et contre l’opération de Pembina selon les mêmes proportions que les droits de vote rattachés aux actions détenues par les actionnaires autres que Brookfield, et que l’OPA de Brookfield est suspendue.

Indemnité de rupture

Brookfield soutenait que l’indemnité de rupture constituait une tactique défensive inappropriée, qu’IPL et Pembina en avaient convenu à la suite d’un processus défectueux ayant injustement fait pencher la balance en faveur de Pembina, et que le montant de l’indemnité était excessif dans les circonstances. IPL et Pembina ont répondu que l’indemnité se situait dans la fourchette habituelle de 2 % à 5 % et qu’elle était nécessaire pour attirer Pembina comme chevalier blanc et ainsi accroître la valeur revenant aux actionnaires d’IPL. Comme on pouvait s’y attendre, la CVMA a rejeté l’objection de Brookfield concernant l’indemnité de rupture.

Régime de droits

Brookfield a demandé à la CVMA d’interdire les opérations liées au régime de droits au motif que le processus d’examen stratégique d’IPL était terminé et que le régime de droits n’avait donc plus d’objet valable. Le personnel de la CVMA a appuyé la position d’IPL et de Pembina contestant cette demande de Brookfield en affirmant que le régime de droits ne limitait pas le choix des actionnaires, mais le préservait plutôt, en empêchant Brookfield d’être en mesure d’exercer un contrôle négatif en augmentant sa participation en actions (vraisemblablement en supposant que les actions sous-jacentes aux SRT étaient sous l’emprise de Brookfield et que, en l’absence d’un régime de droits, Brookfield allait pouvoir acquérir le contrôle de près de 25 % des droits de vote). De plus, même s’il n’était pas prévu de soumettre le régime de droits à l’approbation des actionnaires, le fait qu’il a expiré le lendemain du vote sur l’opération de Pembina pouvait faire en sorte que ce vote soit considéré comme un vote sur le régime de droits. La CVMA a refusé d’interdire les opérations liées au régime de droits.

Swaps réglés en espèces

Dans sa décision, la CVMA n’a pas mis l’accent sur la réclamation de Brookfield, mais plutôt sur la demande reconventionnelle d’IPL concernant l’utilisation des SRT par Brookfield. IPL et Pembina ont soutenu que l’utilisation des SRT par Brookfield lui avait permis de contourner les exigences de déclaration de la réglementation sur le système d’alerte, conçues dans le but de permettre aux conseils d’administration, aux acquéreurs concurrents potentiels et aux actionnaires d’évaluer une OPA éventuelle et de s’y préparer. IPL et Pembina ont également laissé entendre que BMO, qui était à la fois la contrepartie aux SRT et une société membre du groupe du conseiller financier de Brookfield, était incitée à exercer les droits de vote rattachés aux actions sous-jacentes aux SRT contre l’opération de Pembina et à déposer ces actions en réponse à l’offre de Brookfield, du fait que la société de son groupe avait droit à une commission de 15 millions de dollars si l’offre était fructueuse, et du fait que Brookfield est l’une des sociétés les plus importantes et les plus influentes au Canada. Enfin, IPL et Pembina ont affirmé que les communiqués de presse et les autres informations publiés par Brookfield, dans lesquels elle a présenté en les regroupant ses participations en actions et ses intérêts financiers dans IPL et déclaré que ceux-ci, globalement, représentaient 19,65 % des actions en circulation et en faisaient le plus important investisseur dans IPL, étaient trompeurs, portaient à confusion et dissuadaient d’autres initiateurs potentiels de présenter une offre. Brookfield a fait valoir qu’elle s’était conformée à tous égards aux exigences de déclaration de la réglementation sur le système d’alerte, puisqu’elle ne pouvait exercer aucun des droits de vote rattachés aux actions sous-jacentes aux SRT ni aucune influence sur l’exercice de ces droits de vote, et que son utilisation des SRT pour assurer le maintien de sa participation en actions sous le seuil des 10 % fixé par la réglementation sur le système d’alerte n’était aucunement inappropriée.

Il est évident que le panel d’experts de la CVMA avait de sérieuses réserves quant à l’utilisation des SRT par Brookfield et à l’information communiquée sur ceux-ci, jugeant, en effet, qu’elles [traduction] « étaient manifestement abusives à l’égard des actionnaires d’IPL et des marchés financiers et, par conséquent, contraires à l’intérêt public ». De plus, le panel d’experts a constaté que [traduction] « l’information limitée communiquée par Brookfield concernant les [SRT] avait eu un effet défavorable sur les actionnaires d’IPL et sur le processus des offres d’achat d’IPL ». La CVMA a déterminé qu’elle n’était pas en mesure de restreindre l’exercice par la contrepartie aux SRT des droits de vote rattachés aux actions sous-jacentes aux SRT à l’égard de l’opération de Pembina, mais a rendu des ordonnances en vue :

  • de porter de 50 %, seuil fixé par la réglementation, à 55 % l’obligation de dépôt minimal d’actions en réponse à l’OPA de Brookfield;
  • d’obliger Brookfield à déclarer i) le nom de la contrepartie aux SRT; ii) les dates des accords sur les swaps conclus avec la contrepartie aux SRT conformément aux exigences de l’International Swaps and Derivatives Association; iii) les dates des opérations sur swaps par lesquelles Brookfield a acquis ses intérêts financiers dans les actions d’IPL; iv) certains renseignements précis concernant ses relations commerciales avec la contrepartie aux SRT; et v) l’existence de la commission payable à BMO à la réalisation de son OPA, le montant de celle-ci et les conditions préalables à son versement, tels qu’ils sont précisés dans la lettre-contrat intervenue entre BMO Nesbitt Burns Inc. et Brookfield.

Questions soulevées par les ordonnances

Dans l’attente de la publication des motifs de la décision de la CVMA, deux questions demeurent :

  • Dans quels cas l’utilisation de swaps et l’information communiquée sur ceux-ci sont-elles jugées abusives? Bien sûr, les avocats et les banquiers passeront au crible les motifs de la décision dès que ceux-ci seront publiés afin de déterminer les incidences de l’utilisation de swaps de rendement total réglés en espèces – assez courante, d’ailleurs, au Canada. Il semble clair que la CVMA n’a pas jugé que Brookfield et la contrepartie aux swaps agissaient de concert ni que Brookfield avait la propriété véritable réputée des actions d’IPL détenues par la contrepartie aux swaps. Elle n’a pas non plus conclu que Brookfield avait manqué à ses obligations selon la réglementation sur le système d’alerte. Il sera donc intéressant de voir quels éléments de l’utilisation des SRT et de l’information communiquée sur ceux-ci ont amené la CVMA à conclure à une situation d’abus. Était-ce le risque que la contrepartie aux swaps soit influencée par sa relation avec Brookfield, ou le fait que la banque d’investissement membre de son groupe aurait droit à une commission à la réalisation de l’OPA? Un cloisonnement éthique entre la banque et sa banque d’investissement n’aurait-il pas permis de régler cette question? Ou était-ce le fait que Brookfield a acquis une participation en actions d’IPL se rapprochant, tout en demeurant en deçà, du niveau de participation qui aurait exigé une déclaration de sa part selon la réglementation sur le système d’alerte, y compris à l’égard de ses intérêts financiers? Si tel est le cas, quelles sont les incidences de cette façon de faire – quand même très courante – pour les autres participants au marché? Ou encore était-ce le fait que dans ses communiqués de presse et autres informations, Brookfield a souvent regroupé ses participations en actions et ses intérêts financiers dans IPL de façon à ce qu’ils représentent au total une participation économique de 19,65 %, ce qui, selon IPL, a semé la confusion sur le marché et a eu un effet dissuasif sur les autres initiateurs potentiels? La décision soulève de nombreuses questions et une grande incertitude pèsera sur les participants au marché à l’égard des swaps jusqu’à ce que ses motifs soient publiés.
  • Le « dépôt vide » est-il un nouveau fléau? Dans sa décision orale, la CVMA a fait remarquer qu’elle fixait l’obligation de dépôt minimal à 55 % en réponse aux préoccupations relatives au « vote vide ». Même si, selon la preuve présentée, BMO n’avait pas l’intention d’exercer les droits de vote rattachés aux actions sous-jacentes aux SRT pour ou contre l’opération de Pembina, il n’était pas possible de savoir si BMO allait déposer les actions sous-jacentes aux SRT en réponse à l’offre de Brookfield. Le terme « dépôt vide » est peut-être plus exact que le terme « vote vide », car le panel d’experts s’inquiétait manifestement de la possibilité qu’une partie dépose ses actions dans un contexte où ses intérêts financiers différaient de ceux des autres actionnaires de l’émetteur. Il sera utile d’examiner les facteurs précis qui ont amené le panel d’experts à fixer l’obligation de dépôt minimal à 55 %.

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