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Super priorité ou super pouvoirs? La CAF statue que l’ARC peut percevoir une créance pour TPS non versée sur le paiement à un tiers d’un prêt garanti

Auteurs : Christian Lachance, Élisabeth Robichaud et Ariane Hunter-Meunier

Dans l’arrêt publié en anglais The Toronto-Dominion Bank v Queen (2020 CAF 80), la Cour d’appel fédérale (la « CAF ») a confirmé la décision de la Cour fédérale (la « CF ») et a jugé que la loi impose au créancier garanti l’obligation de payer l’Agence du revenu du Canada (l’« ARC ») pour la dette fiscale d’un emprunteur non lié, puisque le créancier garanti a reçu le produit découlant de la disposition d’une propriété de l’emprunteur qui était réputée détenue en fiducie par l’État en vertu de la Loi sur la taxe d’accise (la « LTA »). Des préoccupations pratiques ont été soulevées par l’Association des banquiers canadiens, à l’effet notamment que la créance de l’ARC pour TPS non versée puisse subsister un certain temps tandis que le créancier garanti demeure potentiellement responsable de la dette d’un tiers. La CAF a néanmoins confirmé que la fiducie présumée confère une super priorité absolue, qui a préséance sur les créanciers garantis.

Contexte

La Banque Toronto-Dominion (la « Banque ») a prêté des sommes à un nouveau client (le « Débiteur »), garanties par une propriété du Débiteur (la « Propriété »). Au moment où le prêt a été émis, le Débiteur avait perçu, mais non versé, 67 854$ en TPS (la « Dette fiscale ») à l’égard de fournitures effectuées en tant que propriétaire unique, ce qui n’a pas été porté à l’attention de la Banque. Quelques mois plus tard, le Débiteur a vendu la Propriété et a émis des chèques à la Banque en remboursement des sommes prêtées. Quelques années plus tard, invoquant la fiducie présumée en sa faveur, l’État a réclamé à la Banque un montant égal à la Dette fiscale.

En vertu de la LTA, tout montant perçu par une personne au titre de la TPS est réputé être détenu par cette personne en fiducie pour l’État, malgré tout droit garanti le visant, à l’exclusion toutefois d’un prêt hypothécaire préexistant, jusqu’à ce que le montant soit versé à l’ARC ou retiré sous la forme d’un crédit de taxe sur les intrants ou d’une déduction de la taxe nette. Cette fiducie présumée se fonde sur la relation mandant-mandataire entre l’État et les fournisseurs inscrits, suivant laquelle les montants de TPS perçus par les fournisseurs n’entrent pas dans leur patrimoine.

Si la TPS perçue n’est pas versée à l’ARC, les biens de la personne (et les biens détenus par ses créanciers garantis), y compris le produit découlant de ces biens, d’une valeur égale à la TPS non versée, sont réputés être la propriété de l’État, par priorité sur tout droit en garantie.

Au cœur du litige était la question de savoir si l’ARC pouvait exiger de la Banque qu’elle lui paie la Dette fiscale à même la partie du produit de disposition de la Propriété reçue en remboursement du prêt, compte tenu que la garantie sur la Propriété sécurisant ce prêt a été accordée à un moment où la Dette fiscale existait déjà, créant ainsi une priorité ayant préséance sur les droits garantis de la Banque.

La décision de la CAF

Appliquant une analyse textuelle, contextuelle et téléologique de l’article 222 de la LTA, la CAF a rejeté l’appel, concluant que la fiducie présumée créait une super priorité à l’égard de la Propriété en faveur de l’État. De ce fait, la loi imposait à la Banque l’obligation de payer la Dette fiscale du Débiteur sur le produit de disposition de la Propriété. Se penchant sur les trois questions soulevées par la Banque, la CAF a conclu que :

  1. La fiducie présumée ne nécessite pas qu’un événement déclencheur survienne pour prendre effet – en effet, bien que des événements déclencheurs étaient jadis inclus dans la loi, cette exigence a été par la suite retirée.
  2. Les créanciers garantis ne peuvent se prévaloir de la défense de l’« acquéreur de bonne foi et à titre onéreux », puisque cette défense rendrait nulle la fiducie présumée – restreignant conséquemment l’interprétation contraire effectuée par la Cour suprême du Canada (la « CSC ») dans l’affaire First Vancouver Finance c. M.R.N. (2002 CSC 49).
  3. Le fait que les droits garantis de la Banque n’aient pas été créés et accordés dans le cadre d’une opération de financement de l’entreprise du Débiteur n’est pas pertinent pour l’application de la fiducie présumée.

La CAF a également abordé brièvement les préoccupations pratiques de l’Association des banquiers canadiens. Bien que la CAF ait reconnu que son interprétation de l’article 222 de la LTA puisse se traduire par des circonstances quelque peu fâcheuses pour les créanciers garantis, elle a néanmoins établi que la LTA est claire quant à l’intention du législateur de donner priorité aux réclamations de l’État à l’égard de TPS non versée au détriment des créanciers garantis. Selon la CAF, d’un point de vue de politique législative, la « priorité absolue » créée par la fiducie présumée a été conférée à l’État en contrepartie toutefois que cette priorité ne survive pas lorsque sont entreprises des procédures sous la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI ») ou la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »). La CAF a également avancé que les créanciers garantis ont [TRADUCTION] « une certaine capacité à gérer le risque posé par les fiducies présumées ». Par exemple, ils [TRADUCTION] « peuvent identifier des emprunteurs à risque plus élevé (ce qui peut inclure des personnes exploitant des entreprises individuelles), exiger des emprunteurs qu’ils fournissent des preuves de conformité fiscale, ou exiger des emprunteurs qu’ils fournissent une autorisation permettant au prêteur de vérifier auprès de l’Agence du revenu du Canada s’il existe des dettes de TPS en souffrance connues de l’Agence ».

Points à retenir

Ne pouvant invoquer à leur avantage la défense de l’acquéreur de bonne foi et à titre onéreux, les créanciers garantis doivent faire face à l’incertitude découlant d’une éventuelle super priorité cachée ou inconnue de l’État. En raison de la nature privée et confidentielle des informations fiscales sur lesquelles repose une telle super priorité, les créanciers garantis ne peuvent qu’atténuer le risque d’une dette fiscale préexistante à l’égard de TPS/TVH non versée, sans toutefois pouvoir le neutraliser entièrement. De plus, bien qu’une telle mitigation du risque soit possible par le biais de différents mécanismes, tels que la demande de conditions ou de garanties supplémentaires, ceux-ci peuvent s’avérer laborieux pour les parties ou tout simplement inefficaces.

Dans ces circonstances, les créanciers garantis peuvent être tentés, en dernier recours, de se tourner vers des procédures de faillite et insolvabilité ou de sauvetage d’entreprise. En effet, tel que confirmé par la CAF, la cession des biens d’un débiteur fiscal au profit de ses créanciers en vertu de la LFI ou de la LACC a pour effet d’éteindre la fiducie présumée, avec pour résultat de transformer la dette de l’État en une créance ordinaire non garantie1. Dans une telle situation, un créancier garanti ne serait pas responsable de la dette de TPS du débiteur fiscal sur le produit d’un droit en garanti, nonobstant qu’une réclamation puisse avoir été déposée par l’ARC contre le créancier garanti avant la faillite ou l’arrangement en vertu de la LACC, tel que confirmé récemment par la CSC dans Callidus Capital Corp. c. Canada (2018 CSC 47). Vous trouverez notre résumé du jugement ici.

1 Sans qu’il n’y ait de saisie-arrêt renforcée en vertu de 317(3) de la LTA (voir Québec (Revenu) c. Caisse populaire Desjardins de Montmagny, 2009 CSC 49) ou toute autre circonstance extraordinaire.

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