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Obligations des administrateurs et meilleures pratiques de gouvernance dans le contexte de la pandémie de COVID-19

Auteur : Jennifer F. Longhurst

La pandémie de COVID-19 pose de nombreux défis inédits pour les administrateurs, qui doivent à la fois s’acquitter de leurs responsabilités de surveillance et s’en remettre à la direction pour la gestion des opérations quotidiennes. Il peut être difficile pour les administrateurs de trouver l’équilibre entre ces deux obligations, car l’incidence de la crise actuelle sur les sociétés et les risques qu’elle comporte pour leurs activités, leur situation financière et leurs parties prenantes continuent d’évoluer et restent très incertains. La difficulté peut être aggravée par le fait que, depuis un an, de nombreux participants du marché soulignent la nécessité pour les administrateurs de s’éloigner du modèle de gouvernance classique donnant la primauté aux actionnaires pour se concentrer sur les intérêts à long terme de la société en tenant compte d’un large éventail de parties prenantes qui comprennent non seulement les actionnaires, mais aussi les clients, les employés, les fournisseurs, les retraités et les pensionnés, les créanciers et les collectivités.

Nous examinons dans le présent article certains des principes et éléments essentiels que les administrateurs et les dirigeants devraient prendre en considération pour faire face aux répercussions de la pandémie de COVID-19 sur leurs sociétés et leurs parties prenantes.

La COVID-19 ne change en rien les obligations fiduciaires des administrateurs

Les obligations fiduciaires du conseil d’administration ne changent pas en raison de la pandémie de COVID-19 : comme toujours, les administrateurs ont l’obligation d’agir avec honnêteté et de bonne foi au mieux des intérêts de la société, tout en tenant compte des intérêts des différentes parties prenantes de la société1.

Comme le prévoit la règle de l’appréciation commerciale, les décisions prises par les administrateurs qui consacrent tout le temps nécessaire à la prise de décisions éclairées (en bénéficiant des lumières des conseillers appropriés) d’une manière raisonnable et libre de conflit devraient continuer d’être l’objet de toute la déférence qui leur revient.

Le conseil d’administration est chargé de superviser la gestion des activités et des affaires de la société. C’est la direction, et non le conseil, qui est responsable de l’exploitation au quotidien de la société. Le conseil peut souhaiter que la direction lui fasse des rapports plus fréquents relativement à la pandémie de COVID-19, mais son rôle en demeure un de surveillance : il lui revient d’observer la gestion des activités et des affaires de la société et non de se substituer à la direction pour le faire à sa place. Le conseil devrait plutôt se réserver la possibilité d’intervenir dans les décisions de la direction et d’exprimer un jugement définitif sur toute question importante pour la société.

Responsabilité de surveillance et autres sujets importants pour le conseil pendant la pandémie de COVID-19

Responsabilité de surveillance de la gestion des risques du conseil. Conformément aux principes mentionnés ci-dessus, le conseil d’administration est chargé de superviser la gestion et l’atténuation des risques substantiels auxquels est exposée la société. La pandémie de COVID-19 présente des risques de gravité variable pour chaque société, qui diffèrent selon que leurs conséquences se font sentir principalement à court, moyen ou long terme. La gestion de certains facteurs de risques pourrait revêtir une importance accrue en raison de la pandémie, de sorte que les administrateurs pourraient souhaiter recevoir des rapports plus fréquents de la part de la direction sur ceux-ci, par exemple :

  • les risques liés à la cybersécurité, dont les risques accrus d’atteinte à la sécurité des données résultant de l’augmentation du travail à distance et de la dépendance à l’égard des infrastructures informatiques, et les risques que posent les pirates informatiques, toujours plus nombreux, qui cherchent à exploiter les vulnérabilités
  • les risques liés à l’attribution du capital et à la liquidité (que nous examinons ci-dessous), dont le risque de non-respect des clauses restrictives stipulées dans les conventions de prêt et des exigences en matière de solvabilité
  • l’efficacité des contrôles internes et des contrôles en matière d’information de la société, qui peut être amoindrie en raison des nouvelles façons de faire adoptées durant la pandémie de COVID-19
  • les risques généraux et les risques propres à la société que pose la pandémie de COVID-19, ainsi que l’efficacité des stratégies de gestion ou d’atténuation des risques mises en œuvre par la direction de la société en réponse à celle-ci.

Comités du conseil d’administration et délégation de pouvoirs. Le conseil peut déléguer des pouvoirs à l’un de ses comités (ou à des dirigeants, par exemple), sous réserve des exceptions que prévoient la plupart des lois sur les sociétés par actions, qui exigent que le conseil s’acquitte lui-même de certaines actions prescrites, comme l’émission de titres, la déclaration de dividendes, l’achat ou le rachat de titres et l’approbation des circulaires de sollicitation de procurations, des états financiers et des notes d’information ou circulaires des administrateurs relatives à une offre publique d’achat. Étant donné la multitude des sujets sur lesquels doivent se pencher les conseils et les directions de sociétés, de nombreux conseils s’en remettent plus que d’habitude à leurs comités pour étudier attentivement des questions précises et présenter des recommandations sur celles-ci. Certains conseils pourraient envisager de créer un comité spécial d’administrateurs indépendants, c’est-à-dire un sous-ensemble d’administrateurs plus souple et ciblé pour superviser et épauler la direction en ces temps difficiles. Les pratiques et les mesures de protection qu’il conviendra peut-être d’adopter dépendront des circonstances, mais dans tous les cas, les conseils devront s’assurer que les tâches déléguées relèvent des mandats des comités concernés. Il est possible que certaines questions atteignent un degré d’importance tel qu’elles devraient être examinées par le conseil plénier, plutôt que par un comité, afin que les administrateurs s’assurent de s’acquitter pleinement de leurs responsabilités.

Suffisance des liquidités et des ressources en capital. De nombreuses sociétés cherchent des moyens de rehausser ou de préserver leur situation de trésorerie, par nécessité ou par prudence, pour se préparer aux conséquences éventuelles de la pandémie de COVID-19 sur leurs activités, leur situation financière et les marchés. De plus en plus, les sociétés utilisent leurs facilités de crédit pour se préparer à des besoins de trésorerie futurs, tandis que les prêteurs évaluent leurs obligations de financement et la solvabilité de leurs clients. En outre, certaines sociétés annoncent la suspension de leurs programmes de dividendes ou de rachat d’actions. Les sociétés qui cherchent à tirer parti des programmes de soutien gouvernementaux, comme le programme prévu par la CARES Act des États-Unis, devraient vérifier si les conditions de ce soutien leur interdisent de verser des dividendes ou de racheter des actions. De plus, ces décisions pourraient avoir des répercussions sur les sociétés, notamment sur la manière dont elles sont perçues sur le marché et par les investisseurs et les autres parties prenantes et ne doivent donc pas être prises à la légère. Les conseils devront également tenir compte de certaines questions liées au droit des sociétés et au droit des valeurs mobilières dans leurs prises de décision. Selon le droit des sociétés, par exemple, si le conseil a déjà déclaré un dividende, cette déclaration crée une dette pour la société envers ses actionnaires que le conseil ne peut pas simplement annuler. Ainsi, en l’absence d’un problème d’insolvabilité, le conseil ne peut probablement pas décider de ne pas verser le dividende. Si une société a mis en place une politique ou un programme de dividendes réguliers, le conseil, même s’il n’a pas encore déclaré de dividendes futurs, devra prendre en considération divers facteurs avant de décider de suspendre, de retarder ou de réduire les paiements de dividendes futurs. Ces facteurs ne se limiteront pas à la simple réussite du test consistant à vérifier la solvabilité de la société en lien avec la déclaration ou le versement éventuel du dividende. Les décisions concernant le versement de dividendes et le rachat d’actions doivent cadrer avec la stratégie d’ensemble de la société en matière d’attribution du capital et de liquidité que le conseil souhaitera généralement réévaluer en prenant en compte la situation globale de la société. Tout changement apporté à la politique de la société concernant les dividendes, les rachats d’actions ou d’autres questions liées à l’attribution du capital ou à la liquidité devrait également tenir compte de l’information antérieure publiée par l’émetteur et de celle qu’il compte publier à l’avenir. La suspension des versements de dividendes ou l’arrêt des rachats d’actions, par exemple, constituera dans la plupart des cas un changement important. Par conséquent, le conseil qui envisage une telle action, même s’il en est encore au stade préliminaire, devrait en discuter avec un conseiller juridique, étant donné l’obligation pour la société de déclarer en temps voulu tout changement important, sans quoi elle risque une action en responsabilité civile pour manquement à son obligation de divulgation dans le marché secondaire.

Décisions en matière de ressources humaines et de rémunération. De nombreuses sociétés sont contraintes de mettre à pied une partie de leur personnel, même si ce n’est que temporairement, pour gérer les difficultés et les répercussions financières immédiates de la pandémie de COVID-19. En même temps, les sociétés doivent s’assurer qu’elles peuvent conserver le personnel nécessaire à leur succès futur. Il revient au comité de rémunération du conseil d’administration d’examiner l’incidence de la pandémie de COVID-19 sur la direction de la société et le personnel en général, afin de s’assurer que les mécanismes de rémunération appropriés sont en place pour répondre aux besoins financiers des employés et conserver le personnel essentiel tout en maintenant un fonds de roulement suffisant. Cherchant à trouver le juste équilibre, certaines sociétés ont annoncé des réductions volontaires de salaire de la part de leurs dirigeants ou de l’ensemble de leur personnel qui, dans certains cas, s’ajoutent à des mises à pied et, dans d’autres, permettent de les éviter.

Planification de la relève du chef de la direction et des autres cadres supérieurs. L’une des responsabilités les plus importantes du conseil d’administration consiste à planifier la relève du chef de la direction et à s’assurer que celui-ci a mis en place un plan de relève approprié pour les autres cadres supérieurs de la société. Nous constatons tous les ans des cas d’émetteurs plus ou moins bien préparés au départ, souvent inattendu, de leur chef de la direction ou d’un autre membre essentiel de leur haute direction. Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, le risque de perte permanente ou temporaire de membres de la direction est élevé. Nous en avons vu un exemple récemment lorsque le chef des finances du groupe Jeffries est décédé à la suite de complications liées au coronavirus. Tous les conseils devraient inscrire à leur calendrier la vérification du plan de relève du chef de la direction et des autres cadres supérieurs. Chaque conseil devrait pouvoir répondre à la question suivante : « Si le chef de la direction (ou tout autre cadre supérieur) était soudainement dans l’impossibilité d’exercer ses fonctions, qui serait en mesure de le remplacer dans les 24 heures? » Le conseil doit s’assurer que le chef de la direction en poste lui fasse part, en toute franchise, de son point de vue à ce sujet. En ce qui concerne les autres cadres supérieurs, il importe que le conseil connaisse les raisons à l’appui de chaque recommandation de successeur, s’assure de bien connaître les candidats internes et veille à ce que des listes de candidats externes potentiels soient dressées et actualisées régulièrement. Le conseil pourra ainsi éviter les décisions prises en aval plutôt qu’en amont (les premières étant souvent moins efficaces) et s’acquitter correctement de l’une de ses responsabilités les plus importantes, tout en facilitant le transfert ordonné des responsabilités des membres de la haute direction au besoin.

Responsabilité personnelle. Il importe également que les administrateurs demeurent conscients de leurs responsabilités envers les employés et des obligations que leur imposent les lois environnementales et d’autres lois, dont certaines sont précises et engagent leur responsabilité personnelle. Les administrateurs pourraient demander à la direction de leur faire rapport plus fréquemment sur ces sujets afin de s’assurer de satisfaire à leurs obligations liées à ces lois. En outre, si la société connaît des problèmes de liquidité potentiels, le conseil doit s’assurer qu’elle effectue les retenues nécessaires prévues par la loi, à l’égard desquelles les administrateurs peuvent être tenus personnellement responsables, et que ces retenues soient au besoin conservées en fiducie si la société est confrontée à de graves problèmes de liquidité. Ces retenues comprennent les retenues à la source et les versements de TPS et de taxe de vente.

Activisme et ventes à découvert potentiels. En raison de la pandémie de COVID-19, certains émetteurs sont l’objet d’activisme de la part d’investisseurs cherchant à influer sur leur gouvernance ou leur stratégie. Il peut arriver aussi qu’un émetteur qui a fait face à l’activisme d’un investisseur voie les exigences de ce dernier changer ou le poids relatif des parties évoluer, modifiant ainsi la manière dont l’émetteur et l’investisseur traitent l’un avec l’autre. Dans d’autres cas, les sociétés dont on prévoit qu’elles risquent d’être plus gravement touchées par la pandémie de COVID-19 sont l’objet de ventes à découvert pouvant accroître la volatilité du cours de leurs actions et nuire considérablement à leur réputation. Les activistes sont tenus de respecter les mêmes restrictions légales et règles qu’en temps normal, que nous examinons dans notre article Activisme actionnarial et courses aux procurations. L’activisme actionnarial peut créer pour les émetteurs de nouveaux problèmes de gestion de crise qu’il sera important pour leur conseil et leur direction de prendre en charge même en ces temps difficiles. En ce qui concerne la vente à découvert, comme nous l’avons évoqué dans notre article L’activisme lié aux ventes à découvert au Canada, les réponses juridiques et pratiques possibles pour les sociétés confrontées à une campagne de vente à découvert peuvent être assez limitées, d’autant plus qu’à l’heure actuelle, de nombreuses sociétés tentent encore d’évaluer et de quantifier l’incidence de la pandémie de COVID-19 sur leurs activités et leur situation financière, de sorte qu’il est encore plus difficile que d’habitude de trouver des réponses définitives. À ce jour, ni les commissions des valeurs mobilières canadiennes ni la Securities and Exchange Commission des États-Unis n’ont imposé de restrictions sur la vente à découvert en raison de la pandémie de COVID-19, même si certains pays d’Asie et d’Europe l’ont fait.

Occasions d’affaires ou d’achat de sociétés. Il est possible que la pandémie de COVID-19 présente pour certaines sociétés des occasions d’acquisitions relutives ou de dessaisissements. Dans la plupart des cas, le conseil d’administration, en raison de sa responsabilité de surveillance, devra approuver toute opération importante de la société. Étant donné la rapidité avec laquelle évolue la situation actuelle, les sociétés qui envisagent de réaliser une telle opération pourraient avoir besoin d’agir sans tarder. Cela dit, il est primordial que le conseil respecte le processus nécessaire afin de pouvoir établir qu’il s’est acquitté de ses responsabilités selon le droit des sociétés et le droit des valeurs mobilières et bénéficier de la protection que confère la règle de l’appréciation commerciale. Même en cette période troublée, il importe que le conseil et la direction s’assurent de mettre en place les protocoles adéquats en temps opportun aux fins de l’examen, de l’évaluation, de la négociation et, s’ils jugent qu’elle est dans l’intérêt de la société, de l’approbation d’une opération importante. Il leur sera souvent nécessaire de consulter leurs conseils juridiques ou financiers externes et d’obtenir l’avis de conseillers indépendants ou une attestation d’équité. Nous recommandons aux sociétés qui envisagent de réaliser une opération importante de consulter un conseiller juridique dès que possible.

Opérations d’initiés et divulgation sélective. Il est probable que la pandémie de COVID-19 aura des répercussions sur les stratégies et les plans préalablement annoncés des émetteurs. Il revient au conseil d’administration de veiller à ce que la direction prenne en compte l’incidence éventuelle de la pandémie sur les informations, avis et énoncés prospectifs déjà publiés, et en rende compte régulièrement, et de vérifier quand et comment les nouvelles informations sont communiquées au marché, afin de s’assurer que la divulgation des informations importantes se fasse dans les délais requis. Dans ce contexte, il importe que les sociétés s’assurent d’avoir établi les protocoles nécessaires au respect des restrictions en matière d’opérations d’initiés et de communication d’information privilégiée. En ce qui concerne ce dernier point, il est possible, dans certaines situations, que l’émetteur soit autorisé à communiquer sélectivement de l’information non publique importante à la condition de le faire dans le « cours normal des activités ». Cette exception permet certaines communications sélectives, mais n’offre pas de protection en cas de délit d’initiés. Étant donné que la situation actuelle continue d’évoluer rapidement, il est possible qu’une information qui n’était pas importante hier soit importante aujourd’hui. Il est essentiel que les émetteurs mettent en place les périodes d’interdiction ou les restrictions d’opérations appropriées pour que les initiés et les autres personnes ayant une relation particulière avec eux ne fassent pas d’opérations sur leurs titres lorsque des informations importantes n’ont pas encore été communiquées au grand public.

1 Vous trouverez un examen approfondi des obligations fiduciaires des administrateurs dans notre Rapport sur la gouvernance, disponible en ligne à l’adresse https://www.dwpv.com/fr/Insights/Publications/2019/Davies-Governance-Insights-2019.

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