Bulletin

Messages de fin d’année du Bureau canadien de la concurrence concernant les fusions

Auteur : Charles Tingley

Le commissaire de la concurrence du Canada a été occupé avant les fêtes : au cours des derniers jours, il a contesté une opération de fusion et, en attendant de terminer son examen d’une autre fusion, a conclu un consentement visant la préservation d’actifs. Ces mesures reflètent et soulignent la volonté déclarée du commissaire de demander et d'obtenir des ordonnances provisoires et définitives à l'égard d’activités qu'il juge susceptibles d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence.

Nous examinons ci-dessous ces mesures et leurs incidences.

I. Le commissaire remet en question l’acquisition d’un silo-élévateur pour motif de prétendus effets monopsonistiques

Le 19 décembre 2019, le commissaire a déposé auprès du Tribunal de la concurrence (le « Tribunal ») une demande visant à contester l’acquisition, par Parrish & Heimbecker, Limited (« P&H »), d’un silo-élévateur primaire à Virden, au Manitoba (le « silo-élévateur de Virden ») qui appartenait à Louis Dreyfus Company Canada ULC (« Louis Dreyfus »). Dans sa demande, le commissaire a déclaré qu’avant l’acquisition, le silo-élévateur de Virden était le concurrent le plus proche et le plus efficace du silo-élévateur existant de P&H, situé sur le même tronçon de l’autoroute Transcanadienne, à Moosomin, en Saskatchewan (le « silo-élévateur de Moosomin ») et qu’il est peu probable que la concurrence des silos-élévateurs restants constitue une entrave importante pour P&H, ceux-ci étant situés à des endroits relativement éloignés ou inaccessibles. Selon le commissaire, l’acquisition du silo-élévateur de Virden donne à P&H la capacité et la motivation nécessaires pour augmenter le prix des services de manutention du blé et du canola, augmentation qui entraînerait une baisse des prix payés par P&H aux agriculteurs de la région pour l'achat de ces céréales. De plus, le commissaire prétend qu’en raison des obstacles importants à l'entrée de concurrents dans le secteur de la manutention des céréales, dont les dépenses d'investissement élevées à engager pour la construction d'un silo-élévateur et la difficulté de trouver un site approprié offrant un accès ferroviaire et routier adéquat, il est peu probable que la possibilité pour P&H d’exercer un pouvoir de marché soit entravée par l'arrivée de nouveaux concurrents ou l’expansion d’activités de concurrents existants.

Le commissaire demande au Tribunal d'ordonner à P&H de vendre soit le silo-élévateur de Virden, soit le silo-élévateur de Moosomin et tous autres actifs nécessaires à un redressement effectif. Il demande également une ordonnance interdisant à P&H d'acquérir tout autre silo-élévateur primaire dans la région en question pendant une période de cinq ou dix ans (la demande mentionne les deux durées) sans au préalable remettre un avis d'au moins 30 jours au commissaire si l’acquisition n'est pas visée par l’obligation de préavis de fusion prévue par la Loi sur la concurrence.

II. L’histoire se répète : le commissaire conclut un consentement pour préserver des actifs en attendant de terminer l’examen d’une fusion

Dans un autre dossier, le commissaire a conclu un consentement provisoire avec la Compagnie américaine de fer et métaux inc. (« AIM ») qui impose à AIM l’obligation de préserver certains actifs pendant que le Bureau de la concurrence poursuit son enquête pour déterminer si l'acquisition de Total Métal Récupération (TMR) inc. (« TMR ») par AIM est susceptible d'empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. Selon le consentement provisoire, daté du 17 décembre 2019, AIM a déclaré que TMR connaît d'importantes difficultés financières et que son acquisition par AIM ne peut être retardée.

Le consentement provisoire permet à AIM d’acquérir TMR, mais l’oblige à préserver certains de ses actifs, notamment les grands broyeurs et les autres installations de traitement de rebuts métalliques situés près d’installations appartenant à AIM à Laval, au Québec, pendant une période de 60 jours suivant l'acquisition. La préservation des actifs de TMR vise à permettre au commissaire de demander au Tribunal une mesure de redressement appropriée (c'est-à-dire la vente des actifs en tant qu’actifs en exploitation) s'il décide, en dernière analyse, de contester l'opération pour motif d’entrave à la concurrence.

Il est intéressant de noter que le commissaire et AIM ont conclu un consentement provisoire semblable dans des circonstances très similaires en 2008. Dans ce cas, AIM avait proposé d'acquérir une autre entreprise de traitement de rebuts métalliques, SNF Inc., et avait également fait valoir auprès du commissaire que l'opération ne pouvait être retardée parce que SNF connaissait de graves difficultés financières. Les parties ont conclu un consentement provisoire exigeant qu'AIM préserve et détienne séparément certains des actifs de SNF pendant une période de 60 jours suivant la conclusion de l'acquisition. Par la suite, le consentement a expiré, et le commissaire n'a pris aucune autre mesure pour contester l’opération.

III. Incidences

  • Le commissaire est en mesure d’exercer rapidement ses recours. L’acquisition par P&H du silo-élévateur de Virden faisait partie d’une opération d’acquisition importante annoncée en septembre 2019 et visant l’acquisition de dix des silos-élévateurs et actifs connexes de Louis Dreyfus dans l’Ouest canadien. Dans sa demande, le commissaire souligne que P&H et Louis Dreyfus ont conclu l’opération deux jours après l’expiration du délai imposé par la loi et la production des renseignements supplémentaires demandés par le Bureau de la concurrence. Leur décision de procéder ainsi à la clôture, et ce malgré peut-être des préoccupations exprimées par le Bureau, peut avoir incité le Bureau à préparer rapidement sa contestation. Toutefois, le fait que le commissaire a présenté sa demande visant la contestation de l’acquisition du silo-élévateur par P&H seulement neuf jours suivant la clôture indique qu’il est en mesure d’exercer rapidement ses recours.
  • La contestation de l’acquisition du silo-élévateur rappelle l’importance de prendre en considération l’incidence d’une fusion proposée sur les plans stratégiques existants des parties. Le commissaire a également déclaré dans sa demande qu’avant l'acquisition, P&H avait prévu d'augmenter la capacité d’accueil de wagons de son silo-élévateur de Moosomin. Il a soutenu que cette augmentation de capacité aurait accru la concurrence avec le silo-élévateur de Virden sur le marché en question, mais que l’opération de fusion entraînerait l’abandon du projet d’augmentation de capacité et la perte de l’avantage de la concurrence accrue qui en aurait résulté. L'accent mis par le commissaire sur ce point rappelle qu’il est pertinent d’avoir des preuves crédibles des intentions qu’auraient eues les parties sans la fusion pour déterminer le niveau de concurrence qui aurait probablement existé sans la fusion et, en fin de compte, l'incidence nette probable de la fusion sur la concurrence, surtout en termes de perte de concurrence potentielle.
  • Le commissaire continue de porter ses efforts sur les recours provisoires. Le consentement provisoire que le commissaire a conclu avec AIM cadre avec l’engagement qu’il a récemment pris d’exercer des recours provisoires pouvant appuyer des mesures d’application de la loi réelles ou potentielles. Il a agi de la même manière dans le dossier de Thoma Bravo, société avec laquelle il a conclu l’été dernier un accord exigeant que celle-ci détienne séparément certains actifs commerciaux susceptibles d’être visés par la mesure de redressement demandée par le commissaire dans sa contestation de l’acquisition d’Aucerna (voir dans notre bulletin plus de renseignements sur la contestation du commissaire). Il est intéressant de noter que le commissaire n’a pas demandé d’ordonnance provisoire dans le cadre de sa contestation de l’acquisition du silo-élévateur par P&H; c’est peut-être parce qu’il est moins inquiet dans ce cas d’effets défavorables à la concurrence résultant d’une ruée sur des actifs essentiels ou de la sortie potentielle du marché d’actifs essentiels.
  • Le commissaire pourrait être disposé à autoriser la clôture de certaines fusions urgentes avant d’avoir terminé son examen. Il est possible que le consentement provisoire conclu avec AIM révèle une certaine souplesse de la part du commissaire à l’égard de l’autorisation d’opérations (au moins les opérations ne devant pas faire l’objet d’un préavis) dans des circonstances appropriées, y compris pour des motifs de difficultés financières, sous réserve de l’obtention de garanties convenables afin qu’il ait toute latitude pour demander des mesures de redressement appropriées au besoin. Il est intéressant de noter que si le consentement provisoire exige qu'AIM détienne TMR et ses filiales en tant qu'entités distinctes, il n'exige pas qu'AIM crée des coupe-feux afin de protéger la confidentialité à l’égard des actifs à préserver, possiblement parce qu’il ne les a pas jugés nécessaires étant donné la nature des entreprises et des actifs en question. L'expérience antérieure du commissaire avec AIM dans des circonstances très semblables peut avoir contribué à sa volonté d'accepter de nouveau des conditions semblables. De plus, dans le cas de la contestation de l’acquisition du silo-élévateur de Virden, le commissaire n'a pas pris de mesures pour empêcher la conclusion de l'acquisition par P&H. Il est difficile de discerner clairement, à la seule lecture de la demande présentée au Tribunal, les motifs de cette façon de procéder, mais l’on peut supposer, comme il est indiqué ci-dessus, que le commissaire a procédé ainsi en raison de la nature précise (c’est-à-dire immobilière) des actifs concernés, qui pourrait avoir fait en sorte qu’il soit moins inquiet à l’égard de la conservation d’une mesure de redressement effective en attendant la décision du Tribunal sur le fond.
  • Les mesures provisoires pourraient plus fréquemment faire partie de l’examen de fusions à l’avenir. Le fondement juridique du consentement provisoire dans le dossier AIM repose sur la faculté qu’a le commissaire, en vertu de l'article 100 de la Loi sur la concurrence, de demander une ordonnance provisoire au Tribunal lorsqu'il peut démontrer qu’il a besoin d’un délai supplémentaire pour achever son examen d’une fusion et qu’une partie à la fusion posera vraisemblablement des gestes qui auraient pour effet de réduire sensiblement la capacité du Tribunal de remédier à l’influence de la fusion sur la concurrence si, en définitive, le commissaire conteste celle-ci. Peu d’ordonnances ont été rendues en vertu de l'article 100 et cet article n’est plus invoqué depuis que des modifications ont été apportées à la Loi en 2009 qui ont donné au commissaire la faculté de demander des informations supplémentaires aux parties à une fusion, suspendant ainsi la clôture d’une opération de fusion devant faire l'objet d'un préavis pendant une période considérable (procédure semblable à la deuxième demande prévue par la loi des États-Unis intitulée Hart-Scott-Rodino Act). Toutefois, les arguments en faveur d'une ordonnance provisoire au titre de l'article 100 (en particulier en ce qui concerne la nécessité pour le commissaire de disposer d’un délai supplémentaire pour terminer son examen) peuvent être plus forts lorsque l’opération en question n'a pas à faire l’objet d’un préavis ni n’est visée par une suspension connexe conformément à la loi. À cet égard, le commissaire a clairement indiqué son intention d'être vigilant en ce qui concerne les fusions de petite envergure qui n’ont pas à faire l’objet d’un préavis, particulièrement dans le secteur numérique (voir dans notre récent bulletin plus de renseignements à ce sujet), et il pourrait être plus disposé à demander des ordonnances en vertu de l'article 100 dans ce contexte à l'avenir, au soutien d’une contestation ou avec le consentement des parties.
  • La vigilance en matière d'application de la législation dans tous les secteurs se poursuit malgré l'accent mis sur le secteur numérique. Les deux dossiers décrits ci-dessus mettent également en évidence le fait que, malgré les déclarations insistantes du Bureau de la concurrence et des organismes semblables ailleurs dans le monde sur l'application de la législation sur la concurrence dans le secteur numérique, les fusions et autres opérations d’entreprises de secteurs moins nouveaux de l'économie continueront à faire l’objet d’un examen détaillé de la part du commissaire, surtout s’il s’agit de secteurs bien connus du Bureau (comme c'est le cas pour la manutention des céréales et le traitement des rebuts métalliques).

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