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Les sociétés en faillite ne peuvent se soustraire à leurs obligations environnementales, tranche le plus haut tribunal

Dans une décision historique rendue dans l’affaire Orphan Well Association c Grant Thornton Ltd. qui a été publiée le 31 janvier 2019, la Cour suprême du Canada (la « CSC ») a conclu que les obligations d’assainissement environnemental d’une société pétrolière et gazière en faillite doivent être satisfaites avant toutes les autres obligations, y compris les obligations garanties. Outre les créanciers du secteur pétrolier et gazier de l’Alberta qui sont directement touchés par la décision, les créanciers de tous les secteurs ont intérêt à bien en analyser les conséquences.

Contexte

Aux termes du cadre réglementaire de l’Alberta, l’octroi de permis pour les puits en exploitation est directement lié à la gestion des obligations liées à la fermeture et à la remise en état des puits inexploités. Grant Thornton Limited (« GTL »), à titre de syndic de faillite de Redwater Energy Corporation (« Redwater »), avait l’intention de prendre possession des puits en exploitation de Redwater afin de vendre ces actifs et de payer les créanciers garantis, tout en renonçant aux puits inexploités conformément à l’article 14.06 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (la « LFI »). Selon le point de vue de GTL, comme elle s’était déssaissie des puits inexploités, elle ne pouvait être tenue de satisfaire les obligations réglementaires associées à ceux-ci. L’Alberta Energy Regulator (l’« organisme de réglementation ») ne s’est pas rangé à l’interprétation de GTL quant à l’effet de ces dessaisissements et a réagi en rendant des ordonnances enjoignant à GTL de procéder à la fermeture et à la remise en état des puits inexploités (les « ordonnances d’abandon ») et en avisant GTL qu’elle n’autoriserait pas de transfert de permis visant les puits en exploitation sans que des mesures satisfaisantes soient prises à l’égard des puits inexploités.

Décision de la CSC

La question que devait trancher la CSC était celle de savoir si les efforts déployés par l’organisme de réglementation pour s’assurer du respect des ordonnances d’abandon pendant une faillite entraient en conflit avec la LFI (i) dans la mesure où ceux-ci visaient à imposer à GTL des obligations à l’égard de biens dont elle s’était dessaisie et (ii) parce qu’ils cherchaient à renverser le régime de priorité établi par la LFI.

La Cour a tranché, à la majorité (les juges Moldaver et Côté étaient dissidents), que le fait pour l’organisme de réglementation d’exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi n’entre pas en conflit avec la LFI. La Cour a convenu qu’une renonciation aux termes de l’article 14.06(4) de la LFI met le syndic à l’abri de toute responsabilité personnelle, mais n’a pas pour effet de libérer l’actif du failli en ce qui concerne le respect des ordonnances d’abandon. Selon la Cour, en cherchant à faire exécuter les obligations réglementaires de Redwater, l’organisme agissait de bonne foi à titre d’autorité de réglementation, n’en retirait aucun avantage financier et n’était donc pas un créancier. En conséquence, la CSC a conclu que les obligations résultant des ordonnances d’abandon ne constituaient pas des réclamations prouvables en matière de faillite et qu’elles ne pouvaient donc pas être compromises aux termes du régime de priorité établi aux termes de la LFI. La CSC a de plus ordonné que le produit de la vente des puits en exploitation soit utilisé pour satisfaire les ordonnances d’abandon, ce qui a fait en sorte qu’aucune somme n’était disponible pour les créanciers garantis et chirographaires de Redwater.

Incidence

En Alberta, cette décision va obliger les sociétés pétrolières et gazières de la province à internaliser la totalité des coûts prévus liés à la fermeture et à la remise en état (y compris dans les cas où l’organisme de réglementation aura exigé des dépôts de garantie pour une partie de l’obligation).

Toutefois, prise dans un sens plus large, cette décision semble conférer aux organismes de réglementation provinciaux un nouvel argument de poids pour exiger des sociétés insolvables qu’elles s’acquittent de leurs obligations réglementaires avant de régler leurs dettes envers tout autre créancier. Cette décision pourrait avoir une incidence allant bien au-delà du secteur pétrolier et gazier de l’Alberta et s’étendre à toute obligation découlant d’une loi provinciale dont l’application revient à un organisme de réglementation.

Dans l’affaire Orphan Well, les actifs détenus par Redwater appartenaient principalement à deux catégories, soit les puits de pétrole en exploitation rentables et les puits inexploités assujettis à des obligations environnementales. En l’absence de faits similaires (c’est-à-dire, d’un cadre réglementaire qui établit un lien entre des actifs contaminés et d’autres qui ne le sont pas), on peut se demander si les tribunaux interpréteront cette décision comme signifiant qu’un organisme de réglementation qui exerce un devoir public a le pouvoir d’exiger qu’un débiteur ait recours à la totalité de ses actifs (ou au produit de leur vente) pour réparer toute contamination environnementale ou satisfaire tout autre type d’obligation réglementaire, malgré la présence de créanciers garantis. Dans les affaires à venir, tant la nature de l’obligation réglementaire que l’on cherche à voir satisfaite que les actifs du débiteur seront déterminants pour évaluer s’il est possible de se soustraire à l’application du régime de priorité établi en cas d’insolvabilité.

Nous nous attendons à ce que les marchés du crédit canadiens réagissent à cette décision en limitant le crédit actuellement mis à la disposition des sociétés pétrolières et gazières de l’Alberta d’un montant correspondant à la totalité des coûts de fermeture et de remise en état qui ne font pas l’objet d’un dépôt de garantie et en évaluant attentivement si de telles mesures doivent être prises à l’égard de tout autre emprunteur qui doit satisfaire des obligations réglementaires.

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