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Le commissaire de la concurrence du Canada conteste l’acquisition d’une société de conception de logiciels spécialisés

Auteurs : Charles Tingley et John Bodrug

Le commissaire de la concurrence a récemment déposé (en anglais) un avis de demande auprès du Tribunal de la concurrence du Canada en vue de contester l’acquisition d’une société canadienne de conception de logiciels dont la clôture a eu lieu le 13 mai 2019. Le commissaire a fait valoir que l’acquisition représentait une fusion vers un monopole dans le domaine de la conception, de l’entretien et de la fourniture de logiciels d’évaluation et de gestion des réserves (les « logiciels de gestion des réserves ») essentiels aux activités des grands et moyens producteurs de pétrole et de gaz canadiens (les « producteurs ») en regroupant entre les mains d’une seule société privée les deux principales sociétés de conception de logiciels s’adressant à ce marché.

L’avis du commissaire se démarque pour un certain nombre de raisons, dont les suivantes :

  • Il s’agit de la première contestation de fusion déposée devant le Tribunal depuis que le commissaire a tenté de bloquer l’acquisition projetée d’Office Depot Inc. par Staples Inc. en décembre 2015 et elle cadre avec l’intention récemment annoncée du nouveau commissaire de tirer parti de l’ensemble des outils d’application de la loi dont il dispose aux termes de la Loi sur la concurrence (voir le bulletin de Davies sur les plans de mise en application de la loi du commissaire).
  • La demande porte sur une opération (et un marché) de taille modeste qui semble ne pas avoir été assujettie au mécanisme d’avis de fusion au Canada. (Bien que les commissaires précédents aient, par le passé, contesté un certain nombre de fusions concernant des petits marchés pour lesquelles aucun avis n’avait à être donné, le nouveau commissaire a récemment annoncé la mise sur pied d’une Unité du renseignement sur les fusions qui sera chargée de surveiller les fusions ne faisant pas l’objet d’avis qui pourraient soulever des enjeux en matière de concurrence au Canada.)
  • Le dépôt de la demande du commissaire à peu près quatre mois suivant l’annonce de la contestation de l’acquisition et dans le mois suivant la clôture pourrait être une indication de la vitesse à laquelle le commissaire est en mesure d’intervenir. Il n’est toutefois pas possible de savoir quand le commissaire a pris connaissance de l’enjeu. En outre, selon certains documents figurant sur le site Web du Tribunal, le commissaire n’a toujours pas déposé de requête provisoire (par exemple, un arrangement de séparation des actifs et de conservation) ni demandé la tenue d’une audience sur le fonds selon le traitement accéléré des instances.
  • Le marché visé est celui des plateformes logicielles, ce qui va dans le sens de l’objectif avoué du commissaire d’accorder une importance particulière au domaine du numérique et de l’innovation. Il s’agit également de la première fusion contestée au Canada qui vise clairement le secteur technologique.

Les arguments du commissaire

Selon l’avis de demande du commissaire, l’acquisition par la société de capital-investissement américaine Thoma Bravo, LLC de 3ES Innovation Inc., qui exerce ses activités sous le nom d’Aucerna, est susceptible de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché des logiciels de gestion des réserves pour les producteurs canadiens ayant des puits comportant diverses caractéristiques. Plus précisément, le commissaire soutient que l’opération fait en sorte de conférer à Thoma Bravo le contrôle d’Aucerna et de Quorum Business Solutions, Inc. (« Quorum »), filiale en propriété exclusive de Thoma Bravo, les deux principaux fournisseurs de logiciels de gestion des réserves des producteurs canadiens. Le commissaire soutient également que le produit d’Aucerna appelé Value Navigator (« ValNav ») et le produit Entero MOSAIC de Quorum représentent tous deux environ 50 % des logiciels de gestion des réserves vendus aux producteurs canadiens, ce qui fait de l’opération une fusion ayant pour effet de créer un monopole.

Selon le commissaire, MOSAIC et ValNav ont été conçus et développés au Canada pour le marché canadien et les autres concurrents internationaux dans le domaine des logiciels de gestion des réserves, comme le logiciel Merak PEEP de Schlumberger et les produits ARIES d’Halliburton, ne sont pas suffisamment adaptés aux besoins des producteurs canadiens. À cet égard, le commissaire souligne dans son avis de demande les caractéristiques qui distinguent les logiciels de gestion des réserves dont ont besoin les producteurs canadiens, ce qui comprend les renseignements personnalisés requis pour faire ce qui suit :

  • effectuer les paiements aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux en ce qui concerne les impôts, les taxes, les redevances et les autres obligations, dont les ententes sur les répercussions et avantages qui sont conclues avec des groupes autochtones, lesquels paiements sont fondés sur des formules propres au Canada;
  • établir les rapports concernant les réserves prouvées et probables conformément aux normes d’information propres aux activités pétrolières et gazières qui sont, dans le cas des producteurs dont les titres sont négociés à la cote d’une bourse canadienne, établies par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières et appliquées par les autorités en valeurs mobilières provinciales et territoriales.

Le commissaire soutient que l’opération est susceptible de mener à une augmentation des prix et à un service de moindre qualité et de réduire l’innovation ou les efforts visant l’amélioration du produit compte tenu du peu d’incitatifs à investir dans la recherche et le développement. Selon le commissaire, on peut s’attendre à de telles conséquences pour les raisons qui suivent :

  • l’absence de concurrence, notamment étrangère, aux produits MOSAIC et ValNav de la part de fournisseurs de logiciels de gestion des réserves, de fournisseurs de logiciels destinés aux affaires en général et au domaine pétrolier et gazier en particulier ou de consultants indépendants (ces derniers ayant également recours à MOSAIC et à ValNav);
  • les importantes barrières à l’entrée pour la fourniture de logiciels de gestion des réserves au Canada, notamment le temps devant être consacré et les frais devant être engagés pour tenir compte des caractéristiques propres au cadre réglementaire canadien, la petite taille de marché canadien (des dizaines de millions de dollars) et le nombre limité de clients susceptibles de remplacer leur logiciel actuel;
  • la fin de la concurrence vigoureuse entre MOSAIC et ValNav quant au prix, au service et, plus particulièrement, à l’innovation.

Même s’il appert que MOSAIC et ValNav s’adressent à une clientèle composée en majeure partie de sociétés du domaine pétrolier et gazier bien informées, le commissaire a vraisemblablement conclu qu’elle ne disposait pas de l’influence nécessaire pour contrer les effets sur la concurrence allégués, par exemple, en incitant d’autres joueurs à venir livrer concurrence sur le marché canadien.

Le commissaire soutient également dans son avis de demande que Thoma Bravo n’a fait valoir aucun gain en efficience découlant de l’acquisition. Toutefois, cela n’empêche pas Thoma Bravo de faire valoir de tels gains en efficience devant le Tribunal et de chercher à se prévaloir de la défense fondée sur les gains en efficience prévue par la loi canadienne. Aux termes de cette défense, le Tribunal pourrait s’abstenir d’imposer une mesure de redressement si les gains en efficience susceptibles de découler de la fusion surpassent les effets anticoncurrentiels éventuels de celle-ci. Les arguments du commissaire ne nous éclairent pas quant à la question de savoir si Thoma Bravo a l’intention d’intégrer les activités de Quorum et d’Aucerna ou non, notamment en ce qui concerne leurs plateformes MOSAIC et ValNav, un critère qui pourrait jouer si la défense concernant les gains en efficience est invoquée. En fait, il est fort possible qu’une telle intégration ne soit pas prévue puisque le commissaire ne mentionne que le fait que MOSAIC et ValNav se trouveront sous le contrôle de la même entité et indique que Thoma Bravo contrôlera les décisions stratégiques prises à l’égard de MOSAIC et de ValNav et qu’elle aura non seulement la possibilité d’éliminer toute rivalité qui existait préalablement entre les deux fournisseurs de MOSAIC et de ValNav, mais qu’elle aura même intérêt à le faire. En outre, dans son communiqué annonçant l’opération en février 2019, Thoma Bravo a indiqué qu’elle continuerait d’assurer la croissance d’Aucerna, à l’interne et au moyen d’acquisitions.

Le commissaire a demandé au Tribunal d’ordonner à Thoma Bravo de se départir de l’ensemble de ses droits à l’égard des activités liées à l’un de ses deux logiciels de gestion des réserves ou bien de se départir des actifs ou des actions requis pour qu’il soit remédié à la diminution sensible de la concurrence résultant de l’opération.

Thoma Bravo dispose de 45 jours pour répondre à la demande du commissaire, réponse qui devrait jeter un nouvel éclairage sur l’examen et la contestation de l’opération par le commissaire. En outre, il reste à voir si le commissaire choisira de proposer au Tribunal d’entendre l’affaire selon la procédure de traitement accéléré adoptée plus tôt cette année qui vise la tenue d’une audience dans les cinq à six mois suivant le dépôt d’un avis de demande, période beaucoup plus courte que celle à laquelle on pouvait s’attendre précédemment.

Incidences

La contestation de cette affaire par le commissaire pourrait être la première manifestation concrète de sa promesse de surveiller activement les fusions qui ne sont pas visées par les mécanismes d’avis au Canada et de prendre des mesures d’application de la loi à leur égard. Elle met également en lumière la nécessité pour les parties d’évaluer si une opération projetée pourrait avoir des effets anticoncurrentiels, même dans le cas d’opérations visant des petits marchés ou des marchés de niche au Canada, peu importe que l’opération soit assujettie à des mécanismes d’avis de fusion ou non. Si des enjeux liés à la concurrence sont cernés à l’égard d’une opération qui ne fait pas l’objet d’un avis, les parties pourraient de leur gré choisir d’obtenir l’autorisation du commissaire ou, à tout le moins, se préparer à répondre aux enjeux que pourrait soulever le commissaire avant la clôture ou dans l’année suivant celle-ci ou, éventuellement, à contester ceux-ci devant le Tribunal. De toute façon, dans les cas susceptibles de soulever des enjeux en matière de concurrence, les parties doivent être conscientes des frais qui pourraient être associés à une enquête menée aux termes de la Loi sur la concurrence et/ou à une contestation devant le Tribunal.

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