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Raisons pour lesquelles la Loi sur le cannabis devrait susciter certaines appréhensions chez les acteurs de l’industrie du cannabis

Auteur : Natalie Renner

La version anglaise de la lettre d’opinion qui suit a d’abord été publiée par le Globe and Mail.


Le mois dernier, le Canada est devenu le premier pays du G7 à légaliser le cannabis récréatif sur l’ensemble de son territoire, remplissant ainsi une promesse faite pour la première fois par le gouvernement libéral pendant la campagne électorale de 2015. Dans les mois qui ont précédé la légalisation, des investissements sans précédent ont été réalisés dans le secteur du cannabis commercial, les entrepreneurs et leurs investisseurs cherchant ainsi à tirer parti de la possible manne qu’il pouvait représenter.

Alors que l’engouement des investisseurs pour le secteur ne s’essouffle pas, certaines lacunes du cadre législatif sont source de risques et d’incertitude pour les personnes entretenant des liens avec les sociétés du secteur qui échoueront, de tels échecs étant inévitables. Au moment où ces personnes se trouveront face à l’insolvabilité d’un producteur de cannabis, ces lacunes législatives auront fort probablement une incidence sur le recouvrement de créances et pourraient exposer les investisseurs et les personnes vulnérables entretenant involontairement des liens avec les sociétés du secteur à des risques inattendus.

À ce jour, 133 licences ont été délivrées par Santé Canada pour la production de cannabis, et des centaines de demandes sont encore à l’étude. Il s’agit d’une industrie qui devrait connaître un important essor économique. Selon un rapport de Deloitte, les ventes au détail devraient générer 5 milliards de dollars ou plus de revenus la première année suivant la légalisation, les revenus potentiels de l’ensemble du secteur étant estimés à plus de 23 milliards de dollars une fois tous les services connexes, comme le transport, la sécurité et la recherche et développement, pris en compte.

En pratique, la Loi sur le cannabis est une loi sur la sécurité publique, et c’est ce qu’elle devrait être. Alors que le cannabis passe de substance psychoactive illégale à substance enivrante courante au même titre que la bière, le vin et les spiritueux, il est généralement convenu que le gouvernement doit jouer un rôle de premier plan pour la protection du public. Mais, contrairement aux lois axées sur la sécurité publique qui visent d’autres secteurs réglementés au Canada, comme celui de l’alcool, la Loi sur le cannabis n’offre pas certaines des protections commerciales les plus élémentaires aux acteurs de l’industrie.

La lacune la plus flagrante concerne le transfert ou la modification de licences délivrées par Santé Canada. Aux termes de la loi, ces licences sont essentielles pour tous les participants du secteur et permettent à certaines personnes précises d’accomplir des tâches précises (culture, transformation, essais ou vente) à un endroit précis. Toutefois, la Loi sur le cannabis ne prévoit aucun mécanisme permettant que la licence puisse servir de sûreté ou autorisant le transfert de celle-ci à un acquéreur si la société a besoin de financement ou souhaite se départir de ses activités. Il est aussi loin d’être certain qu’un séquestre ou un syndic puisse continuer à exploiter une entreprise aux termes de la licence délivrée à celle-ci en cas d’insolvabilité, et encore moins la vendre.

Vu l’impossibilité de transférer une licence, les producteurs pourraient constater que leurs actifs ont une valeur de revente peu élevée, voire nulle. Cette impossibilité fait de ce qui pourrait bien être l’actif de plus grande valeur d’une entreprise du domaine du cannabis une sûreté de peu d’intérêt pour les prêteurs éventuels. Un tel contexte pourrait nuire considérablement à la poursuite des activités et à la valeur de réalisation d’un producteur en difficulté et, conséquemment, réduire le recouvrement de créances pour tous les créanciers. De même, compte tenu de l’exigence voulant que les personnes-clés ayant obtenu une habilitation de sécurité (comme un « producteur en chef » et un « individu responsable ») soient sur place au cours de toutes les activités, il n’est pas certain qu’un tiers puisse être nommé pour continuer à exploiter la société si celle-ci est en difficulté ou si ses actifs doivent être liquidés.

La cessibilité des licences est particulièrement importante aux yeux des personnes qui pourraient, par ailleurs, être disposées à prêter des fonds aux producteurs autorisés. À ce jour, la majeure partie du financement des entreprises du secteur du cannabis provient de capitaux propres. Très peu de prêts bancaires et quasiment aucun prêt garanti n’ont été consentis, ce qui va de soi étant donné les questions entourant la valeur de la sûreté et les obstacles auxquels un prêteur garanti qui chercherait à réaliser une sûreté sur des actifs liés au cannabis aurait vraisemblablement à faire face.

Les moyens de recouvrement limités constitueront un obstacle pour les prêteurs des entreprises du secteur du cannabis. La loi pourrait même avoir pour effet d’empêcher une société de procéder à une restructuration. Des solutions créatives, l’intervention des tribunaux ou une permission spéciale accordée par le gouvernement seront nécessaires pour combler de telles lacunes.

Tant que la Loi sur le cannabis n’aura pas évolué de manière à transcender son objectif de sécurité publique et ne renfermera pas les protections et mécanismes de base dont ont besoin les différents acteurs commerciaux du secteur, les modes de financement resteront peu nombreux et se limiteront à des modes non conventionnels.

Tout comme le secteur du cannabis lui-même, son cadre réglementaire en est à ses balbutiements, et la législation s’adapte bien souvent avec l’usage. En l’instance, tant qu’une affaire devant les tribunaux ne viendra pas démontrer les effets du silence de la Loi sur le cannabis sur des questions d’ordre commercial, il y a gros à parier qu’aucun changement ne sera apporté à la loi. Entre-temps, les acteurs du secteur sont invités à se renseigner sur les défis que pose l’exploitation d’une entreprise dans un secteur dont le cadre réglementaire n’est pas adapté à l’essor commercial que devrait connaître celui-ci et qui entraînera inévitablement son lot d’échecs.

Le gouvernement fédéral a créé ce qui est censé être un véritable secteur d’activité. Il devrait donc activement prendre les mesures législatives nécessaires pour permettre à celui-ci d’atteindre sa maturité.

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