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Obligation d’énoncer le taux d’intérêt selon l’article 4 de la Loi sur l’intérêt: le fantôme secoue ses chaînes

Auteurs : Michael Disney, Carol D. Pennycook et Derek R.G. Vesey

L’article 4 de la Loi sur l’intérêt (Canada), disposition imposant l’obligation d’énoncer expressément le taux d’intérêt qui est entrée en vigueur en 1897 et est demeurée pratiquement inchangée jusqu’à nos jours, a causé peu de souci aux prêteurs au cours des 25 dernières années. Une série de décisions judiciaires rendues au début des années 1990 semblaient avoir limité sa portée, de sorte qu’il soulevait peu de problèmes en pratique. La décision rendue récemment par la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans l’affaire Solar Power Network Inc. v. ClearFlow Energy Finance Corp., à moins qu’elle ne soit infirmée en appel, pourrait cependant avoir changé la donne. Les prêteurs devront peut-être revoir l’information concernant les taux d’intérêt annuels, tant nominal qu’effectif, qui est communiquée dans les documents de prêt pour se conformer à l’article 4, selon l’interprétation qu’en donne la Cour dans ClearFlow.

Dans cette affaire, l’emprunteur, Solar Power Network Inc. (« Solar »), un installateur de panneaux solaires qui avait obtenu un financement à court terme auprès de ClearFlow Energy Finance Corp. (« ClearFlow »), a plaidé avec succès que les documents de prêt ne respectaient pas l’article 4 de la Loi sur l’intérêt et, partant, que ClearFlow ne pouvait toucher de l’intérêt qu’à hauteur de 5 % sur le capital qu’elle avait avancé à Solar.

L’article 4 de la Loi sur l’intérêt se lit comme suit :

Sauf à l’égard des hypothèques sur immeubles ou biens réels, lorsque, aux termes d’un contrat écrit ou imprimé, scellé ou non, quelque intérêt est payable à un taux ou pourcentage par jour, semaine ou mois, ou à un taux ou pourcentage pour une période de moins d’un an, aucun intérêt supérieur au taux ou pourcentage de cinq pour cent par an n’est exigible, payable ou recouvrable sur une partie quelconque du principal, à moins que le contrat n’énonce expressément le taux d’intérêt ou pourcentage par an auquel équivaut cet autre taux ou pourcentage.

Les prêts consentis à Solar par ClearFlow portaient intérêt au taux annuel de 12 %, composé et calculé mensuellement, lequel passait à 24 % en cas de défaut. Les documents de prêt prévoyaient de plus deux types de « frais » payables par Solar à ClearFlow. La Cour est arrivée à la conclusion que l’un de ces deux types de frais, à savoir les « frais d’administration » calculés sous forme de pourcentage du capital avancé et exigibles à la date de l’avance, était correctement qualifié de frais et ne constituait pas de l’intérêt aux fins de l’article 4 de la Loi sur l’intérêt.

Par ailleurs, la convention prévoyait également le paiement de « frais d’escompte » :

[traduction] Chaque Emprunteur s’engage de plus à verser au Prêteur : … iii) à la date de remboursement du Prêt … des frais d’escompte correspondant à 0,003 % du solde impayé du Prêt pour chaque jour où le Prêt demeure impayé jusqu’à son remboursement intégral.

La Cour a déclaré que les frais d’escompte constituaient effectivement de l’intérêt aux fins de l’article 4. Cette conclusion semble raisonnable, compte tenu du fait que les « frais » couraient quotidiennement, tout comme l’intérêt.

Une clause de conversion, qui donnait la formule permettant de convertir en taux annuel nominal un taux d’intérêt non exprimé en taux annuel, en l’occurrence le taux quotidien des frais d’escompte, avait pour objectif d’assurer la conformité des documents de prêt à l’article 4 :

[traduction] Sauf indication contraire, dans la présente Convention, toute mention d’un taux d’intérêt, d’un taux d’escompte, de frais ou d’une autre somme payable « par année » ou d’une expression analogue, l’intérêt, les frais ou l’autre somme sont calculés sur la base d’une année de 365 ou 366 jours, selon le cas. Si le montant de l’intérêt, des frais ou de l’autre somme est établi ou exprimé sur la base d’une période inférieure à une année de 365 ou 366 jours, selon le cas, le taux annualisé équivalent correspond au taux ainsi établi ou exprimé, divisé par le nombre de jours compris dans la période en question, multiplié par le nombre de jours réel de l’année civile en cause.

On trouve couramment ce type de clause dans les conventions de prêt, car il permet de convertir en taux annuel nominal conforme à l’article 4 de la Loi sur l’intérêt l’intérêt calculé, par exemple, sur la base d’une année de 360 jours. Quoiqu’aucun tribunal judiciaire canadien ne se fût auparavant penché sur la question de savoir si ces clauses de conversion respectaient le libellé de l’article 4, les prêteurs et leurs conseillers juridiques étaient généralement d’avis que celles-ci convenaient à cette fin.

ClearFlow a fait valoir qu’en appliquant la formule énoncée dans la clause de conversion, Solar pouvait facilement déterminer le taux annuel nominal auquel correspondaient les frais d’escompte. Selon elle, il s’agissait d’un calcul simple puisqu’il suffisait de multiplier 0,003 par 365 ou 366 jours, selon le cas. Cependant, la Cour a déclaré que le fait de fournir une formule de conversion n’équivalait pas à « énoncer expressément » le taux annuel, comme l’exige l’article 4 :

[traduction] À mon avis, l’exigence de la Loi selon laquelle le taux doit être énoncé expressément vise à éviter très exactement le genre de nuisance susceptible de survenir lorsque les taux ne sont pas annualisés et que, pour cette raison, l’emprunteur ne comprend pas clairement son obligation de payer de l’intérêt. Une formule ne permet pas nécessairement une compréhension claire. Les formules peuvent prêter à confusion, voire être trompeuses. L’obligation d’énoncer expressément le taux d’intérêt annuel, à mon sens, vise justement à éviter le genre de situation qui a donné lieu à la présente affaire. [Solar] prétend qu’elle ne peut comprendre ses obligations au titre de l’intérêt, tandis que ClearFlow soutient que les obligations sont clairement stipulées et que [Solar] pourrait simplement faire le calcul de l’intérêt. L’exigence d’un énoncé exprès met fin à ce genre de débat et d’incertitude, en particulier dans la présente affaire où il est question de plusieurs prêts, qui peuvent être reconduits [nos italiques].

De façon subsidiaire, la Cour a déclaré que le libellé de l’article 4 de la Loi sur l’intérêt exige la communication du taux annuel effectif auquel correspondent les frais d’escompte, compte tenu de l’intérêt composé :

[traduction] Même si j’arrivais à la conclusion que la formule de calcul des Frais d’escompte prévue dans la Convention de prêt est viable, je rejette l’idée voulant qu’elle soit conforme à l’article 4 du fait qu’elle fournit un taux d’intérêt annuel « équivalent ».

La jurisprudence reconnaît qu’il existe deux façons d’exprimer le taux d’intérêt équivalent. La première est le « taux d’intérêt nominal », qui consiste à simplement multiplier le taux d’intérêt mensuel par le nombre de périodes de capitalisation (à savoir 2 % par mois x 12 mois « équivaut » à 24 % par année). La deuxième est le « taux d’intérêt annuel effectif », qui tient compte de l’incidence qu’a la capitalisation sur le taux d’intérêt global (2 % par mois, si l’on tient compte des intérêts composés sur base annuelle, est « équivalent » à 26,8 % par année). …

Je rejette la position de ClearFlow selon laquelle il est facile de calculer les Frais d’escompte en multipliant 0,003 % afin d’obtenir un taux annualisé qui correspondrait habituellement, au cours d’une année donnée, à 1,095 %. Le taux d’intérêt réel des Frais d’escompte pourrait varier selon le nombre de périodes de capitalisation de l’intérêt, étant donné que l’intérêt sur les Frais d’escompte est capitalisé chaque fois que le Prêt est reconduit. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, si le Prêt n’est pas remboursé dans les délais impartis, les Frais d’escompte (et les Frais d’administration, dans l’éventualité où ces derniers sont également impayés) sont ajoutés au capital à rembourser et un nouveau Prêt est créé. …

Comme je suis arrivé à la conclusion que les Frais d’escompte constituent bel et bien de l’intérêt, force est de constater que de l’intérêt est calculé sur l’intérêt non payé lorsque le Prêt est reconduit. Il n’est donc pas exact de dire qu’il est possible d’annualiser les Frais d’escompte en multipliant simplement 0,003 % par 365 pour arriver à une obligation que l’emprunteur peut comprendre clairement. Le calcul de l’intérêt a, dans les faits, entraîné de la confusion. La nature des Frais d’escompte, que comprenaient les deux parties, exigeait la communication d’un « taux annuel effectif ». Je suis d’avis que la formule énoncée dans la Convention de prêt ne fournit pas un taux équivalent permettant de satisfaire aux exigences de l’article 4 de la Loi. ClearFlow aurait dû fournir davantage d’explications [nos italiques].

Dans l’affaire ClearFlow, la Cour n’a pas mentionné les deux décisions émanant de juridictions d’appel rendues en 1991 qui, à la suite d’un examen approfondi, avaient rejeté les arguments selon lesquels l’article 4 de la Loi sur l’intérêt imposait l’obligation d’énoncer des taux d’intérêt effectifs : McHugh v. Forbes, jugement de la Cour d’appel de l’Ontario; et Bank of Nova Scotia v. Dunphy Leasing Enterprises Ltd., jugement de la Cour d’appel de l’Alberta ultérieurement confirmé par la Cour suprême du Canada. La Cour cite quelques décisions de tribunaux inférieurs rendues après l’affaire Dunphy Leasing, mais prétend que les faits de celles-ci se distinguent de ceux de l’affaire en cause étant donné que, dans les décisions citées, les documents de prêt stipulaient un taux annuel nominal. Cependant, cette distinction n’est valable que si la Cour dans l’affaire ClearFlow a également raison de conclure qu’une formule de conversion ne constitue pas un énoncé suffisant de ce que constitue un taux annuel équivalent aux fins de l’article 4.

L’interprétation que donne la Cour de l’article 4 dans ClearFlow ferait en sorte qu’il serait impossible de se conformer à la loi dans certains cas. Lorsque le calcul de l’intérêt repose sur des taux variables, on voit difficilement comment la convention de prêt pourrait « énoncer » le taux effectif annuel équivalent par un autre moyen qu’une formule qui, s’il faut en croire la Cour, ne fournira jamais la clarté nécessaire. La Cour semble également indiquer que le calcul doit toujours être facile à comprendre pour l’emprunteur, ce qui semble beaucoup demander. D’autres décisions judiciaires portant sur l’article 4 de la Loi sur l’intérêt ont explicitement reconnu la possibilité de tenir pour acquis qu’un emprunteur avisé possède les compétences nécessaires pour calculer l’intérêt.

Nous espérons que la décision rendue dans l’affaire ClearFlow sera infirmée en appel ou corrigée dans des décisions ultérieures. Mais pour l’heure, que doivent faire les prêteurs?

Une des approches possibles serait de fournir aussi bien le taux annuel nominal équivalent que le taux annuel effectif équivalent, de manière à respecter tant l’interprétation de l’article 4 donnée dans l’affaire ClearFlow que celle que nous estimons être correcte. De plus, l’emprunteur pourrait expressément reconnaître dans la convention de prêt qu’il comprend les formules de conversion et sait comment calculer les taux d’intérêt annuels au moyen de celles-ci. Il est vrai que l’article 4 précise que le taux doit être « énoncé » dans la convention de prêt, mais il se peut fort bien que la Cour dans ClearFlow aurait néanmoins accepté de l’information suffisante intégrée par renvoi dans le cas où, par exemple, l’emprunteur aurait pu consulter un site Web sur lequel le prêteur affichait les taux effectifs en vigueur applicables aux sommes dues par l’emprunteur, ou aurait pu demander au prêteur de les lui fournir. Il est difficile d’imaginer qu’un tribunal qualifierait d’insuffisante la communication en toutes lettres d’une formule de conversion dans la convention de prêt combinée à la possibilité, pour l’emprunteur, d’obtenir sur demande le taux réel en vigueur s’il ne peut ou ne veut pas s’attaquer à la formule.

Selon nous, l’un des facteurs qui limitent l’incidence potentielle de la décision ClearFlow réside dans le fait qu’il est peu probable qu’un tribunal canadien appliquerait l’article 4 à une convention de prêt régie par les lois d’un autre pays, même si l’emprunteur se trouvait au Canada.


Ce bulletin a été reproduit dans Banking & Finance du Thomson Reuters le 2 mai 2018 (vol. 33, no 2).

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