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Le Bureau de la concurrence du Canada publie son rapport provisoire sur les technologies financières : que nous réserve l’avenir?

Auteurs : Anita Banicevic et Alysha Manji-Knight

Le Bureau de la concurrence du Canada a annoncé en mai 2016 qu’il lançait une étude de marché sur l’innovation technologique dans le secteur canadien des services financiers (les « technologies financières »). Dix-huit mois plus tard, soit en novembre 2017, le Bureau a publié son rapport provisoire détaillé aux fins de consultation. Nous présentons ci-dessous un aperçu des questions clés qui sont traitées dans le rapport provisoire du Bureau ainsi que des conséquences possibles pour les entreprises qui exercent des activités dans le secteur des technologies financières au Canada.

Contexte : Pourquoi les technologies financières?

Le nombre d’entreprises de technologies financières en exploitation au Canada ne cesse d’augmenter. Selon une étude récente réalisée par OMERS Ventures, environ 100 entreprises de technologies financières exercent des activités au Canada et plus de un milliard de dollars ont été mobilisés aux fins du financement d’entreprises de technologies financières canadiennes depuis 2010. Toutefois, comme EY en faisait état l’an dernier, le taux d’adoption au Canada des produits de technologies financières demeure relativement bas, s’établissant à 8,2 %, comparativement au taux d’adoption moyen à l’échelle mondiale de 15,5 %. EY prévoit, toutefois, que si la connaissance des produits et des services de technologies financières augmente, les taux d’adoption au Canada des services de technologies financières pourraient tripler d’ici un an.

Le Bureau espère que cette étude de marché l’aidera à conseiller et à orienter les autorités de réglementation du secteur financier (et d’autres autorités concernées) quant à la façon de garantir que la réglementation ne nuira pas indûment à la concurrence et à l’innovation. Le Bureau s’est notamment penché sur l’incidence concurrentielle des technologies financières sur l’industrie des services financiers, les barrières à l’entrée auxquelles les nouveaux venus sont confrontés et la nécessité d’une réforme de la réglementation afin de favoriser une plus grande concurrence tout en préservant la confiance des consommateurs dans le secteur des services financiers.

Le point de vue du Bureau concernant la nécessité de promouvoir l’innovation dans le secteur des technologies financières ressort très clairement des documents qu’il a publiés dans le cadre de l’annonce de son étude de marché le 19 mai 2016, ainsi que des allocutions by Commissioner John Pecman discussing the initiative. Plus particulièrement, les représentants du Bureau ont affirmé que l’innovation par les entreprises de technologies financières offrait la possibilité d’un choix plus vaste, de services plus efficaces, de frais moins élevés et de plus grandes économies pour les consommateurs au Canada.

Au cours des 18 derniers mois, le Bureau a consulté plus de 100 intervenants et tenu un atelier d’une journée en février 2017 qui a permis à des représentants d’entreprises de technologies financières, d’institutions financières établies ainsi que d’organismes de réglementation canadiens et internationaux de discuter de concurrence, d’innovation et de réglementation dans ce secteur.

Le rapport provisoire du Bureau

En mars, le commissaire de la concurrence a fait une allocution dans laquelle il a résumé certains des commentaires que le Bureau avait reçus de la part d’intervenants. En mai, le Bureau a publié un résumé provisoire des faits saillants de son atelier sur les technologies financières et, finalement, en novembre, il a publié son rapport provisoire aux fins de consultation publique.

Le rapport du Bureau porte principalement sur trois grandes catégories de services : 1) les paiements et systèmes de paiement; 2) les prêts, y compris les prêts aux consommateurs et aux PME ainsi que le financement participatif en capital; et 3) les opérations et conseils d’investissement (y compris les « conseillers-robots »). Dans son rapport, le Bureau explore ces trois secteurs en fournissant certains commentaires sur le paysage réglementaire et concurrentiel actuel dans chaque secteur et en formulant des recommandations à l’intention des « décideurs politiques, organismes de réglementation, intervenants du secteur, PME et consommateurs ». Ces recommandations permettront vraisemblablement au Bureau de se faire une opinion quant à la nécessité d’adopter des mesures d’application à l’avenir ainsi qu’à l’égard des mécanismes de promotion d’un marché concurrentiel qu’il devra mettre en œuvre dans ce secteur.

Certaines des recommandations du Bureau portent sur le paysage réglementaire actuel et futur. Le Bureau considère que la réglementation des technologies financières devrait influer le moins possible sur les forces du marché, qu’elle doit rester neutre sur le plan de la technologie et qu’elle ne doit être imposée qu’au besoin pour répondre à des objectifs légitimes en matière de politiques, de sorte que les entreprises de technologies financières canadiennes puissent continuer à innover, à croître et à être concurrentielles à l’échelle internationale. Certaines recommandations clés sont traitées plus en détail ci-dessous.

1. Les entreprises de technologies financières devraient avoir un meilleur accès à l’infrastructure et aux services centraux bancaires

Selon le rapport du Bureau, « les organismes de réglementation devraient favoriser un meilleur accès à l’infrastructure et aux services centraux afin d’appuyer le développement de services novateurs de technologies financières ». Plus particulièrement, l’accès ou un meilleur accès par les entreprises de technologies financières à l’infrastructure de comptes bancaires et de paiements (y compris les systèmes de compensation, d’opérations de change et de règlement) permettrait à un plus grand nombre de participants sur le marché d’offrir de nouveaux services aux consommateurs.

Accès aux services bancaires

Dans son rapport, le Bureau mentionne que plusieurs entreprises de technologies financières ont souligné la difficulté d’obtenir les services bancaires de base nécessaires à leur fonctionnement, faisant remarquer que des fournisseurs de services de paiement ou de transfert d’argent (qui entrent dans une catégorie d’entreprises définie par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada [CANAFE], soit les entreprises de services monétaires) tardent à obtenir des services bancaires et se font parfois retirer les services sans véritable explication. Le Bureau note que peu d’institutions semblent disposées à offrir des services aux entreprises de services monétaires en raison de préoccupations concernant le respect des obligations prévues par la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, même si les entreprises de services monétaires doivent elles aussi respecter ces obligations.

Le Bureau a également souligné les efforts déployés par d’autres organismes de réglementation internationaux pour signifier leur soutien aux jeunes entreprises de technologies financières souhaitant acquérir des services bancaires de base, faisant remarquer que la Financial Conduct Authority du Royaume-Uni a averti les banques qu’elles ne devraient pas utiliser la lutte contre le blanchiment d’argent « comme excuse pour fermer des comptes alors qu’elles le font pour de tout autres raisons ».

Accès à l’infrastructure de change, de compensation et de règlement

Des préoccupations concernant l’accès à l’infrastructure de change, de compensation et de règlement ont été soulevées par certaines entreprises de technologies financières dans les commentaires (disponible en anglais seulement) qu’elles ont soumis au Bureau dans le cadre de l’étude de marché. Dans son rapport provisoire, le Bureau a tenu compte de cette préoccupation et noté que l’accès à l’infrastructure de change, de compensation et de règlement telle que le Système automatisé de compensation et de règlement (le « SACR ») et le Système de transfert de paiements de grande valeur était limité.

Pour avoir accès au SACR, il faut être membre de Paiements Canada; les exigences et les restrictions relatives à l’adhésion sont précisées dans la Loi canadienne sur les paiements. Le Bureau est d’avis que le fait de restreindre l’accès des adhérents au SACR pourrait nuire à la concurrence dans l’espace des paiements étant donné que les adhérents qui ont accès directement au SACR pourraient agir de manière à faire augmenter les frais pour les concurrents qui n’y ont pas accès directement.

Étant donné qu’elles ne sont pas actuellement admissibles à devenir membres de Paiements Canada, bon nombre d’entreprises de technologies financières ne peuvent d’aucune façon avoir accès directement au SACR (que ce soit pour des échanges, des compensations ou des règlements). Dans son rapport provisoire, le Bureau mentionne que le fait de permettre aux entreprises de technologies financières d’avoir accès à la fonction d’échange du SACR « suffirait à lever cette importante barrière à l’entrée ».

Conséquences

Dans son rapport provisoire, le Bureau indique clairement qu’il a des préoccupations concernant la capacité d’accès actuelle des entreprises de technologies financières à l’infrastructure de services bancaires, de compensation et de règlement. Étant donné que l’accès au cadre de compensation et de règlement est réglementé, il fera vraisemblablement l’objet des efforts continus du Bureau en matière de promotion d’un marché concurrentiel (mais il ne fera sans doute pas, en soi, l’objet de mesures d’application de la part du Bureau).

La question de l’accès aux services bancaires d’institutions financières par une entreprise de services monétaires a été examinée par le Tribunal de la concurrence (disponible en anglais seulement) en 2005 dans le cadre des dispositions relatives au refus de vendre de la Loi sur la concurrence. Suivant ces dispositions, une personne qui est incapable de se procurer un produit de façon suffisante en raison de l’insuffisance de la concurrence entre les fournisseurs de ce produit sur le marché peut demander au Tribunal d’ordonner qu’un fournisseur accepte cette personne comme client. Toutefois, dans l’affaire de 2005, le Tribunal a déclaré que la décision d’une importante banque canadienne de refuser de fournir des services bancaires à une entreprise de services monétaires ne résultait pas de l’insuffisance de la concurrence, mais était plutôt fondée sur des motifs commerciaux justifiables et objectifs, et a rejeté la demande. Dans cette affaire, le Tribunal a déclaré que le fait que le plaignant n’avait pas rempli les obligations qui lui incombent aux termes de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes constituait notamment un motif commercial justifiable. Cela dit, les institutions financières auraient intérêt à évaluer les motifs commerciaux qu’elles pourraient invoquer pour refuser de fournir des services bancaires aux entreprises de technologies financières ou limiter ceux-ci, compte tenu de l’intérêt du Bureau pour ce secteur et du fait que ces décisions pourraient être examinées avec plus de circonspection.

2. Le Canada devrait envisager l’adoption d’un « système bancaire ouvert »

Dans son rapport provisoire, le Bureau présente également les avantages d’un « système bancaire ouvert », avançant qu’un tel système permettrait aux consommateurs de magasiner et de changer de fournisseur de services plus facilement. Le concept de système bancaire ouvert donnerait également aux entreprises de technologies financières l’occasion de créer des interfaces de programmation d’applications permettant aux clients de partager leurs renseignements en toute sécurité avec d’autres banques et des tiers.

En adoptant ce point de vue sur cette question, le Bureau pourrait s’être inspiré des initiatives de la Competition and Markets Authority du Royaume-Uni, qui a déjà pris des mesures en vue d’encourager les systèmes bancaires ouverts, notamment en obligeant les banques du Royaume-Uni à adopter un système bancaire ouvert d’ici le début de 2018.

Le Bureau n’a pas le pouvoir d’ordonner l’adoption d’un système bancaire ouvert. Toutefois, et il ne s’agit peut-être pas d’une coïncidence, en août 2017, le ministère des Finances du Canada a amorcé la deuxième étape des consultations sur le renouvellement du cadre fédéral régissant le secteur financier et a sollicité des commentaires sur les avantages d’un système bancaire ouvert.

Conséquences

Certains intervenants du secteur des services financiers ont déjà souligné la nécessité de tenir compte non seulement des préoccupations liées à la sécurité et à la protection de la vie privée des consommateurs, mais également des incidences que pourrait avoir un système bancaire ouvert sur la sécurité et la stabilité du système financier au Canada. À l’échelle internationale, toutefois, le concept de système bancaire ouvert suscite de plus en plus d’intérêt; en effet, selon un récent sondage (disponible en anglais seulement) mené par Accenture, environ 100 responsables des paiements au sein de grandes banques sont prêts à faire des investissements importants dans un système bancaire ouvert d’ici 2020.

Conclusion

Le Bureau de la concurrence a, de toute évidence, consacré des ressources importantes à la réalisation de cette étude de marché sur les technologies financières et à la production de son rapport provisoire. Compte tenu de cet investissement important et de la base de connaissances qu’il a acquises, le Bureau continuera vraisemblablement à chercher des occasions de promouvoir la concurrence dans ce secteur et, au besoin, de prendre des mesures d’application afin de créer un environnement propice à l’innovation et à la concurrence dans le secteur des technologies financières.

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