Bulletin

L’arrêt InterOil de la Cour d’appel du Yukon est fondé sur la dure et froide réalité de faits par ailleurs discutables

Auteurs : Patricia L. Olasker, Poonam Puri, James W.E. Doris et J. Alexander Moore

Contexte

Une décision judiciaire rendue récemment au Yukon a retenu l’attention des conseillers financiers et des spécialistes du secteur des fusions et acquisitions, en soulevant des questions sur les pratiques établies du marché concernant les opérations de fusions et acquisitions, en particulier en ce qui a trait aux avis sur le caractère équitable. Aux termes d’un arrêt rendu le 4 novembre 2016, la Cour d’appel du Yukon a bloqué la proposition d’offre d’achat visant à la mainmise d’InterOil Corporation (« InterOil ») par ExxonMobil Corporation (« ExxonMobil »), qui devait être réalisée au moyen d’un plan d’arrangement prévu par la loi dans le cadre d’une opération de 2 milliards de dollars. Même si l’opération était elle-même le fruit d’une offre supérieure à une offre présentée antérieurement et qu’elle avait obtenu l’approbation de plus de 80 % des actionnaires d’InterOil, la Cour a invoqué plusieurs « signaux d’alarme » qui l’empêchaient de conclure que l’arrangement proposé était objectivement « juste et raisonnable », comme l’exige la loi sur les sociétés par actions applicable. La Cour a notamment invoqué les signaux d’alarme suivants :

  • L’avis sur le caractère équitable qu’avait reçu le conseil d’administration d’InterOil présentait plusieurs lacunes, par exemple :
    • les honoraires payables au conseiller financier qui avait donné l’avis sur le caractère équitable, Morgan Stanley, dépendaient du succès de l’opération;
    • le conseiller financier d’InterOil avait omis d’évaluer la valeur de droits conditionnels à la valeur (les « DCV ») qu’ExxonMobil pouvait avoir à payer dans le cadre de l’opération, par rapport à la valeur de zones pétrolières d’intérêt d’InterOil sur lesquels ces DCV étaient basés mais dans lesquelles aucuns travaux d’exploration n’avaient encore été réalisés;
    • l’avis sur le caractère équitable n’était accompagné d’aucun fait, d’aucun renseignement ni d’aucune analyse indiquant sur quoi il était fondé.
  • Le conseil d’administration avait omis d’engager un deuxième conseiller financier rémunéré à forfait.
  • Le comité que le conseil d’administration avait établi pour superviser la négociation de l’opération s’était révélé plutôt passif, se contentant de recevoir des comptes rendus de la direction.
  • Le chef de la direction, qui avait mené les négociations, allait recevoir 2,6 millions de dollars d’indemnités de départ et 32 millions de dollars en vertu d’attributions d’actions, et il avait donc intérêt à approuver l’opération.

En raison de ces faiblesses aux plans de la gouvernance, de la divulgation et de la procédure, la Cour d’appel a finalement statué que le juge de première instance avait commis une erreur lorsqu’il avait conclu que le vote des actionnaires était un indicateur fiable du caractère équitable de l’opération.

À notre avis, les faiblesses évoquées par la Cour d’appel relativement à l’avis sur le caractère équitable, d’une part, et la proposition selon laquelle un avis sur le caractère équitable donné par un conseiller financier indépendant rémunéré à forfait constitue la norme en matière de « pratique exemplaire », d’autre part, sont des conclusions qui ne s’accordent pas avec la pratique établie sur le marché canadien. Cette incompatibilité résulte du fait que le juge de première instance a tiré des conclusions de fait fondées sur la preuve d’expert non contredite produite par l’actionnaire d’InterOil qui s’opposait à l’opération, plutôt que sur l’ensemble de la preuve versée au dossier. En particulier, InterOil n’a pas produit de contre-preuve d’expert ni contre-interrogé le témoin expert de l’actionnaire qui s’opposait à l’opération afin de contester les affirmations selon lesquelles, d’une part, les pratiques exemplaires commandent d’obtenir un avis sur le caractère équitable d’un conseiller indépendant rémunéré à forfait et, d’autre part, les avis sur le caractère équitable doivent, soit divulguer les renseignements et l’analyse sur lesquels leurs conclusions sont fondées, soit être accompagnés de ces renseignements et de cette analyse. Néanmoins, les affirmations du juge de première instance et de la Cour d’appel, en particulier pour ce qui concerne l’utilisation et la nature des avis sur le caractère équitable, soulèvent des questions clés touchant la pratique des fusions et acquisitions au Canada qui doivent être examinées.

Points importants à retenir

1. Des mesures incitatives favorables à la réalisation d’une opération peuvent placer le chef de la direction en situation de conflit d’intérêts

La Cour d’appel a critiqué le rôle de premier plan que la direction avait joué dans les négociations avec ExxonMobil, et cela devrait servir de mise en garde aux administrateurs indépendants, qui ont tout intérêt à demeurer à l’affût des conflits d’intérêts et à les gérer activement. Le chef de la direction d’InterOil devait recevoir près de 35 millions de dollars si l’opération était réalisée, et pourtant, il avait joué un rôle clé dans la négociation de l’opération. Les paiements conditionnels à la réalisation d’une opération sont conçus pour contrer la propension de la direction à la résistance, et ils sont habituellement conçus pour aligner les intérêts de la direction sur ceux des actionnaires; toutefois, lorsqu’il s’agit de choisir entre une vente de la société et le statu quo, un paiement conditionnel à la réalisation d’une opération peut donner lieu à un conflit d’intérêts. Il peut être judicieux que la direction prenne part aux négociations concernant le prix de vente, mais le conseil d’administration ou le comité spécial mis sur pied par celui-ci devrait superviser convenablement les négociations et veiller à ce qu’elles ne soient pas influencées par les acteurs qui ont droit à des paiements importants. La tenue de séances à huis clos dont sont exclus les membres du conseil d’administration qui ont droit à des paiements en cas de réalisation de l’opération ou les personnes dont l’opération risque d’entraîner la fin de leur emploi peut contribuer à atténuer l’influence de ces intérêts. Les mesures qui sont prises pour gérer ces conflits d’intérêts devraient être consignées au procès-verbal des réunions du conseil d’administration.

2. Le contexte de l’audience relative à l’arrangement fait en sorte qu’il est difficile d’y faire trancher des questions complexes concernant la gouvernance, le caractère adéquat du processus et la divulgation

La preuve d’expert qui faisait état de faiblesses dans l’opération visant InterOil et sur laquelle le juge de première instance s’est appuyée, et qui a ensuite constitué le fondement de la décision de la Cour d’appel, a été produite à peine quelques jours avant l’audience relative à l’arrangement. Plutôt que de reporter l’audience et de produire une contre-preuve ou une preuve contradictoire, que ce soit en produisant une contre-preuve sous la forme d’affidavits d’experts ou en menant un contre-interrogatoire, InterOil a choisi d’aller de l’avant avec le dossier factuel existant. Si InterOil a agi ainsi, c’est vraisemblablement qu’elle était fortement pressée de conclure l’opération, ce qui supposait que l’audience relative à l’arrangement soit tenue au plus vite, et qu’elle croyait fermement que l’approbation de 80 % de ses actionnaires serait suffisante pour convaincre la Cour d’appel que l’opération était juste et raisonnable. Bien que le juge du tribunal inférieur ait effectivement approuvé l’opération en s’appuyant dans une large mesure sur l’approbation des actionnaires, ses conclusions de fait concernant la gouvernance d’entreprise et les lacunes en matière de procédure d’InterOil, lesquelles étaient fondées sur un dossier incomplet, ont jeté les fondements factuels du rejet ultérieur de l’opération par la Cour d’appel.

Cette affaire fait clairement ressortir l’importance des procédures judiciaires dans le contexte d’un plan d’arrangement et les risques qu’il y a à aller de l’avant en l’absence d’un dossier factuel complet. Bien que les audiences relatives aux arrangements se déroulent en temps réel, et que les opérations sont mises en suspens en attendant l’issue de ces audiences, les promoteurs de plans d’arrangement doivent évaluer et soupeser avec soin les avantages et les coûts liés au fait de procéder sans délai par rapport aux risques liés au fait de ne pas contester en bonne et due forme ou vigoureusement tout élément de preuve produit en opposition au plan d’arrangement.

3. Les promoteurs d’une opération doivent bien comprendre l’objet des avis sur le caractère équitable

L’avis sur le caractère équitable que le conseil d’administration d’InterOil a reçu était typique de ceux qui sont donnés dans le contexte des opérations de fusions et acquisitions au Canada, mais la Cour d’appel a néanmoins jugé que cet avis était lacunaire en ce qu’il ne comportait aucune analyse substantielle et ne divulguait pas les honoraires de Morgan Stanley. Peut-être pourra-t-on écarter à l’avenir l’arrêt InterOil à titre de précédent en faisant des distinctions fondées sur les faits de cette affaire et sur la preuve non contestée de pratiques exemplaires présentée au procès par l’actionnaire qui s’opposait à l’opération, mais il n’en demeure pas moins que les commentaires du juge de première instance ainsi que ceux de la Cour d’appel donnent à entendre que les tribunaux veulent voir des preuves objectives des caractères équitable et raisonnable d’un plan d’arrangement et qu’un avis sur le caractère raisonnable typique de ceux qui sont habituellement donnés au Canada, à lui seul, ne sera généralement pas considéré comme très persuasif. La Cour supérieure de justice de l’Ontario est parvenue à une conclusion similaire dans l’affaire Champion Iron Mines Ltd. (« Champion Iron Mines ») où le juge a statué qu’un avis typique sur le caractère équitable ne pouvait être admis comme preuve d’expert.

Historiquement, l’avis sur le caractère équitable a eu pour objet de démontrer qu’au moment d’approuver une opération, le conseil d’administration avait fait preuve de diligence raisonnable en obtenant des conseils financiers d’expert au sujet du caractère équitable de celle-ci d’un point de vue financier. C’est poursuivre un objectif différent que de recourir à un avis sur le caractère équitable pour prouver à des tiers, comme un tribunal ou les actionnaires, que l’opération proposée est équitable d’un point de vue financier pour les actionnaires de la société. Malgré ces différences d’objet, dans les circulaires de sollicitation de procurations relatives à des arrangements et lors des audiences relatives à des plans d’arrangement, il est courant que les promoteurs invoquent un avis sur le caractère équitable comme preuve du caractère équitable de l’opération proposée plutôt que comme simple preuve que le conseil d’administration a fait sa recommandation sur le fondement d’un avis d’expert. Comme l’expérience le démontre dans les affaires Champion Iron Mines et InterOil (ainsi que dans une affaire antérieure mettant en cause Royal Host), il peut s’avérer contreproductif d’exagérer l’objet et l’importance d’un avis sur le caractère équitable, surtout si la conclusion de l’avis n’est pas étayée par une analyse financière indépendante produite en preuve auprès du tribunal.

4. Une opération peut être structurée sous la forme d’une offre ou d’une fusion

Les plans d’arrangement ont généralement constitué une forme privilégiée de structure d’opération pour l’acquisition d’une société ouverte, en particulier dans le cas d’opérations complexes ou lorsque des valeurs mobilières sont offertes aux actionnaires de la cible et que le recours à un plan d’arrangement permet de se prévaloir de la dispense prévue par les lois américaines sur les valeurs mobilières relativement aux valeurs mobilières émises à des résidents des États-Unis. Toutefois, l’arrêt InterOil met en relief les risques inhérents à une structure d’opération nécessitant l’approbation d’un tribunal. Certes, toute opération (peu importe qu’elle soit structurée sous la forme d’un plan d’arrangement, d’une offre publique d’achat ou d’une fusion) peut être contestée en justice, notamment en vertu des dispositions des lois sur les sociétés au Canada qui prévoient les recours pour abus, mais le processus relatif aux plans d’arrangement offre aux actionnaires qui s’opposent à l’opération une tribune tout indiquée où plaider leur cause. De plus, par contraste avec une instance relative à une demande de redressement pour abus, lors d’une audience relative à un plan d’arrangement, c’est au promoteur qu’incombe le fardeau de démontrer que l’opération est équitable et raisonnable. Les tribunaux ont statué que cette norme était plus exigeante que celle à laquelle il faut satisfaire pour faire rejeter la prétention d’un actionnaire selon laquelle l’opération est abusive envers les actionnaires de la société.

Dans la vaste majorité des cas d’arrangement, l’approbation du tribunal est obtenue assez simplement, surtout si les actionnaires appuient l’opération dans une forte proportion. Bien que les conseillers en matière de fusions et acquisitions aient toujours soupesé les risques supplémentaires inhérents à une structure prenant la forme d’un plan d’arrangement, nous prévoyons qu’une plus grande importance sera accordée dorénavant à cette considération dans la planification des opérations, et que d’autres structures envisageables (comme les offres publiques d’achat ou les fusions) seront privilégiées lorsque la souplesse offerte par une structure prenant la forme d’un plan d’arrangement n’est pas une considération importante.

5. Une plus grande importance est accordée à une divulgation complète

Lorsqu’elle a infirmé la décision du juge de première instance d’admettre le vote des actionnaires comme preuve du caractère équitable de l’opération, la Cour d’appel a noté le manque d’information divulguée aux actionnaires concernant la valeur des actifs de la société ainsi que le manque d’information concernant la conclusion du conseiller financier selon laquelle la contrepartie offerte aux actionnaires était équitable. La Cour a affirmé que, lorsqu’elle approuve un arrangement, elle doit être convaincue que les actionnaires étaient en mesure de prendre une décision éclairée. Bien que l’importance d’un actionnariat convenablement informé au moment de voter ne soit pas un concept nouveau et qu’il s’agisse d’un motif courant de contestation d’une opération qui a recueilli l’appui des actionnaires, l’arrêt InterOil semble relever la barre quant à la nature et à l’étendue des renseignements qui doivent être communiqués. Il sera intéressant de voir si cet arrêt aura comme effet de rapprocher la pratique canadienne de la norme américaine suivant laquelle l’analyse détaillée sous-jacente à l’avis sur le caractère équitable et le montant des honoraires du conseiller financier seront divulgués dans la circulaire de sollicitation de procurations.

Est-ce que les avis sur le caractère équitable fournis par des conseillers rémunérés à forfait deviendront la norme à l’avenir ?

Tel qu’expliqué précédemment, le juge de première instance a admis une preuve non contestée selon laquelle les pratiques exemplaires commandaient de retenir les services d’un deuxième conseiller financier indépendant rémunéré à forfait, étant donné les honoraires conditionnels à la réalisation de l’opération qui étaient censés être payés à Morgan Stanley. Certains commentateurs ont donné à entendre que cette décision appuyait la proposition selon laquelle un avis sur le caractère équitable fourni par un conseiller rémunéré à forfait sera exigé pour tous les plans d’arrangement. Nous ne croyons pas que la décision aille si loin, et nous observons que, bien que le juge de première instance ait relevé plusieurs lacunes dans l’avis sur le caractère équitable, la Cour d’appel a énuméré ces lacunes dans une liste de signaux d’alarme concernant l’opération, et non comme le fondement unique de sa conclusion.

Malheureusement, ni le juge de première instance ni la Cour d’appel n’ont offert la moindre analyse de la question de savoir pourquoi des honoraires forfaitaires seraient supérieurs aux conventions habituelles d’honoraires au résultat, ni la moindre analyse de la question de savoir pourquoi un avis sur le caractère équitable est un moyen plus fiable de déterminer la valeur qu’un prix établi dans le contexte d’un appel d’offres concurrentielles soumises par des personnes traitant sans lien de dépendance. En conséquence, les conseils d’administration et les comités spéciaux devront continuer à consulter des conseillers juridiques pour déterminer quelles ententes de rémunération il convient de conclure avec leurs conseillers financiers et comment ces ententes et les analyses sous-jacentes devraient être divulguées.

Personnes-ressources

Connexe