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Une fusion, deux points de vue différents : l’histoire d’une fusion de deux entreprises canadiennes approuvée par le Bureau de la concurrence, mais contestée par la Federal Trade Commission des États-Unis

Auteurs : Anita Banicevic et John Bodrug

Des normes juridiques différentes mènent à des issues différentes pour le même projet de fusion  

Le 28 juin 2016, le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») a annoncé qu’il ne s’opposera pas à l’acquisition de Canexus Corporation (« Canexus ») par Superior Plus Corporation (« Superior ») même s’il est d’avis que la transaction « aura vraisemblablement pour effet de diminuer sensiblement la concurrence pour la fourniture de divers produits chimiques industriels au Canada ». Le Bureau a dit avoir pris la décision de ne pas s’opposer à la transaction en raison de la possibilité pour Superior de se prévaloir de la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’article 96 de la Loi sur la concurrence (qui prévoit qu’il n’y a pas lieu d’empêcher une fusion lorsque les gains en efficience prévus surpasseraient les effets anticoncurrentiels qui découleraient probablement de la transaction), défense qui est unique en son genre. La veille de l’annonce de la décision du Bureau de ne pas s’opposer à la transaction proposée, la Federal Trade Commission (la « FTC ») a annoncé qu’elle s’opposerait à la transaction puisque celle-ci aurait « pour effet de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché nord-américain du chlorate de sodium ». Même si, au final, les résultats ne sont pas les mêmes, les annonces du Bureau et de la FTC, ainsi que les mesures prises par ces derniers, mettent en évidence non seulement la possibilité de se prévaloir de la défense fondée sur les gains en efficience au Canada, mais également le niveau accru de coopération et de collaboration entre le Bureau et les autorités américaines chargées de l’application de la législation antitrust lorsqu’il est question de fusions transfrontalières.

Contexte

Le 6 octobre 2015, Superior a annoncé qu’elle avait conclu une entente avec Canexus en vue de l’acquisition de la totalité des actions émises et en circulation de cette entreprise. Canexus et Superior ont leur siège social au Canada, mais elles exercent des activités en Amérique du Nord et du Sud et produisent toutes deux du chlorate de sodium et des chloralcalis. En vertu de la Loi sur la concurrence (Canada) et de la Hart–Scott–Rodino Act (États-Unis), la transaction proposée ne pouvait avoir lieu avant qu’un avis de celle-ci soit transmis aux autorités compétentes dans ces deux pays et qu’elle ait été approuvée par celles-ci. Dans l’énoncé de position dans lequel il résume la démarche qu’il a suivie lors de son examen de la transaction proposée, le Bureau a indiqué que ses conclusions étaient « étayées par des entrevues réalisées avec de nombreux intervenants, notamment des clients, des concurrents et des distributeurs de produits chimiques des parties, de même que par des analyses réalisées par des experts indépendants en économie et en gains en efficience ».

À la suite de son examen, le Bureau a conclu que la transaction proposée aurait vraisemblablement pour effet de diminuer sensiblement la concurrence dans le domaine de la fourniture de chlorate de sodium, tant dans l’est que dans l’ouest du Canada (le chlorate de sodium étant un produit chimique dont se servent principalement les fabricants de pâtes et papiers). Plus particulièrement, le Bureau a conclu que « les clients de Superior et de Canexus pourraient être confrontés à une hausse appréciable de prix pour ces intrants chimiques et que leurs options concernant d’autres sources d’approvisionnement seraient limitées à la suite de la fusion ». L’analyse qu’a faite le Bureau ne s’est toutefois pas arrêtée là. Lorsque la défense fondée sur les gains en efficience est invoquée, le Bureau doit, en vertu de l’article 96 de la Loi sur la concurrence, évaluer si la fusion a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience qui surpassent ou surpasseraient les effets anticoncurrentiels qui découleront probablement de la transaction. Dans le cadre de son analyse comparative des effets anticoncurrentiels et des gains en efficience, le Bureau a tenu compte de facteurs comme l’élimination des coûts indirects, l’optimisation du transport des marchandises et l’élimination des services intégrés en double. Dans le présent cas, l’acquéreur a fourni des analyses détaillées, préparées par un expert, pour appuyer ses allégations concernant les gains en efficience qui découleraient de la transaction proposée. De plus, le Bureau a retenu les services d’un expert externe en gains en efficience pour évaluer les allégations de l’acquéreur. Le Bureau a finalement conclu que « les gains en efficience […] surpasseraient considérablement les effets anticoncurrentiels de la fusion ».

La FTC, qui a travaillé en étroite collaboration avec le Bureau, est elle aussi arrivée à la conclusion que la fusion aurait pour effet de diminuer sensiblement la concurrence sur le marché nord-américain du chlorate de sodium. Plus particulièrement, la FTC a conclu que l’entité qui serait issue de la fusion, le cas échéant, aurait une capacité de production de chlorate de sodium équivalant à la moitié de la capacité de production globale en Amérique du nord et qu’elle entraînerait une baisse de la production et une hausse des prix, ce qui nuirait à la concurrence. Dans son communiqué, la FTC ne fait toutefois pas mention de son point de vue concernant les gains en efficience. Bien que les agences américaines chargées de l’application de la législation antitrust prennent en considération les gains en efficience déterminables dans le cadre de leur analyse globale des effets qu’une fusion serait susceptible d’avoir sur la concurrence, elles ne tiennent pas compte de critères équivalents à la défense fondée sur les gains en efficience prévue par la législation canadienne.

À l’issue de son examen, la FTC a annoncé qu’elle avait mis en branle le processus de contestation administratif et qu’elle s’adresserait à une cour fédérale pour obtenir une ordonnance de sauvegarde et une injonction provisoire pour empêcher la transaction jusqu’à ce que l’issue du processus administratif soit connue. Dans le communiqué qu’elle a émis au sujet de la décision de la FTC de contester la transaction proposée, Superior a expliqué qu’elle « avait proposé de se départir d’une capacité de production de chlorate de sodium totale d’au plus 215 000 tonnes métriques, ce qui représente un BAIIA opérationnel annuel d’environ 42 millions de dollars et ce qui aurait, dans les faits, pour effet de réduire sa part du marché de la vente de chlorate de sodium aux États-Unis à environ 35 % après la fusion ».

Conclusions

La possibilité de se prévaloir de la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l’article 96 de la Loi sur la concurrence constitue une source de controverse et de conflit depuis quelque temps. Après avoir été débouté par la Cour suprême du Canada en 2015, alors qu’il avait tenté d’empêché la transaction visant Tervita, le commissaire de la concurrence a indiqué depuis ce qui suit : « Il y a lieu de se demander si les résultats des affaires Superior Propane et Tervita reflètent l’intention qu’avait le Parlement en 1986, quand la défense de gains en efficience a été enchâssée dans la Loi ». Plus particulièrement, le commissaire s’est dit d’avis que la défense fondée sur les gains en efficience a été adoptée par le Parlement en vue de permettre aux entreprises canadiennes d’être plus concurrentielles sur le plan international. Compte tenu de ces commentaires publics, il ne serait pas étonnant que des propositions ayant pour but de modifier ou d’éliminer la défense fondée sur les gains en efficience voient éventuellement le jour.

Quoiqu’il en soit, pour l’instant, les parties qui sont en mesure de démontrer que les gains en efficience qui découleraient vraisemblablement de la fusion proposée surpasseraient les effets anticoncurrentiels peuvent se prévaloir de la défense fondée sur les gains en efficience. Cela dit, la preuve de tels gains en efficience pourrait ne pas suffire à convaincre les autorités américaines chargées de l’application de la législation antitrust de ne pas s’opposer à une fusion proposée, compte tenu du cadre juridique distinct en vigueur dans ce pays.

Enfin, les dates très rapprochées auxquelles le Bureau et la FTC ont fait leur annonce respective, et la mention, dans leur communiqué respectif, de leurs efforts de coordination et de collaboration, confirment que la FTC et le Bureau continueront de coordonner étroitement leurs examens dans certains cas.

Note : Superior a annoncé dans un communiqué du 30 juin 2016 qu’elle avait résilié l’entente qu’elle avait conclue avec Canexus. Dans son communiqué, Superior a affirmé qu’elle « avait tenté de faire en sorte que Canexus remédie à son manquement à certaines dispositions de la convention » et reporte la date limite prévue dans la convention. Dans un communiqué distinct, Canexus « a vigoureusement démenti les prétentions de Superior concernant un manquement de sa part à certaines dispositions de la convention » et a mentionné que Superior devra lui verser une somme de 25 millions de dollars à titre d’indemnité pour avoir résilié la convention. Canexus a également indiqué qu’elle aurait été disposée à accorder à Superior un délai supplémentaire pour lui permettre de contester la décision de la FTC devant les tribunaux « si Superior avait accepté de lui assurer une plus grande sécurité financière et une plus grande latitude sur le plan opérationnel si cette dernière n’obtenait pas gain de cause devant les tribunaux ».

Ces revirements démontrent l’importance de la répartition des risques dans le cadre de la négociation de conventions de fusion et acquisition, de même que la nécessité d’obtenir le feu vert des autorités chargées de l’application de la législation antitrust dans tous les territoires applicables.

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