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Les investisseurs étrangers ne peuvent invoquer le privilège prévu par la loi pour éviter la communication des engagements pris en vertu de la Loi sur Investissement Canada

Auteurs : John Bodrug, Charles Tingley, Alysha Manji-Knight et George N. Addy

Le 26 janvier 2016, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la Loi sur Investissement Canada (la « LIC ») ne faisait pas obstacle à la communication, dans le cadre de procédures judiciaires non liées à la LIC, des engagements écrits confidentiels que prend un investisseur étranger envers le gouvernement du Canada en vue d’en arriver à un règlement mettant fin à des mesures d’application prises en vertu de la LIC. Plus particulièrement, la Cour a déclaré que l’investisseur étranger qui a pris de tels engagements ne peut invoquer le privilège prévu par la LIC pour justifier son refus de communiquer ceux-ci. Et il en sera ainsi même lorsque le ministre de l’Industrie1 invoque ce privilège pour s’opposer avec succès à la communication des engagements au motif que celle-ci n’est pas nécessaire pour l’application de la LIC et risquerait de nuire à l’investisseur étranger. En effet, le requérant pourra s’appuyer sur d’autres fondements qui lui sont ouverts afin d’exiger de l’investisseur lui-même la communication d’engagements potentiellement sensibles que ce dernier a pris afin d’obtenir l’approbation d’un investissement étranger aux termes de la LIC.

C’est la première fois que la Cour d’appel se penche sur les dispositions relatives au privilège prévu par la LIC afin d’en clarifier la portée ainsi que la protection qu’elles offrent contre la communication d’engagements à des tiers. Bien que la Cour interprète les dispositions relatives au privilège énoncées à l’article 36 de la LIC de manière à leur conférer, à bien des égards, une application relativement large et généreuse, ses conclusions nous rappellent que les renseignements hautement confidentiels sur la façon dont l’investisseur étranger s’est engagé à exploiter son entreprise canadienne pourraient ne pas être à l’abri d’une divulgation dans certains cas, quoique rares. Les investisseurs étrangers doivent donc continuer d’exercer une extrême vigilance à l’égard des renseignements et des engagements qu’ils fournissent au ministre dans le cadre d’une demande d’approbation d’un investissement étranger afin de préserver toutes les revendications possibles fondées sur le privilège, qu’il soit prévu par la LIC ou une règle de la common law.

Contexte

Acquisition deStelco etmesures d’application aux termes de la LIC

En 2007, dans le cadre de l’acquisition de l’entreprise canadienne Stelco Inc. (maintenant appelée U.S. Steel Canada Inc. (« USSC »)), United States Steel Corporation (« USS ») a pris des engagements envers le ministre afin de démontrer que l’opération était « vraisemblablement à l’avantage net » du Canada et d’obtenir l’approbation requise aux termes de la LIC. USS a par la suite éprouvé des difficultés financières et, en 2009, le ministre a mis USS en demeure d’exécuter les engagements qu’elle avait pris en vertu de la LIC, notamment quant au maintien de certains niveaux d’emploi et de production au Canada. Dans sa mise en demeure, le ministre demandait à USS de corriger les manquements reprochés, de faire la preuve qu’elle n’était pas en défaut ou de fournir les motifs justifiant l’inexécution de ses engagements. USS a fait valoir que l’éventuelle inexécution de ses engagements était attribuable à des facteurs indépendants de sa volonté et qu’elle ne pouvait donc pas en être tenue responsable.

En juillet 2009, le procureur général du Canada (le « PGC») a demandé à la cour de prononcer contre USS une ordonnance enjoignant à celle-ci de se conformer à ses engagements et de payer des amendes. Le litige – le premier du genre aux termes de la LIC– a finalement fait l’objet d’un règlement à l’amiable en 2011 entre USS, USSC et le PGC avant que les tribunaux se soient prononcés sur le fond du différend. L’entente comportait de nouveaux engagements écrits, dont certains ont été rendus publics, y compris ceux de poursuivre la production d’acier au Canada et de maintenir certaines activités en Ontario jusqu’à la fin de 2015. Les autres modalités de l’entente de règlement devaient demeurer confidentielles.

Les procédures en vertu de la LCAA

En septembre 2014, toujours aux prises avec des difficultés financières, USSC a demandé et obtenu l’autorisation de se placer sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »). Dans une déclaration sous serment déposée avec sa demande, USSC a fait référence à l’entente de règlement et a affirmé que les modalités même de l’entente ainsi que les dispositions relatives au privilège énoncées à l’article 36 de la LIC en protégeaient la confidentialité. En avril 2015, certains intervenants dans les procédures intentées en vertu de la LACC, dont la ville de Hamilton et les syndicats représentant les employés actuels et retraités de USSC (les « parties prenantes »), ont présenté une requête visant à forcer Industrie Canada, USS et/ou USSC à divulguer l’entente de règlement. Selon ces parties prenantes, l’entente serait utile aux fins de l’évaluation de la proposition de restructuration et leur permettrait de mieux comprendre celle-ci et de prendre part au processus de restructuration. De plus, si USS manquait à ses obligations aux termes de l’entente de règlement, les parties prenantes invoqueraient ces manquements pour contester les réclamations présentées par USS contre USSC dans le cadre des procédures en vertu de la LACC, lesquelles faisaient concurrence aux réclamations des parties prenantes et prendraient rang devant elles, sinon.

Le privilège aux termes de la LIC

Les paragraphes (1) et (2) de l’article 36 de la LIC prévoient que, sous réserve de certaines exceptions, tous les renseignements obtenus à l’égard d’un investisseur étranger ou d’une entreprise canadienne visée par le ministre ou un fonctionnaire ou employé de l’État dans le cadre de l’application de la LIC sont confidentiels et que «nul ne peut sciemment les communiquer, permettre qu’ils soient communiqués ou permettre à qui que ce soit de les communiquer ou permettre à qui que ce soit d’en prendre connaissance ou d’y avoir accès »; nul ministre ou fonctionnaire ou employé du Canada ou d’une province n’est tenu, dans le cadre de procédures judiciaires, de témoigner à l’égard des renseignements confidentiels ou de déposer une déclaration orale ou écrite qui en contient.

Le paragraphe (4) de l’article 36 de la LIC énonce plusieurs exceptions à ce privilège. Plus particulièrement, le privilège n’empêche nullement la communication des renseignements suivants :

  • renseignements dans le cadre de procédures judiciaires instituées dans le cadre de l’application de la LIC;
  • renseignements dont la communication a été autorisée par écrit par l’investisseur étranger ou l’entreprise canadienne qu’ils visent;
  • renseignements contenus dans un engagement écrit pris envers le gouvernement du Canada afin de remplir les critères de l’avantage net aux termes de la LIC.

En ce qui concerne les renseignements contenus dans les engagements pris par un investisseur, le ministre peut néanmoins refuser de les communiquer s’il est d’avis que leur communication n’est pas nécessaire pour l’application de la LIC et qu’elle risquerait d’être préjudiciable à l’investisseur qui les a pris.

Le refus du ministre de communiquer les engagements

Ainsi, en réponse aux parties prenantes qui cherchaient à forcer la communication de l’entente de règlement, la déléguée du ministre a indiqué qu’à son avis, la communication de celle-ci n’était pas nécessaire à l’application de la LIC et qu’elle risquait de nuire aux activités commerciales de USSC. Cette prise de position est conforme à la politique suivie de longue date par le gouvernement selon laquelle les renseignements soumis aux termes de la LIC sont traités de manière confidentielle et, sous réserve de certaines exceptions, ne sont pas communiqués au public sans le consentement de l’investisseur.

La décision de première instance

Devant le tribunal de première instance, les parties prenantes ont soutenu que le privilège prévu à l’article 36 de la LIC ne protégeait pas l’entente de règlement contre la communication pour les principaux motifs suivants :

  • Elles demandaient la communication dans le contexte de procédures en vertu de la LACC, ce qui, selon elles, était couvert par l’exception prévue par la loi qui se rapporte aux renseignements communiqués «dans le cadre de procédures judiciaires instituées dans le cadre de l’application de [la LIC] ».
  • Les engagements contenus dans l’entente de règlement n’étaient pas des « renseignements » protégés par l’article 36 de la LIC, qui établit une distinction entre les « engagements » et les « renseignements » et ne protège que ces derniers. Ainsi, le efus du ministre de communiquer les « renseignements contenus dans les engagements écrits » ne pouvait s’étendre aux promesses en tant que telles (à savoir les engagements) faites par USS, lesquelles devaient être communiquées.

Dans sa décision rendue le 19mai 2015, le tribunal de première instance a statué que l’entente de règlement était visée par le privilège prévu à l’article 36 de la LIC et qu’aucune des exceptions qui y sont énoncées ne s’appliquait. Plus précisément, le tribunal est arrivé à la conclusion que les procédures en vertu de la LACC ne constituaient pas des «procédures judiciaires instituées dans le cadre de l’application de [la LIC] » et, partant, que USS et USSC n’avaient pas explicitement ou implicitement autorisé la communication de l’entente de règlement aux fins de la LIC bien queUSCC l’eût mentionnée dans sa déclaration sous serment déposée dans le cadre des procédures en vertu de la LACC.2

Le tribunal a également rejeté la distinction qu’établissaient les parties prenantes entre les « engagements » et les « renseignements ». Selon lui, les engagements n’étaient qu’un type de renseignements protégés par la LIC ou alors un lieu où trouver ces renseignements. En conséquence, le refus du ministre de communiquer l’entente de règlement s’appliquait bel et bien aux engagements pris par USS. De plus, comme les parties prenantes n’avaient pas demandé la révision judiciaire des motifs sous-tendant le refus du ministre, celui-ci était définitif.

Le tribunal a ajouté qu’il n’avait pas le pouvoir en vertu de la LACC d’enjoindre à l’une des parties de communiquer l’entente de règlement. Étant donné sa conclusion selon laquelle l’article 36 interdisait la communication de l’entente de règlement, le tribunal n’a pas examiné la question de savoir s’il existait d’autres fondements, notamment le privilège relatif aux règlements de la common law, susceptibles de faire obstacle à la communication de celle-ci.

La décision de la Cour d’appel

Les parties prenantes ont porté la décision en appel et la Cour d’appel a rendu son jugement le 26 janvier 2016. Cette dernière a donné raison au tribunal de première instance sur presque tous les points plaidés au procès. Elle a cependant infirmé la décision de première instance sur le fondement d’une question soulevée pour la première fois par les parties prenantes dans le cadre de l’appel, soit celle de savoir si USS et USSC pouvaient valablement invoquer le refus du ministre de communiquer les engagements au soutien de leur contestation. Étant donné que l’appel portait sur l’interprétation correcte de la LIC, et tout particulièrement sur celle de l’article 36, la cour s’est dit d’avis qu’elle pouvait examiner cette nouvelle question même si elle n’avait pas été plaidée au procès.

La cour a conclu que, selon une interprétation littérale de l’article 36 de la LIC, le pouvoir de refuser la communication des engagements, qui fait par ailleurs l’objet d’exceptions prévues par cet article, est réservé au «ministre ou fonctionnaire ou employé de Sa Majesté du chef du Canada ou d’une province ». Le Parlement n’avait pas l’intention d’étendre aux investisseurs comme USS le pouvoir de refuser la communication de renseignements, y compris des engagements, qu’ils fournissent au ministre dans le cadre de l’examen, sous le régime de la LIC, des opérations qu’ils projettent de réaliser. Les investisseurs devraient plutôt invoquer d’autres fondements à l’appui de leur refus de divulguer des engagements – par exemple, le privilège relatif aux règlements de la common law. La cour a renvoyé l’affaire devant le tribunal de première instance afin que celui-ci décide si d’autres arguments pouvaient justifier le refus de communiquer l’entente de règlement.

Et maintenant ?

Tant que demeurera inchangée la politique du gouvernement canadien qui consiste à maintenir le « secret » des négociations menées dans le cadre d’une demande d’approbation aux termes de la LIC, les investisseurs peuvent être relativement sûrs que le gouvernement ne communiquera pas de renseignements confidentiels, y compris des engagements, en dehors de la filière normale (c’est-à-dire, les procédures relatives à l’application de la LIC) sans le consentement de l’investisseur. Cependant, cela ne veut pas dire que des tiers intéressés ne chercheront pas à obtenir la communication d’engagements directement de la part de l’investisseur étranger ou de l’entreprise canadienne visée par l’acquisition. Les investisseurs devraient donc envisager de prendre toutes les précautions possibles dans le cadre de l’examen de l’investissement étranger aux termes de la LIC afin de s’assurer de préserver les revendications possibles de privilège pouvant s’appliquer aux renseignements (y compris les engagements) qui sont fournis au ministre, qu’il s’agisse du privilège prévu par la LIC ou de celui issu de la common law.

Lors du nouvel examen de l’affaire, le tribunal de première instance devra trancher la question de savoir si le privilège relatif aux règlements de la common law interdit la communication de l’entente de règlement. Si les conditions donnant ouverture au privilège relatif aux règlements sont réunies, les parties prenantes devront établir qu’une exception s’applique, c’est-à-dire qu’elles devront normalement prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’un intérêt public concurrent l’emporte sur l’intérêt public qui favorise la conclusion de règlements. Compte tenu des documents déposés par les parties, il est probable que les parties prenantes soutiendront que la probité de l’entente de règlement dans le cadre des procédures aux termes de la LACC ainsi que les considérations d’intérêt public qui militent en faveur de la prévention non seulement d’une injustice mais aussi d’un recouvrement trop important pour USS comme créancier de USSC justifient la divulgation de l’entente de règlement. Cependant, comme les tribunaux accordent une grande importance à la conclusion de règlements qui, selon eux, servent l’intérêt public et contribuent à améliorer l’administration de la justice, les parties prenantes pourraient avoir du mal à faire triompher leur position selon laquelle le privilège relatif aux règlements de la common law ne s’applique pas à l’entente de règlement. De plus, même si le privilège devait s’appliquer dans le contexte de l’affaire U.S. Steel, il pourrait ne pas s’appliquer dans le contexte d’engagements pris dans les circonstances plus habituelles de l’examen, aux termes de la LIC, de l’acquisition projetée du contrôle d’une entreprise canadienne qui ne fait pas l’objet d’un litige entre l’investisseur et le ministre.

Si l’entente de règlement n’est pas protégée par le privilège relatif aux règlements de la common law, il se pourrait que USS et/ou USSC puissent demander une ordonnance de mise sous scellés afin de préserver la confidentialité de l’entente. Ces ordonnances sont octroyées lorsqu’elles sont nécessaires pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque et que ses effets bénéfiques l’emportent sur ses effets préjudiciables. De plus en plus, les tribunaux exigent des parties requérantes qu’elles fassent la preuve que le risque pour un intérêt commercial dépasse le seul préjudice économique privé et sert un plus grand intérêt public. Il faudra voir si, dans le contexte d’une requête de mise sous scellés d’engagements pris dans le cadre d’une demande d’approbation d’acquisition aux termes de la LIC, des parties commeUSS et USSC pourront faire valoir l’intérêt public sous-jacent à la LIC, qui consiste à attirer l’investissement étranger qui est vraisemblablement à l’avantage net du Canada. Pour faire cette preuve, elles pourraient faire valoir que la communication d’engagements saperait la confiance dans le régime de la LIC et détournerait les investisseurs étrangers d’investissements qui seraient par ailleurs bénéfiques pour les entreprises canadiennes.

Enfin, notons que l’avis du ministre au soutien d’une décision en vertu de l’article 36 refusant la communication d’engagements peut être contesté au moyen d’une demande de révision judiciaire devant la Cour fédérale. Dans l’affaire U.S. Steel, les parties prenantes n’ont pas contesté la décision du ministre, seulement son incidence; cependant, des parties pourraient soumettre des contestations sur cette base à l’avenir. Cela dit, il faut aussi rappeler que les tribunaux font généralement preuve d’une grande retenue à l’égard des décisions prises par le ministre dans ce genre de contexte.

Cliquer ici pour lire la décision de la Cour d’appel. (disponible en anglais seulement)

1 La désignation duministre de l’Industrie est maintenant la suivante : ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique.

2 Bien qu’au procès les parties prenantes n’aient pas expressément soutenu que l’exception énoncée à l’alinéa d) du paragraphe (4) de l’article 36 s’appliquait, le tribunal de première instance s’est prononcé sur la question de savoir si elle s’appliquait. En appel toutefois, les parties prenantes ont contesté la conclusion du juge de première instance selon laquelle cette exception ne s’appliquait pas. En effet, elles ont soutenu que USSC avait renoncé à l’application du privilège prévu par la loi à l’égard de l’entente de règlement lorsqu’elle avait mentionné celle-ci dans la déclaration sous serment qu’elle a déposée au soutien de sa demande aux termes de la LACC. Selon les parties prenantes, cette mention constituait une forme d’autorisation de communication qui faisait échec au privilège prévu par l’article 36.

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