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Le Tribunal de la concurrence rejette la demande de permission de présenter une demande d’ordonnance fondée sur un refus de vendre à l’encontre de CarProof, AutoTrader et Kijiji

Auteurs : Matthew Milne-Smith, Jim Dinning, George N. Addy et Adam F. Fanaki

Le 4 janvier 2016, le Tribunal de la concurrence du Canada (le « Tribunal ») a publié les motifs pour lesquels il a rejeté la demande qui lui avait été présentée par Audatex Canada ULC (« Audatex ») en vue d’obtenir la permission de présenter une demande d’ordonnance fondée sur la disposition de la Loi sur la concurrence traitant du refus de vendre à l’encontre de CarProof Corporation (« CarProof »), de Trader Corporation
(« Trader ») et de Marktplaats BV (« Marktplaats »). Audatex cherchait ainsi à obtenir du Tribunal une ordonnance enjoignant à CarProof, à Trader (propriétaire du site Web AutoTrader) et à Marktplaats (propriétaire du site Web Kijiji) de lui fournir des données sur les ventes de véhicules automobiles à des conditions qu’elle estimait être conformes aux conditions de commerce normales.

Davies représentait la défenderesse CarProof.

Dans l’énonciation des motifs du rejet de la demande d’Audatex, le Tribunal a présenté une analyse détaillée des critères que les sociétés doivent respecter pour pouvoir obtenir la permission d’intenter un recours privé fondé sur un refus de vendre et donné des indications tout aussi détaillées sur le fardeau de preuve que les parties privées devront dorénavant remplir en pareils cas.

Contexte

Audatex fournit des données et des solutions logicielles aux sociétés d’assurance automobile et aux entreprises de carrosserie et de débosselage canadiennes. Audatex utilise notamment des données sur les ventes de véhicules automobiles pour établir des « estimations de la valeur de la perte totale » et ainsi fournir aux assureurs de l’information quant à la valeur marchande estimative des véhicules automobiles endommagés qui pourraient ne pas être réparables du tout. Audatex offre également des services d’« estimation de la valeur de la perte partielle » pour les véhicules qui peuvent être réparés, qui s’appuient sur des données comparables provenant d’entreprises de carrosserie et de débosselage.

Audatex soutenait que les deux principaux fournisseurs de données sur les ventes de véhicules automobiles au Canada étaient Trader et Marktplaats (par l’entremise des sites Web AutoTrader et Kijiji), et qu’elle avait besoin de leurs données pour être en mesure de fournir efficacement ses services d’estimation de la valeur de la perte totale. Elle soutenait également que les sociétés d’assurance qui faisaient appel à ses services d’estimation de la valeur de la perte partielle cesseraient de faire affaire avec elle si elle n’était pas en mesure de fournir également des services d’estimation de la valeur de la perte totale.

Au début de 2015, Trader a informé Audatex qu’elle mettrait fin à l’entente qu’elles avaient conclue et qu’elle et Marktplaats avaient toutes deux conclu des ententes exclusives avec CarProof pour l’usage de leurs données respectives. CarProof utilise des données sur les ventes afin d’établir des rapports sur l’historique des véhicules automobiles à l’intention des acheteurs et des vendeurs éventuels de véhicules d’occasion. Audatex avait alors tenté d’obtenir auprès de CarProof une sous-licence lui permettant d’utiliser ces données, mais les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur les modalités commerciales de celle-ci.

Par conséquent, Audatex a soumis une demande en vertu de la disposition relative au refus de vendre de la Loi sur la concurrence en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant à CarProof, Trader et Marktplaats de lui fournir des données aux conditions de commerce normales.

Les critères à respecter et leur application dans le contexte de cette affaire

En vertu de la disposition relative au refus de vendre, le Tribunal peut ordonner qu’un fournisseur accepte une personne comme client aux conditions de commerce normales lorsqu’il conclut :

  1. que la personne est sensiblement gênée dans son entreprise du fait qu’elle est incapable de se procurer un produit de façon suffisante aux conditions de commerce normales;
  2. que la personne est incapable de se procurer le produit de façon suffisante en raison de l’insuffisance de la concurrence entre les fournisseurs de ce produit sur le marché;
  3. que la personne accepte et est en mesure de respecter les conditions de commerce normales applicables au produit;
  4. que le produit est disponible en quantité amplement suffisante;
  5. que le refus de vendre a ou aura vraisemblablement pour effet de nuire à la concurrence dans un marché.

Cette disposition (article 75) fait partie des quelques dispositions de la Loi sur la concurrence qui confèrent aux entités privées le droit d’intenter un recours. En effet, en vertu de la majorité des dispositions de la Loi sur la concurrence émanant du droit civil, seul le commissaire de la concurrence peut initier un recours devant le Tribunal. Toutefois, l’entité privée qui souhaite présenter une demande d’ordonnance fondée sur un refus de vendre doit d’abord obtenir l’autorisation du Tribunal.

Pour obtenir cette autorisation, le demandeur doit soumettre des éléments de preuve crédibles suffisants pour démontrer a) qu’il est directement et sensiblement gêné dans son entreprise en raison du refus de vendre et b) que la pratique en question pourrait répondre aux critères susmentionnés pour faire l’objet d’une ordonnance. Comme l’a affirmé le Tribunal, le demandeur ne doit pas simplement démontrer qu’il risque d’être directement et sensiblement gêné dans son entreprise en raison du refus de vendre; il doit démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le refus de vendre aura un tel effet. Le Tribunal a également indiqué que le simple fait de prouver qu’un fournisseur a refusé de fournir un produit à un client qui souhaitait l’obtenir n’est pas suffisant. Ainsi, le Tribunal accordera la permission de présenter une demande d’ordonnance que si tous les éléments mentionnés à l’article 75 de la Loi sur la concurrence sont démontrés.

Dans cette affaire, le Tribunal a conclu qu’Audatex n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle était directement et sensiblement gênée dans son entreprise en raison du refus de vendre. Dans l’énonciation des motifs de sa décision, le Tribunal a précisé que l’entièreté de l’entreprise du demandeur devait être prise en compte et non pas uniquement le secteur d’activité concerné. Le Tribunal a conclu qu’Audatex n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve crédibles concernant ce qui suit :

  • le pourcentage de l’entreprise globale d’Audatex que représentaient ses activités d’estimation de la valeur de la perte totale;
  • le pourcentage de ses données sur les ventes qui représenterait des données provenant de Trader et de Marktplaats;
  • l’incidence qu’aurait un refus de fournir des données sur les ventes sur ses activités d’estimation de la valeur de la perte partielle.

Plus précisément, compte tenu des circonstances de cette affaire, le Tribunal a conclu que le fait pour Audatex de démontrer que le refus des défendeurs de lui fournir des données lui occasionnerait des pertes correspondant à environ un quart du chiffre d’affaires de l’entreprise n’était pas suffisant pour démontrer qu’elle serait sensiblement gênée dans son entreprise en raison du refus de vendre et ainsi obtenir la permission d’intenter un recours :

[Traduction]
Selon la preuve soumise par Audatex, les produits des activités ordinaires provenant des services d’estimation de la valeur de la perte totale en cause ne représentent qu’environ un quart (dans les faits 22 % à 23 %) du chiffre d’affaires de son « entreprise principale ». De plus, comme il est mentionné ci-dessus, les éléments de preuve soumis quant à l’incidence du refus de vendre sur les autres services d’estimation de la valeur de la perte partielle portent à croire que cette incidence est à tout le moins spéculative. À mon avis, cette preuve est insuffisante pour démontrer qu’Audatex pourrait être sensiblement gênée dans son entreprise en raison du refus de vendre allégué. Une incidence telle que celle qui a été démontrée ne peut être assimilée à celle que le Tribunal estime généralement suffisante pour faire droit aux demandes pour permission d’intenter un recours en vertu du paragraphe 103.1 (7).1

Étant donné que le Tribunal avait conclu que la preuve soumise était insuffisante pour démontrer qu’Audatex était directement et sensiblement gênée dans son entreprise en raison du refus de vendre, il n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si les autres critères donnant ouverture à l’autorisation d’intenter un recours avaient été respectés.

Il faut retenir de cette décision du Tribunal que bien que le fardeau de preuve à remplir dans le cadre d’une demande de permission d’intenter un recours est moins élevé que dans le cadre d’un procès au fond, les demandeurs doivent tout de même soumettre suffisamment de renseignements crédibles au sujet de leur entreprise et de l’incidence du refus de vendre sur celle-ci pour que le Tribunal puisse croire de bonne foi que le refus de vendre aura une incidence directe et importante sur leur entreprise.

1 Audatex Canada, ULC c. CarProof Corporation, 2015, Tribunal de la concurrence, p. 28, par. 79.

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